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Projet d’architecte et maîtrise d’ouvrage publique

Publié le 28 juin 2008 par Emmanuel

J’ai eu l’occasion de travailler avec de grands noms de l’architecture, directement ou indirectement, dans le cadre d’opérations de maîtrise d’ouvrage relativement complexes. L’article qui suit me parle directement et c’est pour cela que j’ai souhaité le porter à votre connaissance avant qu’il ne disparaisse dans le flot de l’information. En effet, je me sens particulièrement concerné par ce coup de gueule d’un Jean Nouvel ou d’un Rudy Ricciotti, car la question des pénalités, et plus généralement des clauses techniques particulières du cahier des charges sont un casse-tête permanent. Tout particulièrement dans le cadre de la loi sur la maîtrise d’ouvrage publique et en matière d’architecture.

Il est tentant d’aller dans le sens de l’architecte et de laisser libre cours à son esprit créatif, à son originalité, à son savoir-faire, et à sa capacité à assurer la fonction de maître d’œuvre dans des groupements de compétences et d’entreprises parfois très complexes. Mais… Mais la réalité des projets amène à faire le constat que trop souvent, le programme défini, en fonction d’un besoin répondant à une demande sociale et à une réalité économique, donc budgétaire, est foulé au pied par certains maîtres d’œuvre au nom de la création de l’œuvre. Dans le secteur public, j’ai pu constater, et j’ai participé depuis la fin des années 1990, à la mise en place de procédures et de cahiers des charges de plus en plus stricts, à la formation d’équipes de maîtrise d’ouvrage techniciennes et compétentes (trop peu souvent hélas, notamment dans les petites collectivités locales), afin d’être en capacité de négocier d’égal à égal, non seulement avec certains architectes ayant pignon sur rue, certes talentueux, parfois imprévisibles, mais surtout avec leurs bureaux d’études techniques, très souvent filiales sous-marines de très grands groupes du BTP, de la finance, qui débarquent dans votre bureau avec l’assurance du mafieux sicilien venu collecter sa dîme…

Alors oui, ne tuons pas le talent de nos architectes, en particulier d’un Rudy Ricciotti qui apporte une originalité qui sied bien à son accent provençal maritime, mais formons aussi les architectes à répondre au plus juste en terme d’esprit du projet,  de programme fonctionnel, et de budget, dans le respect des services et des élus des collectivités territoriales qui normalement ne cherchent rien d’autre qu’à servir la population de leurs territoires.

Le projet de marinoscope de Riciotti à Marseille

Le projet de Marinoscope de Rudy Ricciotti

Le coup de gueule des architectes contre les pénalités de retard

Même les plus grands, pourtant protégés par leur nom et par des commandes prestigieuses, en parlent peu. Ou pas du tout. Il se trouve que les architectes français sont de plus en plus fragilisés, et certains asphyxiés, par les pénalités qui leur tombent sur la tête, à la suite de retards de chantiers ou de dysfonctionnements dans les bâtiments qu’ils ont construits.

Jean Nouvel, au coeur de plusieurs conflits, aurait mis la clé sous la porte sans Michel Pélissié qui, en 1994, crée les Ateliers Jean Nouvel (AJN), agence qu’il préside pour permettre à l’architecte de poursuivre l’épopée expérimentale qui en fera le lauréat du Pritzker 2008. L’expérimentation fait rarement bon ménage avec les 11 000 textes juridiques, dont Michel Rocard, alors premier ministre, dénonçait déjà le nombre excessif, qui, depuis, a été multiplié par deux.

Le 13 juin 2007, le tribunal administratif de Paris a condamné Christian de Portzamparc (l’autre Pritzker français), conjointement avec le bureau d’études Thales et diverses sociétés de contrôle et de construction, à payer 2 millions d’euros à l’Etat pour des malfaçons constatées au Conservatoire national supérieur de musique, à La Villette (Paris). Une facture lourde et douze ans de procédure.

Ce n’est pas sans fierté que Portzamparc annonce : “Le jugement n’a retenu contre nous que 14 % de responsabilité.” Explication d’un ancien conseil juridique de l’ordre : “La Mutuelle des architectes français (MAF) est connue pour bien couvrir les problèmes de conception. Résultat, même s’ils n’ont commis aucune erreur sérieuse, les architectes sont systématiquement condamnés.” Mais la MAF peut parfois refuser d’assurer un architecte, qui doit alors se retourner vers les assureurs classiques, plus méfiants.

Tous les architectes ou presque, quel que soit leur talent, ont connu des déboires, parfois dramatiques. Deux témoignages éclairent cet aspect méconnu. Le premier est dû à David Ventre, architecte reconnu, primé, et membre du conseil de l’ordre des architectes de la région Ile-de-France. Intitulé Non merci ! (pourquoi je me retire de l’architecture), son témoignage est à la fois émouvant et paroxystique.

On en trouve le détail sur Internet. En voici le début : (…) dans ces batailles de guerriers, avec ces partenaires qui nous astreignent à leur diapason contentieux et procédural, nous passons tout notre temps à déjouer leurs pièges et perdons peu à peu notre oeil, notre main, notre intellect pour guider notre pensée, notre sens pour garder notre humanité. Un gâchis !Pourquoi ? Pour accepter d’être humilié, méprisé, ruiné ?” Le désespoir de David Ventre est lié à deux chantiers - un lycée “d’une région de France” et des logements pour “un département”. De multiples conflits en cours, font que, dans les deux cas, il attend ses honoraires depuis six ans. David Ventre en tire les conséquences : quitter le métier. “Je n’ai qu’un seul regret : celui de me retirer sans avoir pu mettre en oeuvre la maturité de mon savoir.”

L’autre témoignage nous provient de Rudy Ricciotti, Grand Prix national d’architecture 2006 et provocateur-né. Il s’agit d’une lettre adressée le 2 mai 2008 au Centre des monuments nationaux et dont une copie reçue au ministère, dûment tamponnée, circule dans la profession. Il y énonce les termes du contrat qui lui est proposé pour la poursuite de travaux qu’il a réalisés à l’abbaye de Montmajour, près d’Arles. Une ahurissante succession de pénalités permet de répondre à tous les cas de figure.

“PIGEON CORVÉABLE”

La réponse de Ricciotti, fleurie, est à la hauteur du personnage : “Je veux bien admettre que ma gueule de voleur de poules et mon accent de bâtard méritent peu de considération, mais ce contrat scandaleux et méprisant n’incarne pas l’idée que je me fais de l’Etat, de la démocratie et de la culture. Je veux bien admettre que les pulsions fascistes et autoritaires puissent amener à ce délire psychopathe, paranoïaque et tortionnaire, mais je ne veux pas me faire enculer avec le sourire sardonique de la Joconde sans protester tout de même.Par voie de conséquence, je vous prie de chercher le pigeon corvéable à merci, plumable à souhait, docile (…). Je veux bien renoncer aux exorbitants 20 000 euros d’honoraires pour toute cette mission, et ainsi ne rien signer et travailler gratuitement, ce qui me reviendra moins cher.”

Hors Ventre et Ricciotti, les architectes restent silencieux pour trois raisons. D’abord pour ne pas envenimer un peu plus leurs relations avec les maîtres d’ouvrage. Ensuite, ces derniers peuvent hésiter à faire travailler un architecte qui se plaint. Enfin, une telle plainte peut révéler une faiblesse chez l’architecte : son incapacité à tenir face à la forêt de contraintes.

Déjà, pour accéder seulement aux groupes restreints des concours, les agences doivent remplir des conditions décourageantes pour les plus jeunes, comme pour leurs aînés. Conséquence : les architectes finissent souvent par s’enfermer dans un créneau : musées, écoles, hôpitaux, logement social ou de luxe, usines, prisons…

Frédéric Edelmann Le Monde.fr, 28 juin 2008


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