Poezibao apprend la disparition, ce 5 Août 2017, de l’écrivain et philosophe Jean-Paul Curnier.
Pour si peu que ce soit
On peut aimer
la caresse du vent.
On peut aimer
la brûlure du soleil,
on peut aimer la tempête,
le vacarme de la rue,
l'humidité du matin
ou le café sans sucre.
On peut aimer...,
on peut aussi détester tout cela.
Mais personne
n'aurait sérieusement l'idée
d'aller demander au vent de s'arrêter,
au soleil de se cacher,
à la mer de s'immobiliser
et au sucre de rester là où il est.
Fatalement, un jour,
vous vous êtes retrouvés
à la place du sucre,
du soleil ou de l'humidité
du vacarme,
ou de rien.
Et personne ne vous a rien demandé
/
La lune et le doigt
On n'ose pas vraiment faire l'éloge de l'imbécillité.
Sans doute parce qu'un tel objectif
est hors de portée pour le commun des mortels,
on n'est voué, la plupart du temps,
qu'à être imbécile sans le vouloir;
ce qui est évidemment agaçant.
Pourtant,
si l'on y regarde de plus près,
les moments les plus heureux sont les moments
d'imbécillité la plus totale;
à vous couper le souffle!
Tout le monde fait l'éloge du bonheur.
Mais le bonheur n'est qu'un effet;
sa véritable condition c'est l'imbécillité.
C'est étrange l'imbécillité,
quand ce n'est pas naturel,
je veux dire, congénital ou presque,
car cela ne peut plus are
que le fruit d'une conquête
périlleuse et difficile.
Il suffit de très peu de culture
pour que l'imbécillité,
qu'à l'origine nous avons tous reçue comme une grâce,
devienne un tabou.
C'en est fini des vrais idiots,
des irrécupérables qui faisaient référence :
crétins des Carpates,
crétins du Danube,
des Alpes,
de Lozère!
Ils ont été anéantis ou dispersés,
leurs descendants ont honte d'eux.
Quelques-uns subsistent ça et là,
apeurés, vivant de peu...
ils assistent au déclin de ce qui fin le monde.
Moïse était bègue,
et sans doute pas très loin de tout ça.
On y fait sans cesse référence dans les évangiles,
les Stoïciens n'aspiraient pas à mieux.
Et que dire de ceux,
célèbres ou anonymes
que rien n'a jamais arrêté,
réellement idiots à vouloir voir le monde autrement
que comme il se montre ?
Ces gens étaient magnifiques!
La liste en est longue
et on leur doit beaucoup.
Parfois,
reconnaissant le juste prix des choses,
on les cite comme des cas d'intelligence anormale,
on parle de génie.
Le succès est bien souvent l'amère rançon
de tant de discrétion
car tout finit par se savoir,
et l'idiotie est bien trop rare
pour ne pas être traquée.
Rien de grand dans le monde
ne s’est accompli sans imbécillité !
Le jour où la culture
cessera d’être une obligation nationale,
l’imbécilité sera enfin à la portée de tous.
Mais d’ici là, la lutte sera dure.
Désormais, tout cela se conquiert :
Mais voilà :
il faut distinguer une imbécillité conquise
d'une imbécillité native.
Un monde les sépare.
Un imbécile natif
croit sans souffrance à ce qu'il voit
comme à ce qu'il entend,
et un imbécile promu
a dû un jour douter du doute
pour ne plus douter,
et pour se laisser succomber en toute occasion
au charme de l'abandon.
On sent bien que ce n'est pas la même chose.
Ce n'est pas non plus une question de mérite,
ce serait odieux;
on ne peut pas dire,
sous prétexte qu'il y a mis du travail
et une certaine opiniâtreté,
qu'un imbécile promu est plus imbécile que l'autre,
ou plus remarquable.
Si les procédés connus pour ne pas rester idiot
étaient pleinement satisfaisants,
il n'y aurait aucune raison de vouloir le devenir,
et de consentir comme on le voit à des efforts
et à des sacrifices
souvent considérables pour ça !
Jean-Paul Curnier, Peine perdue, I, II et III, farrago Éditions Léo Scheer, 2002, pp. 153 et 283 à 286
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On peut lire cet article du Magazine Littéraire, annonçant la disparition de Jean-Paul Curnier, à l’âge de 66 ans.
Bio-bibliographie de Jean-Paul Curnier