Frank Barrett, l’auteur de Jazz et Leadership, est à la fois pianiste de jazz et professeur de management. Sa pratique du jazz à un niveau professionnel lui a permis de rencontrer de grands jazzmen, d’échanger avec eux et d’apprendre de leur jeu. Ce chemin d’apprentissage l’a conduit à établir des parallèles entre le jazz et la vie des organisations. Grâce aux séances improvisées de jam sessions, qui peuvent être très inconfortables même pour un musicien de bon niveau, il a notamment appris la nécessité d’accepter le chaos et de jouer avec lui. Cela n’a pas manqué de lui rappeler des situations en entreprise où les procédures, les outils de contrôle ou encore les démarches qualité n’ont pas permis d’aboutir à une solution satisfaisante. Parfois, il faut laisser la place à l’improvisation, aux tentatives désordonnées et au bricolage :
« Les entreprises ont tendance à oublier combien les managers ont besoin d’improviser et de bricoler pour accomplir leurs tâches quotidiennes. Pour contrôler les résultats et qualifier les tâches, les managers tentent de décomposer les tâches complexes en procédures formelles que l’on peut suivre automatiquement. Dans un monde parfaitement rationnel, une telle stratégie prend tout son sens, mais c’est rarement ainsi que l’on travaille de nos jours. Dans les entreprises, bon nombre de tâches sont indéterminées, exécutées par des personnes qui ont une vision limitée. Pour remplir leurs fonctions, les employés doivent le plus souvent utiliser leur propre système D, leur intelligence et leur pragmatisme. Ils jouent avec diverses possibilités pour trouver des solutions, en s’efforçant de faire le lien entre le dilemme qu’ils rencontrent et le contexte qui l’a précédé.
Prenons le cas de la formation par Xerox de son personnel de service après-vente. Afin de minimiser les tâches nécessaires pour effectuer les réparations des machines, les formateurs avaient essayé de documenter toutes les pannes possibles et imaginables des copieurs, pour que, lorsque les techniciens viendraient réparer une machine, ils n’aient plus qu’à se conformer au manuel et à suivre un schéma de décision préétabli. Le but était d’établir un programme de diagnostic pour résoudre les problèmes prévisibles de la machine. Mais une étude a montré qu’aucune documentation ne pouvait intégrer toute l’information nécessaire pour résoudre l’ensemble des problèmes.
Julian Orr[1] raconte l’histoire d’un technicien confronté à une machine dont les dysfonctionnements ne correspondaient pas à ceux décrits dans le manuel. Il n’avait rien vu ni lu de similaire au cours de sa formation, et le spécialiste vers qui il s’est tourné pour se faire aider était également perplexe. L’une des solutions aurait pu être d’abandonner tout simple- ment la réparation et de changer la machine, mais cela aurait signifié perdre la face devant le client – chose inacceptable. Après avoir épuisé les démarches suggérées par le diagnostic, ils ont tenté de relier cette anomalie à des expériences passées et à des histoires dont ils avaient entendu parler par d’autres, ce qui, après cinq heures d’essais et d’erreurs, les a menés à une solution ».
L’exemple de Xerox montre que dans la plupart des cas, les procédures, manuels et démarches de pas à pas permettront de trouver une solution rapide à un problème documenté. En revanche, des situations complexes, imprévues, nécessitent d’arrêter de feuilleter le manuel compulsivement et de :
- Valoriser les apprentissages informels : vous vous souvenez que tel collègue avait rencontré une situation assez similaire et l’appelez pour savoir comment il avait procédé.
- S’adapter avec flexibilité : les recommandations de vos collègues ne sont pas complètement adaptées à la situation que vous rencontrez mais elles vous ouvrent d’autres pistes d’actions alors que vous réfléchissiez en boucle.
- Procéder par essais / erreurs : vous regardez ce qui se passe si vous tentez telle action ou si vous la combinez avec telle autre. Vous dégagez des apprentissages au fur et à mesure de vos tentatives et affinez votre pratique.
- Créer sa solution ad hoc : par vos essais successifs, vous avez trouvé une nouvelle solution que vous pourrez partager avec vos pairs et qui les inspirera à leur tour.
[1] J. Orr, “Sharing Knowledge, Celebrating Identity: War stories and Community Memory in a Service Culture” Collective Remembering: Memory in Society, D. S. Middleton et D. Erwards (Eds), 1990.