Magazine Culture

(Hommage) à Anne Dufourmantelle, par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

Anne Dufourmantelle : une voix debout

(Hommage) à Anne Dufourmantelle, par Matthieu Gosztola
Anne Dufourmantelle, docteur en philosophie (Sorbonne) et diplômée de Brown Univesity, a enseigné à l'école d'architecture UP6-la Villette, tout en donnant un séminaire à l'Institut des Hautes Études en Psychanalyse à l'ENS. Elle a dirigé une collection d'essais chez Stock intitulée " L'autre pensée ", et a exercé en tant que psychanalyste à Paris (source : France Culture).
Elle s'est noyée vendredi 21 juillet après être allée porter secours à des enfants sur la plage de Pampelonne à Ramatuelle, dans le Var (source : AFP).
Le 2 juin 2014, elle s'interrogeait au micro de France Culture : " Qu'est-ce qu'on appelle une vie, donner sa vie ? ", après avoir rappelé qu' " aujourd'hui on est dans une idéologie sécuritaire qui [...] a une toxicité phénoménale, parce qu'elle ramène la vie et le vivant au seul sujet et à sa survie individuelle [...]. "
Nos pensées sont pour ses proches, dont son compagnon Frédéric Boyer qui, dans la présentation qu'il a donnée de sa traduction (du sanscrit) et de son adaptation du Kâmasûtra (P.O.L, 2015), écrivait :
" Il n'y a pas longtemps, au restaurant, un ami me parlait de la nécessité de s'extraire en vieillissant des liaisons folles et dévoreuses, de l'obsession pour une personne, d'un attachement exclusif. Je l'écoutais poliment en le trouvant soudain triste et pâle, presque malade. Je buvais mon verre de vin sans oser lui répondre que je pensais très exactement le contraire. À vouloir fuir ce qu'on identifie, comme un enfant peureux passé la cinquantaine, à la destruction, on ne voit pas que la destruction, les puissances de la mort et de la déchéance, trouvent précisément refuge dans cette sorte de retenue, de respect de soi, de non-folie ou de sagesse, cette illusion d'indépendance, qui nous fait errer comme des zombies à l'intérieur de nos petites existences vides, propres et apparemment rangées. J'aurais pu lui répondre, mais je ne l'ai pas fait, qu'il fallait au contraire se préparer à tout ce dont on ne pouvait pas se sauver. "
Comment rendre justement hommage à Anne Dufourmantelle, si ce n'est en la laissant parler, par-delà la mort ?
Voici quelques extraits de son vibrant essai sur la Puissance de la douceur paru chez Payot en 2013 :
La douceur est une force de transformation secrète prodiguant la vie, reliée à ce que les anciens appelaient justement puissance. Sans elle, aucune possibilité que la vie s'augmente dans son devenir. Je crois que la puissance de métamorphose de la vie elle-même se soutient dans la douceur. Quand l'embryon devient un nouveau-né, quand la chrysalide laisse éclore le papillon, quand une simple pierre devient la stèle d'un espace sacré dans les jardins de Kyoto, il y a, au minimum, la douceur. En écoutant ceux qui viennent me confier leur détresse, je l'ai entendue traverser chaque expérience vécue. J'ai éprouvé sa force de résistance, et sa magie intangible dans le secret de ce qu'on appelle " le transfert ". Mais sans doute l'avais-je perçue, enfant, dans la relation sensible à toute chose.
La douceur vient aussi
après la séparation, la déchirure de la respiration, après la faim, après l'angoisse, après le cri.
Bouleversante, pacificatrice, dangereuse, elle apparaît au bord. De l'autre côté, une fois franchi le seuil. Du vide, du plein, de l'espace, du temps, du ciel, de la terre, elle fait effraction entre les signes, entre la vie et la mort, entre l'origine et la fin. Irréductible aux registres des sentiments qu'elle côtoie : bienveillance, protection, compassion. Elle est frontalière puisqu'elle offre elle-même un passage. Se diffusant, elle altère. Se prodiguant, elle métamorphose. Elle ouvre dans le temps une qualité de présence au monde sensible.
La douceur invente un présent élargi. On dit prodiguer de la douceur, la reconnaître, la délivrer, la recueillir, l'espérer.
La douceur est d'abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l'accroît. Parce qu'elle fait preuve d'un rapport au monde qui sublime l'étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement, elle peut modifier toute chose et tout être. Elle est une appréhension de la relation à l'autre dont la tendresse est la quintessence.
La douceur est l'occasion d'une fête sensible. Le tact et le tactile, le toucher, le goût, les parfums, les sons en ouvrent l'accès. Si elle peut [...] être belle, [...] entrer dans une danse sacrée avec le corps de l'autre, désiré, elle n'est pas sans secret. C'est-à-dire sans liberté jusqu'au dernier instant.
Le tact, l'intelligence du toucher, est un accélérateur de vie qui fait obstacle à la folie. Dans la psychose, la douceur est effrayante. Elle est l'écart mortel entre le réel et son ombre portée dans la psyché. Chaque sensation déploie un danger possible.
Le raffinement coexiste avec la douceur, notamment dans l'artisanat. C'est la manière dont le bois est sculpté, travaillé, la subtilité d'une couleur, le déroulé d'une courbe dans le baroque tardif. La douceur semble incrustée dans le geste, déposée avec lui dans la matière. Il fallait cinq mille couches de laque pour faire un meuble à la cour royale de Pékin. Il est dit, dans les textes, que le toucher devait avoir la douceur de la pluie et la finesse d'un cheveu d'enfant. Douceur de la soie, du verre poli, de l'argent filé, de la panne de velours, de la peau qui s'en revêt, de l'œil qui les contemple.
Il n'y a pas de seuil à la douceur, plutôt une continuelle invitation à être contamin[é] par elle, qui peut se briser en un instant.
La douceur n'est-elle évidente que lorsqu'elle nous déserte, et revient ? Quand la douleur cesse, quand le rouleau de la vague dépose de l'écume sur le sable aussi légère que l'air, ou bien est-elle d'une essence singulière, goûtée pour elle seule ?
Le ventre d'un animal. La palpitation d'une veine qui affleure sous la peau. Une peau très âgée comme un galet translucide. Une peau de très jeune enfant, sa joue encore couverte d'un imperceptible duvet. Calme de la respiration, de ce qui contient le vivant et le protège. Et qui s'offre au toucher.
La douceur appartient à l'enfance, elle en est le nom secret. Le plaisir que découvre l'enfant qui explore et goûte, est une expérience du monde qui sera le réservoir de ses attachements secrets. Le monde ne changera pas de langue pour l'adulte qu'il deviendra. La douceur exquise de tel après-midi au bord de l'eau est encapsulée pour toujours dans toute lumière semblable. On ne survivrait pas à l'enfance sans douceur, car tout y est tellement exposé, suraigu, violent en un sens, à découvert, que la douceur en est le préalable absolu.
On ne se remet pas de son enfance sans choisir une seconde fois, consciemment, la vie. Naître ne suffit pas. Les joies, les attentes, les ennuis de l'enfance sont des événements qui nous rassemblent dans une intensité qui va donner le " la " à toute une existence. En ce sens toute l'enfance est " traumatique " non dans un sens dramatique, mais du fait d'atteindre en nous des territoires psychiques d'abord par la perception et la sensibilité. Et qu'être entièrement là, sans reste, est rare et devient plus rare au cours de la vie, au fur et à mesure que notre moi dispersé, fragmenté, prend la relève, que l'absence à nous-mêmes devient la règle.
La douceur vient avec la possibilité de la vie, avec l'enveloppe utérine qui filtre émotions, sons et pensées, avec l'eau amniotique, avec le toucher à l'envers de la peau, avec les yeux fermés qui ne voient pas encore, avec la respiration encore protégée des agressions de l'air. Sans la douceur de ce toucher originel nous ne serions pas au monde. Sans doute dort-il dans chacune de nos cellules, nous invitant au retour impossible à ce monde perdu qui fut, bien avant les bras maternels, un bercement. Le monde de l'enfance la prolonge, c'est pourquoi l'image d'un petit enfant qui dort est l'une des images universelles de la douceur, comme si alors l'aura d'innocence et l'infini même du corps, de la peau, la confiance et l'abandon total dont fait preuve ce corps nous renvoyaient à cet abandon premier d'où nous venons.
Matthieu Gosztola
Photo de Anne Dufourmantelle © Roberto Frankenberg


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines