" Car c'est une charge douloureuse que le malheur,
Mais celle du bonheur est plus lourde encore "
Friedrich Hölderlin (" Le Rhin ")
Le livre s'ouvre sur un poème daté du 6.6.89, " Tour Hölderlin, sur le Neckar, en mai ", sur une visite intérieure de la tour où le poète allemand passa les 35 dernières années de sa vie, à Tübingen. Le poème suivant est lui daté d'octobre 2004, et évoque probablement Ernst Jandl, le compagnon mort en 2000 : " m'effraie parfois de ce que celui à qui je/parle n'est pas là " ; la coupure du vers est le hoquet du sanglot. Ces deux poèmes liminaires définissent l'axe du livre : un tissage intérieur poétique avec l'œuvre de Hölderlin pour dire en toute pudeur le manque que provoquent le deuil et la douleur.
La suite du livre est un journal-poèmes, celui de l'année 2008, et suit le cours de la vie. Scardanelli fut le nom que s'attribua Hölderlin pour signer ces poèmes qu'on qualifia comme ceux de la folie. Le choix de cette signature demeure un mystère encore objet de moult supputations. Mais subtilement la poète autrichienne reprend plusieurs motifs qui parsèment l'œuvre de Hölderlin qu'elle tisse dans son rythme. Ainsi les fleurs, qui constituèrent la pharmacopée du poète souffrant (comme le rappelle le préfacier Marcel Beyer : " Hölderlin a été soigné, après son internement à la clinique d'Autenrieth mi-septembre 1806, avec des infusions de feuilles de belladone et de digitale "), les fleurs, nombreusement présentes dans les poèmes de la poète, distillent, elles, une pharmacopée poétique personnelle, qui, associées à cet autre motif hölderlinien, le printemps, insufflent du vivant dans l'esprit de la poète qui demeure en proie à la mélancolie du deuil. On pourrait relever à l'infini les motifs de Hölderlin tissés dans les poèmes de Mayröcker, sinon les reprises. Et si on étire les références, et ose des rapprochements risqués, ces poèmes, dans leur façon, sont des " fleurs de style ", des fleurs de rhétoriques d'aucun artifice, et on ne sera pas sans penser, qu'en sorte, en leur évocation de l'amant loin, ils composent en soi une rhétorique d'amour courtois, un Jardin de Plaisance et de fleurs de Rhétorique2.
Le rythme des vers rappelle celui de la prose de brütt, et de CRUELLEMENT là1, qui serait coupée arbitrairement. Une prose qui procède par rapides télescopages, parataxes, raboutant faits, paroles, pensées, et abrégeant les mots, en un apparent flux de conscience immédiat (qui parfois rappelle une Mrs. Dalloway marchant dans la littérature), car malgré la douleur, la vie afflue ; " pourtant/je t'épousais ", rappelle-t-elle cependant ; épousant aussi bien chaque jour son compagnon de vie qu'épousant l'œuvre de Hölderlin. Scardanelli c'est Hölderlin disparaissant en lui-même ; et la métaphore de celui qui a disparu, est devenu fantôme de chaque minute : dans cette présence du pronom personnel 2 ème personne qui hante les poèmes, à qui s'adresse la poète. Cette prose coupée file vite, quoique vacillante, car malgré tout la poète reste angoissée par l'idée de la mort, et absorbe le monde dans la plus large amplitude possible :
" [...] Je suis si triste désormais et j'ai peur de
quitter ce monde que j'ai tant aimé avec ses bourgeons
buissons arbres lunes et ses merveilleuses créatures
nocturnes. Ma vie fut trop courte pour mon rêve de vie "
Ce que puise Friederike Mayröcker dans les derniers poèmes de Hölderlin est probablement une force et foi similaire, dans l'écriture, dans l'amitié (les dédicataires des poèmes), quand le " bord du gouffre " est à deux pas, et qu'on sent palpable dans l'allant des poèmes, au bout de chaque vers.
La savante construction des poèmes est accompagnée par une brillante préface de la traductrice, Lucie Taïeb, et une non moins brillante lecture de l'écrivain Marcel Beyer, proposant des pistes de lecture qui ne sont des voies uniques, car ce livre est d'une richesse enivrante.
Jean-Pascal Dubost
1 Édités par l'Atelier de l'Agneau respectivement en 2008 et 2014.
2 Anthologie de poésie courtoise parue en 1502.
Friederike Mayröcker, Scardanelli, traduction Lucie Taïeb), Atelier de l'Agneau, 2017, 81 p., 17€, pp. 16, 24, 25/26 et 43.
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