On n’a pas obéi à l’éditeur, on n’a pas suivi son conseil (ironique ?) imprimé sur la quatrième de couverture : « Voici sans doute le seul livre de Marcel Cohen qu’il est recommandé de lire en commençant par le début ». On a commencé par le cœur du livre, on a poursuivi par ses notes bibliographiques, on a lu la dernière puis la première citation (de Proust à Wallace Stevens), on a tout de suite été traversé-bouleversé par l’absence de guillemets autour de ces prélèvements divers, par cet accès direct aux phrases, à la prose, aux vers, aux dialogues, aux aphorismes que cette dénudation fluidifie. On a cherché des visages, des maîtres, des modèles ; on a trouvé, à la marge, des noms propres d’écrivains, de philosophes, de moralistes, d’anthropologues, de peintres, de photographes, d’actrice, de journalistes, d’historiens. Certains reviennent régulièrement (Kafka, Blanchot, Jabès, Jankélévitch, Beckett, Valéry, Reverdy, Joubert, Joyce, Pontalis, Dupin, Lacoue-Labarthe, de Vinci, van Velde, Oppen, Bataille, Benjamin, Pessoa, Rosmarie Waldrop, Lévinas), d’autres n’apparaissent qu’une fois. Quelques propos restent anonymes (« Un officier français de la marine marchande », « musiciens de la Philharmonie de Berlin ayant joué sous la direction de Wilhelm Furtwängler pendant la Seconde Guerre mondiale », « Graffiti sur un mur de Londonderry, Irlande du Nord », « Journal Madame Figaro, Paris, du 23 novembre 1996 ») ; ils ont été prélevés à la radio, sur des murs, des enveloppes, ou ont été recueillis par le lecteur-auteur lors de conversations ou de discours. D’autres sont des citations de citations : « Paul Klee, cité par Georges Perros, Papiers collés, Gallimard, Paris, 1973 », « Don McCullin, cité par Claire Guillot, journal Le Monde, Paris, 1er et 2 septembre 2013 ». On a pris acte de ce que tous ces énoncés sont en même temps transparents et anonymes, baptisés ou contextualisés cependant, et que les masques des artistes, et que le masque du lecteur, laissent passer la littérature, la pensée de la littérature, ou encore la parole, comme une paroi laisserait filtrer la lumière.
Ensuite on a cherché un ordre dans le désordre, ou on a continué de désordonner notre lecture. On a repéré les chapitres, qui sont au nombre de cinq. On aurait souhaité dans un premier temps qu’ils portent un titre, qu’ils constituent un repère verbal, une indication ou un cheminement, qu’ils cadrent un mouvement, un élan, une narration, voire une fiction. On a compté les citations dans chacun des épisodes, pour voir s’il y avait recherche d’un équilibre numérique, ou loi plus ou moins cachée du nombre, ou contrainte dissimulée. Cela n’a pas donné grand-chose (37, 69, 46, 73, puis 73, soit presque 300 extraits). On a fini par reconsidérer le conseil de l’éditeur. On a recommencé le livre, par le début cette fois, chapitre après chapitre. On a cherché une direction aux regroupements successifs. Celle-ci n’est pas chronologique ni axiologique, plutôt thématique, mais avec des thèmes dans les thèmes, comme ces poupées qui renferment des poupées qui recèlent des poupées qui protègent des poupées. Et cela a donné, sur notre petit carnet intime, chapitre 1 : un questionnement métaphysique, existentiel (mais ces adjectifs sont prétentieux, lourds, malaisés, bien trop chargés d’autorité et d’Histoire), chapitre 2 : la question de la guerre, de la destruction, la Shoah (et on retrouve cette montée aux extrêmes qui, au vingtième siècle, néantise l’homme, et toutes ses prétentions humaines, ou humanitaires), chapitre 3 : peut-on encore écrire, créer, peindre, représenter après Auschwitz ?, chapitre 4 : le silence comme forme, ou le principe de nudité intégrale, chapitre 5 : l’humour malgré tout, et la place du lecteur.
Et on s’est surpris à recopier d’abord certains extraits, à vouloir recopier finalement tous ces extraits, à convertir cette publication en carnet intime. Alors on s’est dit que le titre de l’ouvrage — Autoportrait en lecteur — constituait, aussi, un miroir dont la réflexion épouse une forme de compagnonnage mise en abyme : chaque lecteur du livre rejoint le lecteur à l’origine du livre, à savoir Marcel Cohen. Ce dernier a recueilli et organisé des énoncés, les a disposés selon un ordre signifiant ; il a brisé une continuité pour constituer une nouvelle architecture fragmentée. Il a créé un livre aérien et ajouré, constitué, aussi, de vides et de silences, de coupures et de manques, un livre qui pourrait s’appeler, d’une certaine manière, La Disparition. L’écrivain Marcel Cohen s’est évanoui, et c’est son double, le lecteur qu’il ne cesse d’être tout en écrivant, qui apparaît en creux. Cet autoportrait ne figure ni un nom, ni une personnalité, ni une destinée, ni une biographie, ni une découpe représentative : c’est une silhouette à la Giacometti qui se réduit à cette essentielle fragilité qui nous constitue et nous institue. Un regard, une perception, une attention, une voix. Et de même qu’il existe des blasons du corps féminin, se profile ici un blason du corps littéraire, fait de la matière la plus volatile, la plus subtile, la plus infime qui soit : la voix d’un sujet qui s’est retiré, la voix d’un corps qui s’est décharné, « une voix parlant sans vie » (Maurice Blanchot), et cependant un timbre qui persiste à dire la vie des signes. Un murmure ajusté qui, citant (du latin citare « citer en justice, proclamer ») des contemporains, des frères, des ancêtres actuels, arrache une vérité au néant, au morcellement, à la dissémination : un infini au fini, ce qui ne peut être dit sinon par la désignation d’un silence creusant le verbe.
Anne Malaprade
Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, Éric Pesty Éditeur, 2017, 150 p. 17€