En juin 1967 sortait Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band. Avec ce nouvel album, les Beatles révolutionnaient leur musique - et la musique tout court.
Rien ne ressemblait moins à un printemps que ce printemps de 1967, où l'hiver s'attardait tant qu'il semblait vouloir prendre ses quartiers d'été sur les rives de la Tamise. L'impression de glaciation se renforçait du fait que le monde entier, depuis des mois, avait les yeux tournés vers Abbey Road, le fameux studio d'enregistrement d'EMI, en vain. Depuis des mois, les Beatles y étaient cloîtrés pour enregistrer leur nouvel album, et rien n'en sortait. On les disait en panne sèche, au bord de la séparation. Des décennies plus tard, Paul McCartney s'en amusait encore : " Dans les journaux musicaux, je lisais des articles disant : "Les Beatles n'ont plus rien à dire, ils sont cuits." Moi, je me frottais les mains en pensant : "Attendez voir !" "
Le 4 juin 1967, Harrison et McCartney se rendent au Saville Theatre pour assister à l'un des premiers concerts londoniens du nouveau prodige du rock américain, Jimi Hendrix. Le rideau s'écarte, Hendrix rentre en scène et attaque une version de Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band, le premier morceau du disque homonyme des Beatles, paru... trois jours plus tôt. La scène dit assez le choc immédiat que produisit cette oeuvre qui ne ressemblait à rien de connu. Avec cet album d'une richesse et d'une inventivité folles, c'est comme si les Beatles avaient ouvert tout grand les fenêtres de la musique, comme si l'on était passé tout à coup du noir et blanc à la couleur. Tout en s'ouvrant à une luxuriance inouïe, la musique pop semblait rentrer dans l'âge mûr, accéder au rang indiscuté d'oeuvre d'art. Sans rien perdre pourtant de son accessibilité, ni de sa puissance émotionnelle.
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Un incessant besoin de nouveauté
L'oeuvre frappa d'autant plus par sa maîtrise qu'elle clôturait une période de doutes et de flottements, que les Cassandre n'avaient donc pas manqué d'interpréter comme des augures de la fin prochaine. Après trois ans à courir le monde en tous sens, à donner des concerts inaudibles devant des foules hystérisées, à griffonner des chansons à l'arrière des bus avant de les enregistrer à un rythme qui ferait passer Stakhanov pour une feignasse syndicaliste, les quatre jeunes gens étaient à bout de souffle. L'année 1966 avait été rude : la tournée américaine s'était déroulée sous tension, par la faute de la déclaration imbécile de Lennon sur les Beatles " plus populaires que Jésus " : aux Philippines, le refus de se rendre à une réception de l'épouse du dictateur Marcos manqua de tourner au lynchage. Leur décision est unanime : plus jamais de tournées.
Après quelques mois de vacances, en novembre, Paul bat le rappel des troupes et les fait rentrer en studio. Un jour que l'homme à tout faire des Beatles, Mal Evans, lui avait demandé le sel et le poivre, il avait entendu "sergent Poivre" et cela avait lancé son imagination : le prochain enregistrement ne serait pas un disque des Beatles, mais d'un groupe fictif, l'Orchestre des coeurs solitaires du sergent Poivre ; décalage censé permettre aux musiciens de se libérer de leurs jeunes habitudes et d'explorer des voies nouvelles. Écoutant les Beatles lui expliquer que, libérés des contraintes de la scène, ils pourraient imaginer une musique d'une sophistication inouïe, le producteur George Martin parut sceptique (lire l'encadré ci-dessous). Au cours des cinq mois d'enregistrement de l'album, ce quadragénaire de formation classique qui, depuis leurs débuts, les aidait à mettre leurs idées en forme, allait être mis à rude épreuve. Avec Geoff Emerick, un ingénieur du son inventif à peine âgé de 20 ans, il dut mettre son imagination en quatre pour répondre à leur incessant besoin de nouveauté.
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Le perfectionnisme des Beatles ne se limitait pas à réclamer des orchestrations sophistiquées ou à tenter indéfiniment de nouvelles interprétations : ils voulaient enrichir sans cesse leur palette de sons nouveaux, d'effets inédits. Les instruments les plus divers, de l'électronique mellotron au classique virginal, furent convoqués, et trafiqués de toutes les façons possibles pour en modifier les sonorités. Les micros furent torturés en tous sens, les vitesses d'enregistrement altérées, des bricolages sonores inventés quotidiennement. La voix de McCartney fut trafiquée pour la rajeunir pour When I'm Sixty Four, puis empâtée pour la séquence de réveil de A Day in the Life. Pour donner à John l'odeur de fête foraine qu'il voulait humer, on alla chercher dans les archives d'EMI des enregistrements d'orgues à vapeur dont on coupa les bandes en petits morceaux qu'on jeta en l'air pour les réassembler au hasard, produisant le miraculeux kaléidoscope sonore de Being for the Benefit of Mr. Kite!. Pour Lovely Rita, on souffla dans des peignes enveloppés dans du papier toilette - et John, souvent dans un état second durant les sessions, s'étranglait de rire en entendant le très digne George Martin s'inquiéter avec gravité : " Je crains que ce papier toilette ne soit pas de la bonne épaisseur "...
La pochette du disque est un chef-d'oeuvre à elle toute seule
On fit dialoguer les musiciens du Royal Philharmonic avec des instrumentistes indiens, et on les fit revenir pour une séance happening, en présence du "Tout-swinging-London", leur demandant de faire un exercice inconnu de ces virtuoses classiques : partir de la note la plus basse de leur instrument et aller vers la plus haute, de plus en plus fort, chacun à son rythme, sans se soucier de ce que fait leur voisin. Le résultat fut le somptueux maelström de A Day in the Life, que Lennon comparait à un " orgasme sonore ".
La pochette du disque est un chef-d'oeuvre à elle toute seule. Chacun fut invité à proposer, pour l'assemblée virtuelle qui la compose, le nom de personnalités marquantes : toujours provocateur, John intégra Hitler à la liste - et la blague alla assez loin pour qu'il en reste une photo où la silhouette en carton du dictateur, finalement écartée, contemple d'un air piteux le tableau final qui se construit sans lui... Au dos de la pochette, pour la première fois de l'histoire de la musique pop, les paroles des chansons sont imprimées, comme si les Beatles avaient voulu acter qu'était venu le temps des textes adultes...Capture%20d%E2%80%99e%CC%81cran%202017-06-28%20a%CC%80%2016.20.17.png
Car Sgt. Pepper's est indubitablement un adieu à l'enfance, et ce n'est pas un hasard si les chansons de ce disque prennent souvent la forme d'un dernier regard nostalgique sur le vert paradis de l'innocence, à l'image de ce Lucy in the Sky with Diamonds dont les images semblent tout droit sorties d'un chapitre oublié d'Alice au pays des merveilles. Exclues de l'album et publiées séparément, pour calmer l'impatience du public, décision que George Martin qualifia de " plus désastreuse de sa carrière ", Strawberry Fields Forever et Penny Lane convoquent d'ailleurs explicitement les souvenirs d'enfance liverpudliens pour en faire le terreau d'une rêverie psychédélique où tout devient possible.
On n'en finit pas de rêver à ce chef-d'oeuvre encore supérieur qu'aurait pu être Sgt. Pepper's si ces deux joyaux y avaient pris la place des plus anecdotiques Lovely Rita ou Good Morning. En l'état, il n'en est pas moins un fabuleux tourbillon de sonorités, un miracle d'équilibre où l'invention la plus folle prend les couleurs de l'évidence, un soleil multicolore qui enflamme un paysage à la fois mélancolique et enthousiaste. Où, éternellement, " a splendid time is guaranteed for all ".
Source : valeurs Actuelles