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Mia Couto historien ou fictioniste ?

Publié le 24 juillet 2017 par Africultures @africultures

La parution des deux premiers tomes de la trilogie intitulée As areias do imperador (Editions Caminho) (1) semble marquer un tournant dans l’oeuvre de Mia Couto. En effet, celle-ci est  principalement composée de textes de fiction (romans, récits, contes), “ d’opinion” comme les désigne l’auteur lui-même (Pensatempos (2005) Interinvençoes (2009), de textes de reportages (Pensageiro frequente (2010), de quelques recueils poétiques (Raiz de Orvalho e outros poemas (1999), Vagas e lumes (2014)) mais nulle part, l’écrivain n’avait abordé frontalement l’histoire du Mozambique même si l’histoire immédiate avait fournit la matière thématique de quelques titres comme la Chronique des jours de cendre (2). 
Cette trilogie dont le second tome est paru au printemps 2017, a pour cadre spatio-temporel le sud de l’actuel Mozambique où règne alors Ngungunyane, lequel sera le dernier empereur africain à gouverner cette partie de l’Etat de Gaza puisqu’il sera déchu et fait prisonnier par les troupes portugaises commandées par Mouzinho de Albuquerque en 1895 (3). Le récit met en scène le jeune sergent Germano de Melo, détaché au poste de Nkokolani pour organiser la défenses “des intérêts portugais” (I, p 37) et qui, de ce fait, tient ses supérieurs, le conseiller José d’Almeida et le lieutenant Ayres de Ornelas, informés de l’évolution de la situation militaire sur le terrain en même temps qu’il livre les impressions personnelles qu’elle lui inspire. Et c’est sans conteste cet entrelacement de deux lignes thématiques, à  savoir la notation de faits “objectifs” d’une part et l’inscription, d’autre part, de jugements personnels concernant la politique étrangère de la métropole dans cette partie de l’Afrique ainsi que sa relation à la jeune Imani dont “les yeux contiennent toutes les nuits du monde “ ( II, p 56) qui constitue la structure narrative du récit.

Au cœur de l’histoire

La part de l’ancrage dans l’espace se révèle partout présente et ne peut être négligée au profit de la dimension proprement littéraire de l’oeuvre. Dans une “note introductive (I, p 9) Mia Couto rappelle d’ailleurs qu’il a fait usage d’une “importante documentation” tant au Mozambique qu’au Portugal. Il n’est pas sans intérêt de relever les marques qui confèrent à ces ouvrages l’authenticité d’un document historique et ethnographique à part entière.
– Ces marques sont d’abord d’ordre typographiques : les noms des protagonistes ayant joué un rôle dans la chute du “Lion de Gaza” , les lieux des batailles ou des rencontres entre représentants du pouvoir métropolitain et africain ont été conservés, de même que l’orthographe des noms propres (celui de l’empereur s’orthographie Ngungunyane et si sa graphie diffère dans le texte du roman (la première lettre est effacée), c’est que les Portugais en ont modifié l’écriture afin de soumettre sa prononciation aux normes de leur langue). Ces éléments empruntés à la réalité extraromanesque sont parfaitement repérables dans les textes des missions diplomatiques ou des récits de voyages. L’auteur fait d’ailleurs référence à Diocleciano das Neves, explorateur  brésilien originaire du Sertao qui devait séjourner de longues années dans la brousse mozambicaine (II, p 167) (4), à des historiens des guerres coloniales comme José Justino Teixeira Botelho (II, p 255) (5), ou à des rapports officiels émanant de hauts fonctionnaires comme Antonio Enes (II, p 311) ainsi qu’à des propos tenus par Ngungunhane ou d’autres individus présents sur les lieux durant la période des hostilités comme Georges Liengme (II, p 394), missionnaire et médecin suisse à Sana Benene dont les pratiques religieuses et les relations avec les autochtones déplaisaient fortement aux autorités de la métropole.
– D’autres références sont également présentes. Elles émanent soit des personnalités ayant eu affaire avec le phénomène colonial – c’est le cas de l’Empereur Théodore II d’Ethiopie (I, p 276) ou Langston Hugues (I, p 397). Ces “citations d’autorité” garantissent la validité du travail personnel du romancier. Elles sont rappelées pour asseoir le récit sur un sol ferme ; nul ne mettra en question les propos du poète noir américain, fer de lance du mouvement de la Négritude.
Ce sont là autant des procédés destinés à assurer la légitimité d’un texte que l’auteur lui-même pose comme fictionnel. Ils attribuent à ce dernier “ le sceau fondateur” (6) en l’inscrivant dans un genre discursif précis : le discours historique.
– Autre type de référence : les proverbes. Ils introduisent certains chapitres dans le second tome de la trilogie et émaillent le propos du narrateur ou d’un personnage (Germano, Imani ou le père de celle-ci) en leur donnant une densité, une profondeur dont ils seraient dépourvus s’il n’en était pas fait mention. Ils témoignent du penser d’une culture ethnique, particulièrement celle qui évolue dans la zone de Nkokolani, un lieu stratégique dans les rapports entre colonisateurs portugais et natifs de l’état de Gaza à la fin du XIX ° siècle. Mais la forme générale du proverbe, et plus particulièrement l’absence de toute marque de subjectivité, lui confère une signification universelle, une valeur de vérité indépendante du temps comme de l’espace. Quand Germano rappelle cette sentence : “la pire souffrance n’est pas d’être à terre ; c’est de ne pas pouvoir lutter” (II, p 127), peu importe qu’elle soit colportée par les gens de Nkokolani d’où elle paraît être originaire. Ce qui compte, c’est d‘abord qu’elle énonce une vérité an-historique, immémoriale par laquelle tout un chacun se sent interpellé. Et  – seconde conséquence – puisqu’elle a une portée intemporelle, elle s’applique naturellement aux conflits entre représentants du pouvoir portugais et local dans la région de Gaza et éclaire la détermination des chefs africains et de leurs troupes à défendre leur terre contre les tenants du colonialisme.
– Afin de se tenir au plus près des faits, le romancier apporte un soin particulier à noter le cérémonial des rencontres entre les autorités portugaises et leurs homologues africaines, à faire le portrait de Muzinho de Albuquerque (II, 225), à décrire le milieu naturel, les moeurs et croyances des autochtones concernant la mort et les funérailles; à faire ressortir l’habilité des gens en matière de tir à l’arc (I, p 102) ou dans la confection des instruments de musique, notamment des marimbas à  enregistrer les termes locaux pour désigner un figuier ou un palanquin pour le transport des blessés (I, p 216) etc. Tous ces éléments donnent vérité au récit. “Les lieux qui servent de scène se laissent retrouver sur le terrain, sur une carte ou dans un récit de voyage et ils sont décrits dans l’état où ils sont supposés avoir été à l’époque de l’intrigue. Il en est de même s’agissant des institutions, des moeurs et des croyances collectives. Des accessoires : vêtements, armes, bijoux, ornements (…) ustensiles, moyens de transport, animaux domestiques et sauvages, etc, sont, eux aussi, décrits tel qu’on pense qu’ils furent ; cela vaut, de plus, pour les comportements des personnages, héros et comparses, dont on souligne la conformité à ceux qu’adoptaient à l’époque de l’intrigue, dans des circonstances analogues, les personnages portraiturés par leurs contemporains. Et cela vaut aussi pour leur psychologie : la façon qu’ils ont, chacun, de vivre leur rapport avec eux-mêmes et leurs rapports avec les autres ” (7)
Toutes ces informations sont livrées non pas directement par le narrateur mais par les protagonistes que sont le sergent Germano, Imani, sa maîtresse et Ayres de Ornelas, son supérieur hiérarchique. Chacun réagit devant les événements selon ce que le texte cité appelle “sa psychologie”. De manière générale, les deux premiers sont des déclassés ; le troisième incarne l’autorité et la conformité des idées avec l’idéologie de la conquête. Tout au long de sa correspondance, Germano met en question l’organisation militaire portugaise dans cette partie de l’Afrique : “nous n’avons jamais été vraiment présents sur ces terres “ écrit-il (I, p 41) , dénonçant la pénurie du matériel et de troupes ayant l’expérience du terrain ainsi que le manque de coordination entre les hauts responsables des opérations ( le Commissaire de Région, Antonio Enes, chargé de la mise en application des décrets pris par le gouvernement à Lisbonne, est mal apprécié par les dirigeants militaires qui le jugent incapable de trouver une issue favorable aux intérêts portugais devant les  conflits qui se multiplient entre ethnies voisines). Ce tableau sans complaisance suscite chez le sergent une critique d’une ampleur égale sur sa propre situation. Opposant de la première heure à la monarchie, il n’a jamais caché son adhésion à l’esprit républicain et son désir de voir s’émanciper les populations en voie d’être colonisées. Non seulement il choisit une africaine comme maîtresse – au grand dam du lieutenant qui lui déconseille de poursuivre cette relation (II, p 33) – mais il éprouve une véritable empathie pour les peuples de cette zone (I, p 272), impressionné qu’il est par leur ardeur à protéger leur terre des convoitises européennes (portugaises et  britanniques),  par leur musique et leurs danses dont il décrypte la richesse sémantique et l’esthétique. De ce fait, il note scrupuleusement certains de leurs jugements en conservant la forme dans laquelle ils s’expriment (d’où le nombre de proverbes ou  de comptines qui parsèment le récit),  montre le rapport de ces gens à la terre et à la mort, dévoile leur conception de temps et de la vie. Ainsi, il faut oeuvre d’ethnographe avant la lettre.
Quant à Imani, elle aussi est en porte-à-faux avec l’idéologie officielle portugaise. Bien que fortement ancrée dans le terreau africain par ses origines, elle a reçu une éducation de type occidental (donc chrétienne) par le père  Rodolfe, un métis goanais, lui-même hérétique à bien des égards (il s’adonne à la boisson et a eu plusieurs liaisons amoureuses, il doute du message biblique (II, p 124). Elle s’habille comme les femmes portugaises (I, p 24) et manie mieux le portugais que la langue de ses ancêtres mais n’a pas renié pour autant leur culture et malgré ses liens avec le sergent, elle hait viscéralement l’occupant (elle rêve quelle accouche de couteaux de et de fusils). Comme son amoureux, elle est partagée entre deux systèmes de valeurs;
Ce n’est pas le cas du lieutenant Ayres de Ornelas qui, lui, est fidèle au Roi même s’il reconnaît à son correspondant Germano une intégrité morale indéfectible.

Une « écriture historique »

Ces jeux de miroirs permettent de tisser une trame complexe entre les personnages et de concrétiser ce que Jacques Le Goff nomme “l’écriture historique” (8). Essayons de la caractériser succinctement. Partant d’un horizon référentiel parfaitement défini dans l’espace et la durée,  Mia Couto met à nu une série d’expériences individuelles, toutes singulières les unes par rapport aux autres – expériences fictives, certes, mais qui ont toutes un point commun : elles paraissent vraisemblables aux yeux du lecteur. Et c’est là que se révèle le côté irremplaçable de la littérature : elle donne accès à une profondeur du vécu que le discours historique ne peut atteindre malgré le nombre et la qualité des “traces”, des documents, des enquêtes ou des témoignages dont il dispose.

De cela découle au moins une conséquence : la littérature axée sur l’Histoire a vocation à “un autre genre de vérité que celui que livrent les faits positivement attestés” (9). “Ce genre de vérité” est de nature philosophique : par l’entremise du récit se fait jour un point de vue critique sur la colonisation. Ce dernier ne conteste pas seulement les positions idéologiques des dirigeants ou des intellectuels qui ont défendu la politique expansionniste du Portugal à la fin du XIX ° siècle, il met l‘accent sur les conséquences de cette orientation au niveau des individus qui, de près ou de loin, ont été concernés par le phénomène colonial. En ce point, Mia Couto prend place dans une lignée d’auteurs portugais contemporains des guerres coloniales qui ont fait de celles-ci le thème central de leur oeuvre comme on peut l’observer avec Antonio Lobo Antunes, Manuel Alegre, Joao de Melo ou Jose Martins Garcia. D’une manière générale, et pour dire les choses globalement en évitant d’entrer dans des analyses pointilleuses, tous ont exploré la relation entre la colonisation comme expérience de destruction des cultures et des populations locales par des troupes étrangères et les blessures qu’elle engendre sur le moi des jeunes recrues venues de la métropoles, la plupart du temps, à leur corps défendant. Ces blessures qui peuvent aller jusqu’à la destruction de leur personnalité, sont extrêmement profondes, touchant à la fois le corps physique, la sexualité et le mental. La trilogie de Mia Couto plonge dans les méandres du trauma ressenti par les trois protagonistes antérieurement cités et participe de plein droit à l’histoire nationale telle qu’elle a été perçue et vécue au moment de la guérilla.   .

(1) Mia Couto : As areias do Imperador – Livro um : Mulheres de cinza – Editorial Caminho – 462 p – 2015. A espada e a azagaia (même édition) – 404 p – 2016.
(2) Editions Albin Michel – 150 p – 2003. Notons que le recours au discours littéraire pour dénoncer l’utopie et les limites de la réalité socio-économique du pays devenu indépendant n’est pas nouvelle. Que ce soit Eduardo White dans As falas do escorpiao (Le discours du scorpion –  Maputo – 2002), Ondjaki avec Os transparentes (2012- trad franç chez Métaillé – 2015) ou quelques années auparavant Manue Rui avec Cronica de um mujumbo 1989), nombre d’auteurs   lusophones proposent une approche extrêmement critique du temps présent à travers le prisme fictionnel. Chez d’autres, tel Ruy Duarte de Carvalho, la production littéraire et / ou poétique se double d’articles volontairement polémiques portant sur la situation socio-économique de telle ou telle population rurale ou des habitants des musseques.
(3) Il connaîtra la déportation aux Açores où il mourra en 1906. Sa mémoire a été réhabilitée après l’indépendance du pays où ses cendres seront d’ailleurs transférées en 1985.
(4) Il est l’auteur d’un itinéraire d’un voyage à la chasse aux éléphants.
(5) Il est l’auteur d’une Historia militar e politica dos Portugueses em Moçambique de 1883 à nossos dias (1921);
(6) Dominique Maingueneau : L”analyse du discours – Introduction aux lectures de l’archive – Edit Hachette – 1991 p 136.
(7) Krystof Pomian : Histoire et fiction n° 54 – Mars-Avril 1989 pp  115-116.
(8) Jacques Le Goff :  la biographie historique – revue Le débat, op cit, p 53.
(9) Le débat n° 165 – Mai-août 2011


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