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Imaginons sept milliards d’humains respirant simultanément, à raison de quatre secondes par geste d’inspir/expir ! Et tout cela sans s’arrêter un seul instant, une cinquantaine d’années durant !... Un rapide calcul nous emporte au bord d’un drôle de vertige : chacun de nous s’autorise près de huit millions de respirations annuelles, soit quatre cent millions au bout de cinquante ans de vie. L’ensemble des vivants humains, lui, parvient à réunir la somme astronomique de ces actes vitaux cycliques, immuables, perpétuels, de deux mille huit cent milliards de respirations accomplies, consommées, consumées. Y ajouter les respirations animales nous permettrait de dépasser aisément la durée d’une année-lumière !
Quel lien chacun peut-il entretenir avec un tel acte organique, aussi primaire qu’inconscient ? Lesquelles de ces respirations sont vraiment conscientes, assumées comme telles ? Notre vie se résume-t-elle à la force de cet anima ? Combien vit-on de vies ? Combien de fois meurt-on ? Que perd-on avec ces vingt et un grammes dont on dit que pèse l’âme ?
Irions-nous jusqu’à introniser le dieu Pneuma comme le plus grand dénominateur commun d’un Sacré tombé en désuétude avec la remise en question des monothéismes historiques ? Voilà au moins une divinité sur laquelle tout humain pourrait aisément s’accorder sans moufter. Le soin accordé à l’être ne commence-t-il pas dans le souci de le laisser – sinon de l’aider à – respirer ? Urgence, urgence ! De l’air, de l’air ! Pour tous.
Le souffle, ce rythme binaire qui prend au monde et lui redonne en proportion, élargit sa loi à l’univers animal dont nous sommes issus. Le voici qui adopte un tempo propre à la lumière avec nos proches végétaux, les plongeant aux racines du balancement cosmique. La nature du souffle nous fait respirer dans un état de patience, d’attention, qui évoque l’assise de l’écrivain comme celle du méditant.
L’auteur en attente d’inspiration s’efforce de figer son œil intérieur, soucieux de ne pas effaroucher l’intuition dans son éclosion parfois fugace. Il y a du chasseur aux aguets, du photographe en alerte chez ce cueilleur d’impressions neuves. L’aspiration permanente vers une ligne d’horizon mentale prête à se dévoiler inscrit peu à peu en lui l’habitude d’une quête assidue, et comme les prémices d’une hygiène de vie tenace, qui lui colle à la peau. Ecrire ?... Une façon de continuer à veiller en s’exilant dans l’intime de soi. De poursuivre un dialogue chaleureux avec cette intériorité. Pour mieux respirer dans la conscience.
On sent là que silence, patience et profondeur d’attention tiennent les clés d’un labyrinthe immobile dont il faudra se montrer digne. Immobile, attentif à son souffle et à son assise, l’auteur s’applique à respecter la patience et l’obstination propres aux moines copistes médiévaux.
L’expérience réelle qui déroule ses avatars dans les pages à venir s’est donné un but : mesurer le flux parcouru et le changement induit entre son début et son issue. Le livre qui la rapporte se propose un dessein analogue : apprécier l’évolution possible, même infime, de l’esprit de l’auteur dans l’espace de son parcours d’écriture. A l’image d’un Robinson de papier prenant en main les destinées de son île… pour y opérer à son insu sa propre mutation souterraine.
Quarante facettes de vie peuvent-elles trouver leur synthèse dans la lueur d’un trait de récit ? Avec, à la clé, cette double question envoûtante : en quoi serais-je passé à côté du monde ? En quoi en aurais-je épousé les délicieux labyrinthes ?
Faisons comme si les mots etgestes à venir au fil de ces pages se condensaient en un seul instant qui relancerait les dés du hasard au-devant de nos incertitudes. Il n’existe rien de changeant comme la… stabilité ! nous souffle un bouddha malicieux. Il ne coûte rien de l’entendre. Le temps d’un livre. Qui est aussi celui d’une méditation.
C’est la chenille qui redémarre… Cet air en vogue des années 80 lui trotte dans la tête depuis que le maître – réplique quasi-mimétique ou sosie conforme d’un bouddha souche – a pris la tête d’une bien curieuse procession sur le tapis impeccable du dojo. Une vingtaine de silhouettes aux allures de zombies, parfaitement alignées, ont engagé une marche lente, mécanique, hypnotique, qui se déhanche pas à pas sous la conduite d’un personnage au crâne rasé, profil bonhomme, visage appliqué, inspiré, résolu, où viennent s’échouer par instants quelques tics trahissant un souci flagrant d’absolu. Comme un vague mal d’ego hésitant à dire son nom.
L’allure huilée de la marche doit permettre à chacun, selon la consigne lentement égrenée par le Maître, de sentir ce pas unique, incomparable, inscrit dans l’instant – et forcément différent du suivant, déjà dans le « devenir » ou du précédent relevant à l’évidence du « dé-devenu » ! Dixit le boss et circulez !
Au comble d’une zénitude ainsi lentement impulsée, la cohorte aux ordres se voit soudain contrainte d’exécuter un entrechat non négligeable : amorcer un virage à angle droit en « sentant bien » la hardiesse, le suc unique, de l’instant. De sorte que cette manière de danse du scalp au ralenti esquisse bientôt les contours d’un vaste U dans l’espace du dojo.
Tout docile soit-il déjà, chaque méditant ne peut s’empêcher d’apporter sa touche, sa variante, à l’exercice : posture branlante sur un pied façon flamant rose, pas subtilement glissé cher aux bonnets à poils de sa gracieuse majesté, enjambées martiales et saccadées censées faire la fraîcheur des premiers mai moscovites. L’ensemble offre la belle diversité si particulière à tout mouvement de groupe, en garantit le sel unique, n’excluant pas quelque cacophonie de passage. Mais globalement l’esprit y est, assuré par l’autorité massive, tranquille, posée, du maître de cérémonie dont les impulsions communiquées au groupe manquent rarement la note juste. Posture visée-atteinte, petit miracle du zazen !
Moyennant quoi on ne double pas ! Au pays du Zen, il faut savoir ronger son frein en toute circonstance. Même et surtout s’il vous prend l’envie de crêper le chignon de la voisine ou de mordre le mollet de l’alter ego qui piétine devant vous. On ne vit pas pour se lâcher, on vit pour être convenable, qu’on se le dise. Donc suivre à la lettre le protocole secret du bouddha et se mettre rapidement en condition pour atteindre le graal : l’unité perdue – on ne le sait que trop – du corps et de l’esprit. Sous peine de trouver le temps long, très long… et de s’attirer les foudres du maître qui veille au moindre trémoussement rebelle, à la plus fine déviance dans l’harmonie d’un mouvement à visée cosmique. Le boss tient les ficelles et les comptes du bon ordre et des rites justes ! Un claquement sec de baguettes interrompt l’exercice salutaire et chacun – marionnette déjà apaisée – regagne sa place d’attache, des lueurs d’extase plein les mirettes.
Après le juste-marcher, le juste-écouter. Le maître nous convoque dans la salle à manger pour un « enseignement ». L’homme aux rondeurs de statue s’exprime du bout des lèvres, ne laissant échapper son précieux verbe qu’avec parcimonie. Le ton est à la confidence, à l’humilité affichée. Il se raconte, disserte des choses de ce monde-ci, tout en maniant secrètement les clés de ce monde-là, profond, mystérieux, hors de portée des manants et autres infidèles de tout acabit. On apprend comment un aristo prussien de ses accointances recueillit les petites ficelles des rituels sacrés dans le lointain Japon, puis les divins méandres grâce auxquels il se les fit refiler par icelui. Les esprits se mettent à voyager, rêver, les imaginaires à s’envoler. L’exotisme s’insinue, la couleur locale prend ses aises. Voici l’auditoire conquis en quelques évocations bien senties. Parfaitement huilé, le message roule, s’assaisonne de quelque anecdote piquante qui ne manquent pas de déclencher les rires bêlants des méditants confirmés, ceux à qui on peut se permettre de « la refaire » à chaque fois et qui en redemandent, le regard en extase tourné vers le patron trônant en majesté, l’œil mi-clos, perdu dans le vague. Et celui-ci de conclure par une pirouette de son cru, que personne n’a vu venir. Tout cela sans le moindre appel à questions de son public. Grâce au jeu bien mené des œillades savamment distillées et des silences qui tombent sous le sens – son sens à lui, bien sûr – le divin chef vient de botter en touche à l’insu de tous. Fin, toute provisoire, de l’épisode de la parole délivrée en direct.
Le repas qui suit s’effectue dans le silence complet, consigne non négociable. On ne capte que les bruits secs des couverts qui s’entrechoquent et la vision peu esthétique des manducations ordinaires. Chacun tente de saisir ou de provoquer de brefs éclairs de communication muette parmi les visages alentour. Mais l’esprit n’y est pas vraiment. Autant demander à un mime de vous produire un discours argumenté sur les derniers cours de la Bourse. Temps mort par décret des autorités. Et temps de vaisselle confié aux retraitants, dans les mêmes conditions.
Le début d’après-midi est consacré aux samu – prononcer« samou ». Rien à voir avec le 15. Il s’agirait plutôt de « tigs », nos civiques travaux d’intérêt général. Ou comment appliquer les principes du zen aux tâches ordinaires. Brossage en règle de la vaste moquette du dojo à l’aide de minuscules balayettes, nettoyage des sanitaires (le bouddha lui-même n’est pas qu’un pur esprit), balayage en règle des allées extérieures, taille à l’ancienne des abords herbeux du Centre : l’usage de faux et de serpes antédiluviennes sont censées permettre un déploiement du corps plus en harmonie avec les éléments naturels. Toutes humbles tâches réalisées gracieusement, comme on dit, par le personnel retraitant et à enregistrer dans la colonne « actifs » des petites économies du maître. Signe que le bouddha garde un œil alerte sur les comptes de sa petite affaire. On peut être zen sans perdre sa lucidité, ni le sens des choses d’ici-bas !
Le reste de l’après-midi se déroule dans la méditation entrecoupée de rites qui semblent démentir les annonces faites sur le papier lors de l’inscription : une retraite menée dans un esprit sinon « populaire », du moins accessible à toutes les consciences. L’affiche apposée sur la porte du dojo est pourtant explicite : une silhouette s’incline mains jointes, selon un certain angle – précieuse géométrie du bouddha dénotant son sens de l’ordre – et invite expressément chaque entrant à semblable mimétique. Notre petit groupe égrène donc d’amples saluts spectaculaires, mains jointes et génuflexions démonstratives devant l’icône du bouddha posée sur un petit autel où se consume une bougie. Le bouddhisme religion « laïque » ? L’oxymore était tentant. Mais la réalité nous rattrape : chassez la religion par la porte, elle rentre par la fenêtre ! L’air est connu et la musique à entonner ad libitum. Les dieux quels qu’ils soient – ceux-lui des monothéismes principalement – ont ce trait dominant d’être toujours en manque de leur contingent de dominants et de dominés pour leur tenir la chandelle. Ainsi, qu’on le veuille ou non, que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en attriste, rites et servitude volontaire scanderont bien nos journées ordinaires au pays du bouddha énigmatique et souriant.
Nul ne saura vraiment les premières réactions des participants à ce régime imposé sans coup férir : le silence est requis dans l’enceinte du Centre. A l’image du verrouillage des corps, la maîtrise sur la parole signe une intention de pouvoir sur les consciences qui n’est pas pour rassurer. Les interrogations pourront toujours aller bon train, elles demeureront sans réponse satisfaisante, comme suspendues entre attentes justifiées et naïveté banale. Pour l’heure, l’ego rampant du bouddha semble bien avoir phagocyté nos petites personnes inquiètes.
Bouddha : 1, retraitants : 0. Balle au centre.
Ce sont des méditants frais et dispos mais toujours incertains qui entament leur deuxième journée de retraite, bien décidés à découvrir le vrai sens de la marche à suivre. Ils semblent déjà habités par un soupçon de croyance : voir leurs premiers doutes s’évanouir ou, à tout le moins s’apaiser. L’ingénuité, l’innocence, vous ont de ces mouvements obligés qui font changer vos plus secrets espoirs en persuasions tenaces. Les émanations subtiles d’une antique religiosité sont passées par là. Voilà nos chers aspirants zen qui se pressent à l’entrée du dojo, pas encore vraiment en phase avec les saintes attitudes distinguant à coup sûr le quidam durablement touché par la zénitude comme par un état de grâce. A l’image de tous ceux qui ont décidé de participer à un projet commun – faut-il parler de mise en scène ? – ils font preuve de l’enthousiasme et du zèle qui sont les marques des vrais amateurs conquis par leur toute nouvelle marotte. Qui oserait les en décourager ?! L’entrée dans le dojo donne lieu à un concours de saluts particulièrement appliqués : courbettes dorsales selon l’angle codifié ; mouvement quasi monacal, de haut en bas, des mains jointes à l’adresse de l’icône bouddhique ; entrée inspirée dans le dojo pour rejoindre sa place attitrée. L’ensemble, théâtral en diable, évoque irrésistiblement le salut impeccable des drapeaux devant les monuments aux morts de nos villages. La musique militaire en moins. Chacun adopte d’ailleurs d’emblée une posture martiale qui n’est pas sans rappeler les stricts alignements de nos chers pioupious en campagne. Garde à vous fixe, et je ne veux voir qu’une tête ! Un silence de plomb s’installe peu à peu dans le groupe, en attente de ce qui va se produire… ou plutôt de qui va advenir. C’est fou comme les tics propres aux rituels ont ce pouvoir de coloniser les esprits et les corps en un rien de temps ! Après s’être fait attendre le temps qu’il convient – ou qui lui convient – l’Insondable Hauteur fait son entrée, tout en courbure pateline et concentration étudiée. Tel un grand prêtre en expectative de cérémonie, il installe son imposante stature au centre de la salle, à l’endroit stratégique ad hoc pour sonder ses troupes. Un silence de marbre habite son visage impénétrable, ne laissant deviner que des yeux fouailleurs scrutant les attitudes de ses ouailles déjà en état de grâce. La séance est ouverte. Profitant d’un temps de répit entre deux silences, messire bouddha donne soudain de la cloche. Sa main vient de frapper un bol tibétain qui ne le quitte jamais. L’onde grave lance ses résonances clairement timbrées dans l’espace clos du dojo. Un deuxième coup de gong retentit, suivi de peu d’un troisième. La salle est au comble de la concentration. L’instant choisi pour que survienne l’incident. Le maître vient de lever un regard suspicieux sur l’un des méditants situé devant, sur sa droite. Et l’invective fuse, à la vitesse d’un boulet non prémédité mais fortement asséné. Quoi ? Que vois-je ? Le bougre a laissé son misérable coin dans un état de désordre qui, visiblement, désoblige le boss. Le carré de tissu du coupable présumé est roulé « façon oreiller » alors qu’il devrait s’étaler soigneusement étiré en ses quatre coins, toujours à la même distance du mur, la chaise posée au-dessus bien droite en plein centre dudit. Le maestro admoneste furieusement l’infidèle devant l’assemblée médusée par tant d’à propos. Son sermon fond sur l’imprudent tel un oiseau de proie sur la pauvre bestiole qui avait l’esprit ailleurs. Il y est question pêle-mêle de mauvais théâtre et de désordre révélateur d’un ego confus. Le ton est sans appel, ne tolère pas réponse, se veut clos sur lui-même comme un prêche bien huilé. Circule, minable pécheur,repens-toi et n’y reviens pas ! Désigné à la vindicte générale, l’imprudent ne se démonte pas. Visiblement animé d’un humour décalé, il s’avance calmement jusqu’à venir se placer à hauteur du maître (sacrilège !), se retourne et fait mine d’examiner la situation du point de vue de l’accusateur, signe d’un esprit critique évident. La moue approbatrice qui anime alors sa face réjouie en dit long sur ses capacités provocatrices. Oui, en effet, son coin fait désordre, admet-il, mais faut-il pour autant s’énerver et surtout lui parler sur ce ton ? Entre gens de bonne compagnie, il est d’usage de s’exprimer poliment, sans hausser la voix, que diable ! Le bouddha ne vient-il pas de révéler à son insu un ego soigneusement dissimulé jusque là, tout simplement ? Le méditant prend à son tour la salle à témoin de ce mauvais théâtre d’ombres où le divin responsable se laisse aller lui-même aux attitudes qu’il prétend dénoncer chez les autres. Le voilà conscient d’avoir rejoué le coup de l’arroseur arrosé, sur l’air connu du « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Et il sort à grandes enjambées de la salle. Sous l’œil furibard de notre guide, estomaqué par tant d’audace et d’à propos. L’enseignement qui va suivre s’annonce déjà problématique, sinon houleux. Les visages qui se croisent hésitent entre étonnement et fierté : l’un d’eux a osé crever l’abcès qui avait gonflé dès le premier jour. Et c’est dans un silence recueilli que le petit peuple des méditants prend place dans la salle à manger. Comme à son habitude, notre bouddha bien-aimé prend tout son temps pour pointer sa sacrée silhouette : les grands artistes savent jouer avec le temps et ménager leurs effets. Et quand il radine enfin sa carcasse pesante, une vingtaine de regards déjà braqués sur la porte l’aspirent comme un seul homme. Prenant place calmement, il laisse d’abord planer ses yeux dans le vide, avant de commencer son exposé. Comme si de rien n’était. Hélas, le message a d’emblée perdu de son intérêt, tant chacun s’absorbe dans l’observation en coin du rebelle de la séance matinale. Aucune émotion n’est visible sur le visage de celui-ci, sauf peut-être le soupçon d’amusement qui peut se lire parfois sur certains traits enfantins. L’inconnu prouve pourtant que rien ne lui échappe. Profitant d’un vide entre deux vérités assénées par le patron, le voici qui lève la main pour demander la parole. Le maître fait mine de ne pas le voir et poursuit son laïus, imperturbable. Mais ce sont bientôt tous les visages qui s’orientent dans la direction de l’insoumis, rendant impossible la poursuite de l’exposé magistral. Le beau parleur tente une ultime pirouette pour éviter l’obstacle. On entend sa voix glacée prononcer d’un ton sans appel : « Vous passerez me voir dans mon bureau après l’enseignement. » Un classique des rapports maître-élève. Mais il en faudrait plus à notre homme pour se dégonfler. « Jacques T », se présente-t-il, laconique, souriant à l’assemblée. « J’avoue que depuis hier je me sens comme un éléphant dans un magasin de porcelaine », lâche l’intéressé, « et je voudrais bien comprendre pourquoi. » « J’ai noté que vous gigotiez beaucoup, en effet », renchérit le bouddha qui poursuit : « Le but de notre travail ensemble est précisément de reprendre à notre monde mental les rênes abandonnées du corps en vue d’être à nouveau ce corps, rien que ce corps – mais tout ce corps – d’instant en instant, dans une présence à nous-mêmes qui s’incarne au… présent, justement. Les deux temps de la respiration sont les sources obligées, biologiques, de cette vie primaire que nous redécouvrons alors. Il s’agit simplement de poser son attention sur sa respiration en habitant le rythme de celle-ci dans l’instant. » Fermez le ban. A l’énoncé de pareille révélation magistrale, le visage de Jacques T s’éclaire soudain et se détend. « Je comprends mieux alors les contraintes et le cadre imposés, mais avouez qu’ils peuvent paraître raides et arbitraires vus de l’extérieur. Personnellement, je suis d’un monde où les corps se débattent dans une drôle de chorégraphie rythmée par les sons. Depuis que je contemple l’univers de mes semblables, j’en ai décortiqué les aspects mécaniques, burlesques et fous à vrai dire. Cela a commencé dès ma vie d’écolier passée au coin, à la place du cancre ! J’ai pris une belle revanche en m’emparant d’une caméra pour filmer tout cela et témoigner des multiples lapsus des corps vivants. C’est fou ce que l’on apprend en observant le monde s’agiter, vu depuis la terrasse d’un café ! Nos chères carcasses évoluant dans la rue sont capables de chorégraphies incroyables, dont leurs propriétaires ne soupçonnent pas les étonnantes inventions ! Et là je vous rejoins : nous sommes tous corps ! D’abord. » C’est au maître maintenant de se dérider quelque peu. Son air rogue a fait place au sourire apaisant qui est la marque de fabrique du bouddha tel que l’entend – cliché à l’appui – l’homme du commun. Retour aux sources. Le climat s’apaise en même temps que le score s’égalise. Méditants 1, Bouddha 1. Quelque chose – un échange ? – est vraiment lancé. Les samus qui suivent s’organisent dans une ambiance plus légère. On peut assister à des scènes détendues où les tâches les plus simples se déroulent naturellement, sans effet de contrainte ni effort excessif. Un climat d’insouciance accompagne ce paysage d’activités à la manière des « travaux et des jours » dépeints par les livres d’heures médiévaux ou les Frères Breughel au cœur de leurs décors saisonniers. On sent chacun normalement absorbé dans le travail qu’il a choisi et les gestes requis pour le mener à bien. Chaque acteur s’entend à ne rien forcer, demeurant lui-même au creux d’un instant fugace mais accepté comme nécessaire. La vie va son rythme, tranquille, posé. Placide. Le plus libéré semble Jacques T. L’homme, grand escogriffe dégingandé aux allures de héron, va de gauche, de droite, comme dansant une valse-hésitation qui lui est propre. L’homme est un peu à l’ouest, comme on dit. On l’imaginerait bien évoluer dans une architecture de gratte-ciel glissant lentement sur des roulettes. Un paysage urbain qui inspirerait enfin des gestes humains échappant à l’uniformisation quotidienne, mécanique, de nos cités tentaculaires, pour redonner une identité, une profondeur aux corps plongés dans ce magma broyeur. Imaginons des ballets de danseuses en tutu figurant les chocs contraints des carcasses métalliques poussant leur rumeur mécanique jusqu’à leur faire recouvrir notre humain murmure. Déconstruisons nos cadres, semblent dire les larges mouvements du cinéaste : ce n’est pas à l’architecture de changer l’individu, mais à l’individu d’inventer les utopies qui le laisseront respirer ! En attendant, poussons à bout nos visions rétro futuristes pour mieux dénicher l’absurde et lui faire la peau : organisons le grand cirque des embouteillages propres à faire revivre nos manèges d’enfance… Alors naîtra le rire, « cette mécanique plaquée sur du vivant », selon le mot du philosophe. Et, qui sait, peut-être pourrons-nous enfin recoller à la matérialité de nos corps embarqués malgré eux dans une aventure qui les dépasse trop souvent. De l’air ! De l’air ! crient tous les gestes du funambule cinéphile. Comme animé par les vapeurs bienfaitrices d’un gaz hilarant, Jacques poursuit ses vastes gestes décalés. Son corps s’anime des mille convulsions propres à une machine folle qui s’absenterait, enfin libérée de ses programmes et contraintes. Enivrante poésie d’objets s’emparant de leur vie propre. Animisme et fluidité des courants cosmiques. Le personnage du cinéaste, devenu entre-temps le meilleur acteur de son récit intérieur, se dilate, se vaporise devant nos yeux ébahis par la puissance d’images éclatant en gerbes. Métamorphose vitale du comique au cœur des choses ordinaires. Le déjeuner rassemble des retraitants fatigués physiquement et apaisés moralement. Les visages se détendent, les mets s’apprécient dans un présent dont chacun a retrouvé la sobriété et l’épaisseur à la fois. La méditation de l’après-midi s’engage dans un esprit calme, studieux, concentré. Pour la premières fois, une ou deux personnes se laissent aller à inventer leur propre variante à la courbette d’entrée dans le dojo. Impétrants, oui ; pénitents, non. Une simple inclinaison de la tête ne pourvoit-elle pas avec sobriété au respect dû à l’entrée dans un lieu de recueillement ? Malléabilité des symboles pour une liberté retrouvée. De son côté, notre mentor semble avoir retrouvé une assise digne de lui : stature et calme bercent ses recommandations pour nous guider dans la chevauchée intime – et aux accents néanmoins collectifs – de ce qu’il nomme « les vagues du souffle ». « Déployons la vie de notre corps en pleine conscience » articule doucement sa voix profonde. « Une conscience où l’intégralité de notre paysage corporel commence à se faire jour, moment après moment. » Chacun est invité à placer le domaine des sensations, des humeurs et des pensées sur le devant de sa scène intérieure, à se faire attentif à leur flux s’écoulant d’ordinaire à l’arrière plan, en coulisse. Et pour mieux apprivoiser encore ces mondes aussi étranges que primitifs, le bouddha nous suggère de nous installer et de demeurer sur la rive même du fleuve des pensées. « Laissez les pensées individuelles être vues, connues, reconnues comme des pensées, comme des événements mentaux, des apparitions, des sécrétions de l’esprit pensant indépendantes de leur contenu et de leur charge émotionnelle. » Et la voix poursuit : « Voyez toutes ces pensées fugaces comme des bulles, des courants plutôt que des faits ou la vérité des choses. Peu importe leur contenu, leur urgence, leur tendance à réapparaître, qu’elles soient désagréables ou réjouissantes, voire neutres. Etendez la métaphore : envisagez toutes ces pensées comme des nuages dans le ciel, des bulles remontant d’une marmite d’eau bouillante ou des mots écrits sur l’eau, s’élevant sur le moment, s’attardant très brièvement, puis se dissolvant pour retrouver leur caractère informe original. Abordez leur contenu comme s’il était aussi important et pertinent que ce que vous avez mangé il y a trois jours, par exemple. Et même si l’une ou l’autre de ces pensées est particulièrement convaincante ou puissante, laissez-la passer, voyez- la s’évanouir, comme les autres, dans le flux qui s’écoule. Demeurez dans la conscience de l’apparition et de la disparition des pensées, des intervalles entre elles, de la légèreté objective du phénomène. Assis ici, juste dans l’instant. Dans l’instant juste. » Un silence éloquent plane dans le dojo. Chacun paraît avoir saisi la pertinence de l’exercice comme la justesse de son intention : rester assis là, dans le non agir. Sans rien de plus. « Juste ceci », égraine simplement la voix. Le reste se noie dans une temporalité qui se dissout, portant chaque méditant au creux d’un geste intérieur qu’il tente d’apprivoiser au mieux pour lui-même, « en pleine attention à l’instant ». Juste ceci et rien de plus. Pragmatisme et sobriété. La remontée vers le temps des horloges a lieu cette fois dans une lenteur que chaque conscience apprécie pour elle-même, sans arrière-pensée ni sentiment d’urgence. Au diapason de l’exercice, le bouddha délivre bientôt un coup de gong dont la résonance lénifiante va se perdre en traînant dans les couches aériennes du dojo. Avant que corps et visages ne s’éveillent à nouveau à la réalité du monde. Le maître nous retient alors dans le dojo, nous proposant un moment de contemplation. Placé devant la grande baie vitrée qui éclaire le fond de la salle, le groupe fixe ses regards sur la large surface de verre qui ouvre sur une scène de nature banale : une haie d’arbres s’agitant sous une brise légère. Nous sommes invités à regarder ce paysage, puis à fermer les yeux un très court instant, à la manière d’un appareil photo déclenchant son obturateur pour ne laisser entrer que la dose de lumière nécessaire à l’impression de la pellicule – ou de la rétine. Les clignements d’yeux se succèdent, évoquant une foule de touristes écarquillant les mirettes face à l’une des sept merveilles du monde. Mais notre meneur de jeu a une toute autre intention derrière la tête. « Qu’avez-vous vu ? », nous questionne-t-il tout de go. Un silence lui répond : celui, gêné ou inquiet, d’un auditoire se méfiant des dédales où on veut l’entraîner. Sentant son groupe désemparé, la voix reprend l’exercice, insiste avec douceur mais obstination. Et peu à peu se dégagent des réponses où la sensation fait naître l’étonnement, où le souci du détail percé à jour laisse place à des impressions toutes neuves, comme des évidences, des lois universelles qui vous auraient échappé et vous rattraperaient brusquement : on n’avait rien compris jusque là, et voilà que subitement le monde s’éclaire de lampions tout neufs, prêts à illuminer nos pauvres petites jugeotes. Nous venons ni plus ni moins de découvrir l’accès aux règles de la contemplation ! La voix du maître complète : « Vous venez d’apprendre à voir sans regarder. Ce sous-bois qui palpite dans la brise peut rester un moment dans votre regard sans que ce dernier ne l’épluche en détail. C’est sa masse verdoyante, ondoyante, qui vous apparaît alors, et cela peut suffire à réveiller dans votre conscience l’acte simple, primitif, de contempler ce qui est là, sous vos yeux, sans faire l’effort de le nommer, d’en lister les traits précis, multiples, de faire des liens, des rapprochements connus, ou de convoquer des souvenirs, des savoirs culturels, des sensations ou des préférences. Juste le voir. » Les yeux épatés des primo-contemplatifs en disent long sur la découverte qui vient d’avoir lieu en direct du dojo ! Pas de doute, l’exercice valait l’effort consenti. Notre bouddha a du mal à contenir sa satisfaction : encore un coup asséné à son ego ! Mais celui-là, on le lui pardonne bien volontiers. Reprendre l’exercice. Encore et encore. C’est dans cet état d’esprit obstiné que s’ouvre pour nous le troisième jour de retraite méditative. « Je suis corps » est le mot d’ordre qui revient le plus dans la bouche de notre mentor. « Connais-toi toi-même à l’instant » vient compléter une injonction qui n’a rien d’évident au premier abord. Mais l’exercice du kinhin, marche méditative, prend maintenant une ampleur renouvelée. Chaque pas compte dans nos tâtonnements vers la connaissance, et la pratique appliquée du rituel apporte à chacun l’occasion d’approcher un peu plus ce geste intérieur que nous sentons maintenant à portée d’attitude. Les corps semblent s’accorder au cours de cette marche lente où chaque geste est mesuré, soupesé, pensé. Compris. On évoque aisément la marche féline du chat faisant naturellement patte de velours, présent dans chacun de ses muscles, même sans intention aucune : la vision évoquée de l’animal pleinement dans son geste réveille en nous l’animal qui sommeille. Vive la pensée si elle ne me coupe pas de mon animalité ! La chenille qui redémarre s’est muée en vraie caravane humaine empreinte de la dignité qui vous élève, vous redresse. Il me trotte dans la tête la petite musique du Caravan de Duke Ellington. Bien sûr, certaines épaules sont encore tendues, certains pieds flottent, hésitent, saccadent. Mais il règne dans le dojo une ambiance imprégnée d’intériorité qui augure d’une adhésion authentique à la pratique proposée. La station debout et le déplacement souple de la marche ne sont-ils pas les signes les plus ancrés, les plus évidents, de notre humanité ? Se mettre en position de se les réapproprier dans une forme de lenteur étudiée n’est-il pas la manière la plus simple d’un utile et précieux retour aux sources ? Sieur bouddha apporte là une preuve supplémentaire de la pertinence de son initiation. Pas question en tout cas de se laisser aller à fredonner nos rengaines d’enfance, du style : « La meilleure façon d’marcher, c’est encore la nôtre, c’est de mettre un pied d’vant l’autre et d’recommencer ! ». Justement non. Oubliés nos premiers pas enfantins (à coup sûr !). Lâchées nos marches habituelles, nos arpentages urbains d’un point à un autre, nos piétinades ordinaires dans les transports collectifs, nos attentes fiévreuses exécutées dans de pittoresques danses de Saint Guy d’un pied sur l’autre… Non, rien de tout cela ici. Chaque pas doit être le premier, en avoir la saveur, le goût de l’exploration unique, sans copie possible. Tout ambulantes qu’elles puissent être, nos statures se doivent de garder une assise, une permanence dans la tenue qui signe notre présence à nous-même. Rien de moins ! Bien sûr, quelque accident n’est jamais à exclure. Lorsqu’un élément de la caravane flanche dans sa régularité, c’est l’équilibre de tout le convoi qui s’en trouve remis en cause. Voilà justement qu’un membre de la file s’empêtre, s’emmêle les pinceaux, et c’est l’incident. Tout à sa concentration méditative, la file animée poursuit son chemin sans se laisser impressionner. Mais à l’arrivée, le décalage produit se fait sentir. A petites causes, grands effets : le retour de chaque élément à sa place d’origine nécessite parfois un tour supplémentaire de dojo, ce dont certains se passent volontiers, regagnant leur base en marche arrière et en ordre dispersé. Un mini chaos s’ensuit, semblable à ces mouvements de foule que nul ne maîtrise plus. Advienne que peut. Brusquement sourcilleux, le patron assiste en direct à la survenue d’un os dans sa belle mécanique. Hasard et nécessité remettent une nouvelle fois à leur place les ego les mieux dimensionnés. La perfection n’est pas à l’ordre du jour. Pas cette fois en tout cas. Eternelle leçon toujours d’actualité. Sire bouddha compte bien sur l’heure d’enseignement qui suit pour se refaire une auréole toute neuve. Aussi sa première intervention s’exprime-t-elle sous forme de question boomerang lancée au groupe à l’écoute : « Quoi pourrait me tourmenter, dans l’instant présent ? » Question à laquelle il répond lui-même, en orateur rompu : « le mental ». Evoquant le moment présent et l’espace vécu, le maître ajoute que toute crispation – prononcé « crise-passion » – de ce côté-là entrave la respiration, empêchant la « signature de l’être ». Rien de moins. Qu’ajouter à une telle concision ? La petite assemblée se tient coite, confondue devant pareille maestria. Notre sachem dispose décidément de belles réserves ! Mais notre petite assemblée dispose elle aussi de ressources méritoires autant qu’inattendues. Se passant de toute permission préalable – l’expérience récente a prouvé que ce n’était ni utile ni nécessaire – un méditant prend la parole. C’est un homme de petite taille, râblé, l’œil vif, pourvu d’une fine barbichette taillée en pointe qui lui donne un air de scientifique avisé, attentif. « Gaston B », se présente-t-il avec un accent de terroir prononcé. « Je suis scientifique et philosophe. J’ai beaucoup écrit sur les quatre éléments, et je trouve dans la démarche proposée ici des échos à la mienne propre. « Que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau… » : cette parole de mon collègue Friedrich N résonne fort avec la philosophie de vos exercices. L’acte de respiration rejoint ma vision du vent et des forces ascensionnelles que l’air apporte à notre être respirant. L’arbre aussi nous offre cette dimension verticalisante propre à l’assise méditative : profondément enraciné dans la terre, sa tête s’élève en cherchant l’aérienne canopée. Ne voilà-t-il pas résumés en quelques représentations fécondes les deux mouvements anthropologiques de l’être : monter et descendre ? » Visiblement satisfait de la pertinence de l’intervention, le bouddha acquiesce d’unelégère moue approbative. Gaston B poursuit : « A l’image de l’oiseau et de l’arbre, nous nous gorgeons de cet air alentour sans en être conscients, tant nos respirations sont devenues mécaniques, insensibles. Sans savoir vraiment qu’apprendre à bien respirer est bon pour notre santé : aussi est-il juste de dire que notre vie dépend de cet élément aussi précieux qu’invisible. Se rendre aérien, c’est se rendre disponible aux images poétiques à la source d’une éthique de l’air : l’arbre est le seul être vertical avec l’homme. Il est la preuve vivante qu’on ne peut s’élever sans être littéralement enraciné. Une vraie poésie se niche au cœur de ce paradoxe : plus on va profond, plus on s’élève ! » Toujours en alerte, notre maestro choisit ce moment pour rebondir comme un culbuto : « Tenir une posture droite et digne est en effet à la base des exercices que je vous propose : il s’agit de vivre ici notre verticalité. De même que face à une nouvelle douloureuse, on dit que l’on en tombe d’accablement, de même il faut apprendre à se redresser à chaque fois dans nos vies quotidiennes. Cette démarche de l’esprit est à la base de la méditation zen. » Gaston B renchérit : « Notre capacité à nous laisser aller à la rêverie peut nourrir les exercices de méditation que vous placez au centre de votre formation. N’offre-t-elle pas matière à ce silence profond qui nous fait habiter notre intériorité ? Les poètes aussi sont des silenciaires qui savent faire chanter les images. La poésie est une joie du souffle. Au cœur des œuvres nichent des mouvements intérieurs spontanés qui savent toucher à chaque fois notre universalité. Mouvement de l’imaginaire et vision du mouvement. Au cœur de nos silences. » Et bouddha de rebondir aussitôt : « Le ciel, c’est le donné, le fond sur lequel se réalisent toutes les actions du corps vivant : marcher, entendre, voir, sentir… Dans nos existences, le vital précède le mental : le tout jeune bébé ne se pose pas de question : comme l’animal, il ne vit que son corps, suivant en cela le programme du disque génétique qui l’a précédé ! Ce n’est que bien après, rompu aux rites et codes de son entourage, qu’il se met à jouer de sa corde narcissique. Depuis son être essentiel, naturel, le voici bientôt qui bascule dans son moi existentiel, qui s’inscrit dans la volupté des tourments propres à l’ego. Une sorte de piège se referme sur lui, et ne se démentira plus… sauf à conserver les traces de sa vie primitive. L’enfance demeure un paradis toujours neuf et regretté où l’esprit et le corps vivent une harmonie qu’ils ne retrouveront jamais complètement. Ci-gisent les clés de la nostalgie de l’enfance ! » Qu’ajouter à cela ?... Sinon que l’air nous manque, justement ! « Voyez quel est votre détermination, ce matin, à vous accorder du temps. Adoptez la position assise dans la posture d’une montagne. La plus belle des montagnes que vous connaissiez. Vous en admirez les bases larges, solides, immobiles. Les flancs aux aspects changeants : forêts, alpages, roches et glaciers, crevasses. Les points aériens : corniches, arêtes, sommets arrondis, escarpés, pointus. Voyez si vous pouvez coïncider avec cette montagne. » Son Eminence nous la bâille belle. Une montagne, carrément ! Il n’y va pas avec le dos de la cuiller ! Et quid de l’ego dans l’exercice ? Il va prendre un sacré coup d’ascenseur, le bougre ! Imperturbable, la voix poursuit : « Cette montagne traverse les saisons : chaleurs torrides de l’été, rigueur du gel hivernal et des vents glacés, couleurs verdoyantes et eaux vives du printemps, tonalités de feu propres à l’automne. Toutes les météos possibles peuvent la traverser : elle demeure, imperturbable dans son assise. » Je le vois venir, le boss : la montagne tient le coup, à vous d’en faire autant dans toutes les circonstances de votre existence ! Si dit, si fait. Mon choix se porte sur les pentes – plutôt neutres – du Mont Fuji : ce grand terril volcanique et lointain où coulent en bavant quelques traînées de neige. Rien d’exceptionnel : mon ego a toutes les chances de s’en tirer pas trop affecté, et peut-être même indemne !Et puis on n’est pas loin des sources asiatiques du bouddhisme (fayot, va !). Double avantage donc. Identification – intégration, plutôt – en marche. Vers une neutralité bienveillante, rien de moins. Dans le dojo, on entendrait une mouche respirer. Chacun est aux prises avec sa bosse préférée ; l’exercice est ardu, au moins autant qu’une vraie randonnée sur pentes abruptes, pour des marcheurs parfaitement… immobiles : on croit rêver !. Dans les deux cas, c’est la respiration qui décide de la réussite de l’exercice, pas le dénivelé. Je ne manque pas d’air, alors j’y vais franco. Inspiration, expiration se succèdent selon un rythme régulier qui n’est pas sans me rappeler la pratique de la brasse coulée : nez en surface et caboche entre deux eaux alternent suivant le même mode binaire. Chaque brasse se suffit à elle-même, à la fois complètement identique à la précédente et – sans doute à la suivante ! Pourtant aucune n’est rigoureusement la même. L’impression de rythme naît autant du soin apporté à chaque temps que de celui accordé à l’ensemble de l’exercice. La méditation ? Affaire de tempo, somme toute. Ayant émergé de nos explorations diverses, nous voici revenus à la surface. Ponctuel comme un gong, le bouddha vient de faire claquer ses baguettes de bambou. Fin de l’exercice. Et retour aux vertus de l’enseignement. Sa Certitude prend la parole sur le ton de la confidence : « J’ai vu tout à l’heure toutes sortes de montagnes, dont certaines étaient atteintes d’une déformation centrale : les épaules y étaient levées, tendues exagérément. Leurs propriétaires me faisaient l’effet d’êtres plutôt souffrants, largués malgré eux au pays de l’humaine condition. » Les regards accablés de certains en disent long sur la remarque, confirmant les allégations du grand sachem, qui poursuit : « C’est là le signe d’un manque de confiance dans l’homme entier, et de son corrélat : le besoin fondamental de sécurité. L’être ne peut s’accomplir dans les actions du corps que dans la mesure où celui-ci est libéré des contraintes du moi et de l’ego qui nous taraudent sans cesse au cœur du monde où nous évoluons. » « A nous d’accepter les im-per-ma-nences du monde. « Impermanence », le mot ne figure peut-être même pas dans un bon dictionnaire ! Pourtant, il décrit à la fois l’insatisfaction qui niche dans nos imperfections… et la promesse d’en sortir un jour : le pendant et l’après, donc ; la cause et son effet souhaité ; la finitude et l’évolution. Alors, dans la foulée, le bouddha recommande-t-il de réciter chaque jour les cinq remémorations ci-après :
- Il est dans ma nature de vieillir, il est impossible d’échapper à la vieillesse. - Il est dans ma nature d’être malade, il est impossible d’échapper à la maladie. - Il est dans ma nature de mourir, il est impossible d’échapper à la mort. - Tout ce qui m’est cher et tous ceux que j’aime ont pour nature de changer. Il est impossible d’échapper à la séparation d’avec ceux que l’on aime. - Mes actions sont mes vraies possessions. Je ne peux échapper aux conséquences de mes actions. »
Si Dieu le veut, donc. Dixit le maestro et circulez ! Le silence qui suit tient plus d’une marmite de plomb fondu balancée du haut d’une muraille médiévale que de l’aération céleste qui nous tenait jusque là en extase. Comme si notre barreur bien-aimé venait de nous asséner une volée de bambou en travers du visage. Ou carrément de nous planter un couteau entre les deux omoplates. Sa Majesté Inspirée croit d’ailleurs bon d’enfoncer le clou en ajoutant : « Vous préféreriez sans doute que je brosse vos préjugés dans le sens du poil ! Comme tous ces politiques véreux que vous élisez sur des promesses factices qui s’avéreront comme autant de mensonges au cours de leur mandat ! Décidément non ! L’une des puissances de l’être réside dans la lucidité : ce qui est est, ce qui doit être doit être. Il ne sert à rien d’envisager les choses autrement que ce qu’elles sont. Telle est au fond la synthèse des cinq remémorations. » Qu’ajouter à pareille démonstration ? Qu’y opposer comme parade ? Il nous faudrait du lourd, du très lourd. Celui-ci se présente pourtant dans la personne d’Arthur R, poète rebelle devant l’Eternel. L’homme porte la marque d’une jeunesse sans âge, le regard clair et droit, la voix cinglante, la tenue provocante. Le voici qui se met à raconter comment l’esprit de la poésie lui est venu, très jeune, et par réaction à l’univers de ses origines. Très vite, il nous semble inscrire ses pas dans ceux de Gaston B, dont le témoignage de la veille est encore vif dans nos esprits. « Fuyez ce monde avant qu’il ne vous étouffe ! », semblent crier ses grands yeux craintifs comme ceux d’un animal traqué. « La poésie a été pour moi un vrai ballon d’ai pur lorsque, gamin, j’errais dans les rues de ma petite cité triste et lugubre. J’ai compris très vite qu’il me fallait échapper à tout prix à la misérable existence qui m’attendait si je continuais à être conforme à ce qu’on attendait de moi, aux projets de l’autre sur moi. C’est alors que, très vite, j’ai laissé grandir à l’intérieur ce monde de sensations qui m’a toujours été familier. Mon imaginaire s’est porté à la rencontre du réel tel que je le voyais alors, et j’ai tenté d’en exprimer l’essence à travers mes propres mots. Un peu comme si j’écumais mon univers familier de sa substance vitale pour en livrer les secrets les plus profonds, bien au-delà des apparences. Ainsi, je trouvai les mots pour partager les sensations nées de la rencontre de vieillards dans un asile, tels qu’il en existait encore à mon époque. Je n’étais encore que lycéen. »« …Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud. » « Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambours, S’écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour… » « On m’a pris pour un ange en exil sur terre, hésitant à m’attribuer les palmes d’un génie… du bien ou du mal ! J’ai fugué, joué le mauvais garçon, le révolté, l’anarchiste, scandalisant par ma tenue et ma conduite. Mais j’ai existé ! » Messire bouddha semble secoué par ce témoignage, mais à notre grande surprise, il n’y réagit pas négativement. Et s’adressant à notre poète du moment : « En vous, l’enfant a su résister à ce que lui imposaient des forces adultes prêtes à le normaliser, et à phagocyter ses forces vives. Vous êtes demeuré en grande partie cet enfant originel, vous en avez gardé la fraîcheur et la volonté de puissance qui animent les êtres neufs. Les poètes s’inscrivent toujours à la marge de notre monde, assurant un lien entre existence et essence. C’est leur force. » « Tout est déjà là … », lâche, saugrenu, Son Assise Impeccable, ce matin-là. Le silence qui suit est lourd des promesses annonciatrices de vérités révélées. Quel nouvel avatar un tel slogan martelé peut-il bien cacher ? Nous n’en menons pas large, les uns et les autres ! Le moment de surprise passé, messire bouddha s’apprête à en dire davantage, laissant planer un sourire bonasse, tout comblé de son petit effet. Le bougre n’a pas son pareil pour distiller ses petites flèches comme autant de dards prêts à nous émoustiller. « … Et donc rien à espérer », complète chacun en contrepoint du bon mot du maître. Mais comme pour nous contredire, celui-ci prolonge : « Tout est en vous à ce moment présent ! Il suffit juste de l’amener à la conscience. » D’abord désarmés par tant d’évidence, les visages se guettent, médusés. Il fallait y penser. Le temps de nous caler sur nos respirations désormais bien rôdées et nous voilà repartis dans un voyage intérieur aux destinations improbables. « Songez à l’épaisseur incroyable de vos vies en cet instant », poursuit lentement le bouddha, « … Tout est là, à vous de pénétrer dans cet univers qui est le vôtre, et près duquel vous n’existez souvent que de façon parallèle … Faites de vos corps des alliés dans cette approche où chaque pensée, chaque émotion peut être vue et connue pour ce qu’elle est. Pas plus, pas moins. Laissez exister toutes ces apparitions minuscules et fugaces et regardez-les s’évaporer et crever comme autant de bulles au-dessus d’une grande marmite de pleine conscience ! Voilà, vous y êtes ! » Un silence éloquent envahit le dojo, permettant aux méditants de tenter une incursion dans l’exercice. Chacun paraît plongé dans le mystère de son brouet personnel, s’efforçant d’en extraire le fumet le plus subtil. Les petits cinémas intimes vont bon train dans ce jeu de représentations mentales et de sensations associées. Les visuels évoquent sans doute des images, des fantasmes ; les verbaux se racontent leurs petites histoires ; tous sont en contact avec leur monde intérieur… Cela se voit, cela se sent. Sire bouddha ne cache pas son contentement. L’exercice présente tous les échos favorables d’une réussite en cours. Pourtant, quelques signes d’impatience se font jour, ici ou là. Et comme souvent pour une pratique qui exige silence et concentration, c’est à travers l’agitation visuelle ou sonore que se perçoivent les gênes des uns ou des autres. Nul doute que la séance d’enseignement qui va suivre vaudra son pesant de surprises ! Doué du sixième sens capable de déminer les situations les plus électriques, le grand manitou a senti monter la mayonnaise. Le voilà qui arbore son air le plus patelin pour signifier que chacun va son rythme et que la marmite de l’un n’est pas celle de l’autre ! Laissez mijoter et vous verrez bien ce qu’il en sortira ! Patience donc, et répétition de l’exercice sont de mise pour être en phase avec le très haut message !... « Mais qu’est-ce que c’est que cette soupe populaire ?!... », attaque bille en tête un personnage qui se présente sous le nom – faut-il dire le « râble » ? – de Tonio l’Argoteur. Beau mec, verbe haut en couleur et moustache frisée, l’homme se veut le contempteur farouche de tous les baratins intellectuels, prétendant que le langage de base, propre au populaire, est le seul valable, pour cette raison simple qu’il permet au plus grand nombre de se faire comprendre. Et de conclure – provisoirement, on aura compris – qu’il n’a pas eu son compte dans cette séquence des marmites. Voilà notre bouddha bien embarrassé. Autant notre guide plane à l’aise dans les hautes sphères de l’esprit, autant il se sait perdre pied dès qu’il s’agit de prendre la température de la base. Le « popu », c’est pas son truc, quoi ! Le temps suspend son vol, se gardant bien de prendre un parti immédiat au débat. N’empêche que les silences qui s’attardent laissent présager quelques échanges musclés de part et d’autre. Adepte de la méthode selon laquelle la meilleure défense c’est encore l’attaque,Pépère prend son ton le plus suave pour rappeler l’universelle portée de la démarche zen. Et ce n’est surtout pas parce qu’il la tient d’un aristo prussien qu’icelle doit être suspectée comme la crème des systèmes propre à bannir le commun des apprentis méditants ! Tout juste s’il ne termine pas son petit laïus par un vibrant « Vive la Commune ! » La réaction du susnommé Toni est fulgurante. Elle prend la forme d’un torrent d’imprécations. Une avalanche d’interjections débitées à la vitesse d’une mitrailleuse. Un flot impétueux de rogne et de grogne s'abat sur sa majesté qui fait le dos rond. Les vannes de la bienséance ont tôt fait de sauter. Avec un client pareil, il va falloir que notre cher mentor creuse allègrement ses ressources pour rester dans ses gonds. « Désolé de dire à Votre Inconséquence que je ne comprends derche à ses propos. La vérité, c’est que vous êtes infichu de parler comme tout le monde ! Quant à ma marmite, elle déborde tout bonnement ! » Et, prenant à témoin la salle médusée : « Vous allez rire les gars, mais ça me démange de baffer ce gonze joufflu et fessu ! Epastrouillant, non ?!... » Le bonze susnommé ne se démonte pas : « Allons, mon ami, je comprends votre impatience, mais un zeste de lâcher prise permet souvent d’appréhender les vérités les plus abruptes. Si vous alliez plutôt faire quelques pas dehors ? Cela vous ferait sans doute le plus grand bien. Les bonnes idées sont celles qui viennent en marchant : dixit le philosophe. » « Ecoutez-le ! Voilà qu’il me vire comme un malpropre, moi, un mec réputé, respecté par tous ! Pas étonnant qu’elle ait déjà eu lieu la fin du monde, et depuis lurette, avec des gonziers de votre espèce ! Non mais regardez-vous avec votre œil paterne de busard perché. Votre jeu patouilleur des marmites branlantes a dû en estourbir plus d’un. Mais moi j’vous l’dis, vos délires m’escagassent la cérébrance ! Vous avez beau vous composer ce masque de souverain poncif, ça ne trompe personne ! A force de vous enfoncer dans l’occulte, vous allez vous fourrerle doigt dans l’œil jusqu’au corgnolon ! » Les visages des impétrants méditants se tournent les uns vers les autres, visiblement habités par la même et unique question : l’ego du dabe va-t-il tenir le choc face à une telle provocation ? Cet ego dont il nous rebat les oreilles depuis le début, objet de tous nos affres selon lui. Comment laisser impuni un tel défi exprimé dans une colère noire et en des termes si peu corrects ?!... La face rondouillarde du maître a soudain blêmi, ses yeux se sont embrumés d’un voile de tristesse, l’arc des lèvres a perdu de sa géométrie sereine : pas de doute, il est atteint. Pour autant, sa réaction est sibylline, sans excès, métaphorique en diable. « Sur l’espace d’un échiquier, reproche-t-on à une pièce de n’être que ce qu’elle est ? Le pion s’avance en soldat protecteur, le cavalier exécute ses gambades extravagantes, la tour balaie ses verticales sans état d’âme, le fou joue les diagonales de son délire, tout cela sous le regard souvent peu concerné du roi et de sa dame. A vous de choisir dans quelle peau vous vous sentez le mieux ! C’est aussi simple que cela. » L’ami Tonio fulmine, cherchant en vain l’usage immédiat qu’il pourrait bien faire de cette répartie échiquéenne. Comme rien ne lui vient, il décide de botter en touche en s’expulsant lui-même des lieux infâmes de son mal-être. Il sort résolument, tête haute, sans un regard pour son altesse qui a visiblement marqué un point dans la maîtrise du jeu, mais n’en est pas rassurée pour autant ! L’exercice proposé n’a-t-il pas donné lieu à une formidable décharge d’adrénaline, de celles qu’il redoute justement, car elles déstabilisent son travail aux yeux de tous… et le remettent peut-être un peu en question lui-même. Chacun a joué sur son registre : match nul sur toute la ligne ! Mais un chouïa d’électricité flotte dans l’air du dojo. Plus rien ne sera jamais comme avant dans notre petit groupe d’apprentis méditants. L’orage s’est abattu sur le pays du bouddha tranquille ! Comme si un ressort s’était cassé au creux de la belle mécanique intime proposée jusque là dans le dojo. La violence des paroles prononcées plane encore dans l’air lorsque nous reprenons l’exercice sous la direction de notre guide familier. Mais le cœur n’y est pas vraiment. « Juste ceci », propose à nouveau sobrement une voix redevenue calme après la tempête. « Demeurons quelques instants dans un état de simplicité naturelle, sans attente, l’esprit vide de pensées et d’émotions » poursuit-elle. « Rien n’est à attendre de plus, car tout est déjà là » répète-t-elle encore, d’un ton qui hésite entre méthode Coué et force de conviction. « Et si le flux des idées, des inquiétudes ou des projets vous assaille à nouveau, ne le chassez pas, mais laissez-vous plutôt glisser hors de la vague, adoptant la position privilégiée d’un observateur sur la berge du fleuve, pour mieux apprécier ce flot en le contemplant dans son écoulement naturel. » Tonio, étiqueté désormais par tous comme personnage impulsif et sulfureux, a regagné sa place et repris l’exercice comme si de rien n’était. Le bouddha poursuit : « Nos pensées et nos émotions sont des constructions cérébrales qui possèdent l’immense pouvoir de conditionner nos esprits et d’aliéner nos réactions. Et faute de comprendre ces constructions de l’esprit, nous devenons étrangers à nous-même à notre insu. » Une qualité de silence éloquent habite l’espace, accompagnant les paroles ajustées du maître. Chacun sent confusément qu’il tient là une clé pour comprendre sa mécanique intérieure. La séance se poursuit dans le silence et une forme de recueillement qui confirment que le message est passé. L’enseignement qui suit se ressent de ce climat de sérénité regagné par tous. Le grand timonier en profite pour enfoncer le clou. « N’hésitons pas, mes amis, à démasquer l’imposture de l’ego. Non, nous ne sommes pas cette colère, cette frustration ou ce désespoir exprimés ! Permettons à notre conscience, la vraie, d’observer les mouvements divers qui la traversent à l’image de phénomènes météo qui passent et s’évanouissent comme ils sont venus. » C’est ce moment où l’apaisement ressenti se confirme que choisit pour intervenir un retraitant du nom de René G. Grande carcasse, accent méditerranéen, débit de voix calme et affable, l’homme se présente comme anthropologue et chercheur. Revenant sur le moment de crise qui a éclaté au cœur du dojo, il invite notre petit groupe à réfléchir sur le thème du désir. Selon lui, ce moi, cet ego que nous traquons – tout en étant bien obligés de nous en accommoder – fluctue selon chacun et sur le mode d’une contagion de nos désirs, ces tensions issues de nos manques, et qu’il nous faut nous efforcer de réduire pour nous sentir mieux. Citant Platon dans son Banquet, René G précise que l’on ne désire le plus souvent que ce dont on manque, et que cette envie simple et massive ne fait jamais que copier à notre insu d’autres envies toutes proches, exprimées par nos voisins, dans un jaillissement qui n’a de spontané que l’apparence. Autrement dit, nous ne faisons que désirer ce que nos alter ego convoitent eux aussi dans le même temps ! Tous ces désirs identiques et rivaux créent une violence mimétique généralisée d’où émergent les contradictions du moi, les excès de l’ego. Ainsi, chaque modèle devient le disciple du modèle d’à côté, choisi par lui, et qui ne peut se développer que dans une aimantation néfaste, une concurrence effrénée ! Nous ne voulons jamais que ce que les autres possèdent déjà. D’où ce furieux bal des ego joué dans un chacun pour soi absolu ! » « Ce phénomène est vieux comme le monde », ajoute René G. « Qui ne se souvient de la rivalité à mort des frères Caïn et Abel dans la Bible, chacun voulant s’attirer pour lui seul les bonnes grâces de Dieu. Une rivalité qui tournera au meurtre ! » « Et plus encore, ce mécanisme trouve une confirmation contemporaine dans les neurosciences qui viennent de découvrir au cœur de nos cerveaux l’existence des neurones-miroirs : le même désir active chez tous des zones identiques de l’imagerie cérébrale ! Preuve irréfutable du phénomène mimétique. » La limpidité des observations de René ont visiblement un impact sur notre petite équipe dont les visages attentifs se sont éclairés au fil du raisonnement. Sieur bouddha lui-même semble avoir pris la mesure des nouveautés mises au jour ! Oui, tout cela n’est pas piqué des vers, comme pourrait le dire l’ami Tonio. Ce dernier ne bouge plus, visage impassible, sidéré par ce qu’il vient d’entendre… sans tout à fait en comprendre les tenants et aboutissants. Un troisième personnage entre alors en scène, se présentant sous le nom de Candido. « Si je vous comprends bien, nous sommes tous dotés de trois cerveaux, pas moins ! Le premier, rationnel, cognitif, se charge d’emmagasiner les connaissances, le second engrange nos émotions, nos sentiments, et quant au troisième… il est capable d’impulser toutes les réactions possibles et imaginables vers l’extérieur. Du rejet – jalousie et fureur mimétiques – à l’apaisement dans notre rapport à l’autre. Soit je me colle furieusement à l’ombre de mon alter ego et je le vois comme un rival, un obstacle à mon désir. Soit je dépasse cette concurrence mortifère et je mets cet autre à distance de mon désir en reconnaissant son altérité, dans un effort de normalité, de reconnaissance, de sagesse. Homo sapiens contre homo demens : un vrai défi à relever dont dépendent, individuellement et collectivement, tous les rapports humains. Et, au-delà, notre avenir à tous ! » Notre Candide de service a parfaitement résumé la situation : la moue approbative du bouddha est éloquente. Et celui-ci, retrouvant son rôle d’initiateur, s’apprête à dresser une synthèse des récentes interventions. Il ne manque pas – cohérence oblige – de revenir aux sources de la séance matinale dans le dojo. L’image d’une conscience dédoublée se regardant elle-même comme dans un miroir est à nouveau convoquée, ainsi que les ruminations de l’ego, assistant – mais de plus loin cette fois – au flux continuel des pensées et des émotions. C’est tout notre travail de méditants depuis le début qui s’en trouve éclairé et enrichi. Le bouddha évite pour autant de crier victoire : cela serait contre-productif, laissant entendre que la réflexion sur l’ego renforce toujours… l’ego ! Un circuit sans fin ! Alors profil bas, il arbore plutôt la mine humble et pateline du bonze concentré quoi qu’il advienne ! D’autant qu’il n’oublie pas le ton directif, devenu blâmable entre-temps, qu’il a impulsé au groupe dès le départ. Pas fou, l’apôtre !... C’est ce moment entredeux que choisit Tonio pour sortir de sa torpeur. « C’est bien gentil tout ça, mais je ne pige que couic à vos cérébrances. Tout ça me navre et je me demande si je vais continuer à mettre mes piastres dans vos séances. Je me sens comme un cérébral plein de dadas et de tocades à ne plus savoir où les fourrer. Alors je n’ai pas besoin de l’absolution du taulier pour me faire la belle si j’en ai envie ! A vous de me persuader de rester quand même !... » Candido intervient à nouveau. « Oui, il me semble que je sens ce que veut dire Tonio. La vraie gifle ressentie n’est jamais loin de la leçon administrée en vue de briser nos ego rétifs ! Voilà un prix cher à payer ! Et la méthode est-elle bien la bonne ?... D’accord pour la tenue et le geste « justes », mais quid de la volonté du maître de briser toute manifestation de non-conformité avec la ligne imposée ? » « Et puis méditation « laïque », disiez-vous, alors que chacun doit s’incliner mains jointes et se confondre en mille salutations à l’idole du bouddha trônant ici dans ce dojo ?!... Sans compter les cérémonies au cierge allumé-éteint, trois pas en avant trois pas en arrière ? Un peu dur à avaler, avouez-le, quand on a mis quarante ans à se libérer des génuflexions à la Vierge Marie !... » « Quid enfin de ce maître qui impose ses règles sans une once de souplesse bienveillante ? Et quid de ce groupe en état de soumission plus ou moins consentante, de cette « servitude volontaire » qui rappelle étrangement celle décrite par La Boétie au XVIè siècle ? Question taraudante : n’est-ce pas ainsi que naissent et renaissent sans fin tous les totalitarismes qui sèment la terreur dans le monde ? Différence de degré ou de nature ? Que dire d’un homme à l’ego tout-puissant qui affirme son pouvoir sur une foule fascinée, consentante ? » Méditants 1. Bouddha en berne. La sidération semble avoir gagné Son Indéfectible Assise soi-même. Elle croyait bien avoir fait le plus difficile dans l’exercice réitéré de la mise en confiance de sa petite troupe. Mais un très ancien phénomène humain l’a rattrapé : celui du ressentiment. Une question qui renvoie à une autre : Qui est le plus piégé par son ego, dans l’exercice de l’effet-miroir décrétant tout de go que « c’est pas moi, c’est l’autre qui a commencé » ? Avouez qu’il y a là matière à réflexion !... L’Histoire n’est-elle pas remplie de ces mécanismes de vengeance qui marinent dans le secret des ego avant d’éclater subitement comme des bombes à retardement. ? Il y a dans le mécanisme du ressentiment quelque chose d’une ceinture d’explosifs que l’on se concocte patiemment, à son insu. On touche ici au vrai moteur des conflits de tout temps ! Même – et surtout – si le décor ressemble diablement à celui d’une cour de récréation ! Un moment déstabilisé, le boss tente de reprendre la main tant bien que mal en expliquant que justement l’exercice de la méditation a pour but de mettre sur la touche les résidus néfastes du passé en vue de se rendre attentif à ce présent, seul théâtre d’épanouissement de notre conscience. D’ailleurs, ajoute-t-il, comment ne pas voir que la nature même du reproche, ce poison sourd et sans trêve, mène à une utopie de l’aveuglement en nous éjectant de ce précieux présent ? Il faudrait être bien sot en effet ! Quant aux accusations à portée religieuse et directive, promis juré,il y sera plus attentif dorénavant à travers les signes et les mots. Et soucieux d’une transition acceptable, voilà qu’il propose tout de go une méditation à suivre : nous avons rendez-vous avec le lac et ses profondeurs secrètes. En guise de geste d’apaisement, et surtout pas pour noyer le poisson ! Abandonnant – pour un temps du moins – la toute-puissance gratouillante de l’amertume, nous voici plongés à nouveau au cœur de nos rassurantes respirations. Nous sommes en terrain connu désormais, prêts à explorer de nouvelles voies contemplatives. La voix du bouddha se met à évoquer les accalmies aquatiques d’une simple étendue d’eau. A chacun de se créer son imaginaire lacustre préféré et de l’inclure progressivement à l’intérieur de lui. Sachant que l’organisme qui incorpore ce lac est lui-même composé de 60% d’eau, cela devrait pouvoir se faire sans trop de difficulté ! Surtout après notre essai de caméléonisme minéral et montagnard. Nous remercions au passage le bienheureux cousinage des substances naturelles qui veille sur ce monde décidément épatant. « Imaginez ce lac au fil des journées, des saisons… Observez sa surface qui vit : eau-miroir sous la lune, friselis du vent, brumes matinales planant comme du coton, ombres nocturnes. Tout change en apparence, et pourtant le lac reste le même. Il demeure dans toute sa présence, d’instant en instant. Vous êtes ce lac impermanent et pourtant imperturbable. Installez-vous dans cette conscience. » « Pénétrez maintenant sous la surface de l’eau, rentrez dans la profondeur invisible du lac. Sa masse aquatique peut être claire, limpide, ou au contraire trouble, agitée. Dans tous les cas, vous vous sentez irrésistiblement attiré par le fond, aimanté par la curiosité. Histoire d’en savoir plus, de pénétrer un univers où la profondeur du sens étreint tout, où l’on pense avoir enfin accès à l’envers des choses, à leur secret maillage. Peu à peu cette profondeur vous gagne, à la manière dont on explore une aqua incognita se dévoilant au fil des représentations projetées par notre imaginaire. La voile gonfle et nous porte au creux de ce voyage insolite. » Autant la marche enseigne l’empathie avec les paysages traversés et les personnes croisées, autant la nage nous plonge dans le milieu le plus archaïque : les origines amniotiques de notre embryon-racine, forme la plus primitive de notre petite personne bien avant l’émergence de toute conscience. « Toujours en contact avec ce flux du souffle, imaginez le lac pénétrer en vous-même. Son eau aime explorer les creux, les anfractuosités secrètes. Elle demande à être retenue, contenue. Jusqu’à ce que votre être fusionne, ne fasse plus qu’un avec le lac. Respirez comme si vous étiez le lac, comme si son corps était votre corps. Laissez votre mental et votre cœur ouvert, moment après moment. Vous expérimentez des instants d’immobilité complète. » Chacun semble imprégné par une tranquillité aquatique du meilleur aloi ! On entendrait sautiller une puce d’eau ! Le murmure se fait bleu aqueux, vert limpide, blanc cristallin. J’évoque l’histoire d’Helen Keller, sourde, muette et aveugle, bouleversée par la découverte de l’acte de lire, laissant couler au long de ses doigts le filet d’eau d’une fontaine et prononçant pour la première fois les lettres magiques « e-a-u ». Autour de l’eau profonde, notre philosophe Gaston a visiblement trouvé sa matière à rêver. « Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières », l’entend-on prononcer.« Le même souvenir sort de toutes les fontaines. Images, textures et profondeurs font émerger en écho toute une cosmicité intime de l’eau qui étend sa résonance poétique bien au-delà de la froideur d’une molécule chimique codée H2O : cette eau-là prend la forme d’une impudeur qui se livre. C’est une vraie grammaire qu’elle nous offre pour explorer notre être au monde. Ce connecteur biologique nous dit quelque chose de notre propre émergence. Une chimie des poètes s’imprègne de toutes les saveurs, de toutes les odeurs. » « La rêverie s’étend tous azimuts dès qu’elle a trouvé un essor », ajoute Gaston. « Des écumes blanches aux basses profondes, Neptune se met à orchestrer un vrai ballet des eaux où chacun a loisir d’écouter les images autant que regarder les sons. Une vraie poétique décline notre manière d’être au monde. » Jouant sur les valeurs métaphoriques de la noyade, du naufrage et de la belle endormie, Gaston évoque le mythe d’Ophélie assoupie au clair de lune, flottant sur l’onde, sa chevelure et sa robe ondulant autour d’elle. L’eau se fait lieu de la perte, de la disparition. Poésie délicieuse et délicats verbiages ! C’en est trop pour les oreilles du bouddha qui se mettent à siffler. « Loin de vous diluer, de vous affaisser, il s’agit pour vous de reprendre la maîtrise de la tenue juste. Celle qui vous ramène à la respiration et à son rythme vital. La base de la méditation. » Un vrai stress hydrique s’empare de nos esprits anesthésiés depuis quelques instants par les sirènes oniriques de l’auteur de L’eau et les rêves. Nos consciences se réveillent et battent le rappel d’une réalité qui ignore les magies du puisatier comme celles de l’alchimiste. Foin du génie des eaux, nous voici repris par l’orchestration volontaire de nos souffles biologiques, ancestraux. L’image du lac refait peu à peu surface et nous rétablit au creux de ses formes vertueuses, rassurantes. Nous replongeant dans la vigilance neutre censée animer nos attitudes de méditants endurcis, les fonds lacustres réinvestissent nos goûts pour l’exploration systématique des plis sans fin de la conscience. Les dessous du lac laissent entrevoir tout un univers secret dont l’image vient se superposer à celle, directement accessible, de sa surface. Comme le négatif d’un cliché inverse les valeurs chromatiques de celui-ci. Nous voici littéralement renversés ! Les derniers instants de cette séance nous rappellent à l’expérience proposée à son début : notre présence à la figure du lac nous a permis de prolonger la reconnaissance de tous les rituels où l’eau nous rapproche de nous-même en nous tendant son miroir familier. Notre lien à la liquidité a pris la consistance des évidences qui se réaffirment, des racines réexaminées de nos identités biologiques. L’eau, matière d’espérance, nous ramène à une morale selon laquelle une seule goutte peut suffire à purifier le scandale d’un monde devenu inintelligible. Noblesse propre aux substances originelles, vitales. « Vos émotions, réactions et pensées fugaces vont et viennent comme les ondulations et les vagues, suivant votre contact avec les énergies changeantes à la surface du lac : le vent, la lumière, les ombres, les reflets, les couleurs, les odeurs. Identifiez-vous au corps d’eau tout entier : vous devenez l’immobilité sous la surface. Le cœur lesté de ce vaste réservoir de pleine conscience sous l’onde de votre mental, vous pouvez tracer votre voie dans le monde, jour après jour. » « Demeurons ici dans l’immobilité de cet instant. Soyons le lac, moment après moment. » Si fait. Les vertus purifiantes de l’eau nous laissent dans un état pacifié. Comme après une averse orageuse, les lignes se renouvellent autour de nous avec cette capacité d’estomper de nouvelles silhouettes pour les choses et les êtres. Tout est à neuf, prêt à prendre un nouveau départ. L’enseignement qui suit est imprégné de la lenteur et de la douceur lentement infusées dans notre groupe. Le bouddha se veut au diapason : « Nous sommes corps », lance-t-il à notre groupe entre deux longs moments de silence. L’affirmation prend le temps de circuler, de s’insinuer entre nous. « Et ce corps que je suis est invité à habiter chaque geste du présent, à prêter attention à ce qui est. » Une méditante, Simone de B prend aussitôt la balle au bond : « Oui, le corps est l’acteur premier de nos existences. Pour ma part, j’ai toujours aimé marcher, j’ai planté des arbres, j’ai voyagé, je suis allée à la rencontre des autres. Et surtout, j’ai essayé de penser par moi-même ! » Cette femme élancée, l’air grave et suscitant la sympathie, respire la classe et la liberté d’être comme de ton. « Toute ma vie je me suis efforcée de dire « je ». Pas tant un je coloré par l’ego, mais bien un je qui a osé la solitude et l’exil dans un monde devenu incompréhensible. J’ai tout fait pour conserver les yeux grand ouverts et mesurer, apprécier l’empreinte du monde sur moi. Partant du constat d’une aliénation, je me suis efforcée d’ouvrir sans cesse des chemins de liberté, pour moi et pour les autres. Il m’a fallu toujours me dépasser en poussant mon corps à l’immersion dans le monde et mon esprit dans un travail acharné sur les mots. » « Je me suis comportée en femme amoureuse et passionnée tout en voyant l’expérience de ma propre vie comme un don pour les générations à venir. J’ai exposé mon existence en prenant fait et cause pour les femmes, et pour le dernier âge de la vie aussi. J’ai essayé de montrer comment nos habitudes nous empêchent de voir les réalités et nous enferment dans des schémas conventionnels dès la naissance. Il faut s’efforcer de rompre le silence des tabous ! » Chacun a reconnu l’auteur – sulfureuse à son époque – du Deuxième sexe. Celle qui s’écria, s’adressant aux femmes : « Prenez votre vie en main ! » Simone incarne vraiment l’ambition féminine face à un monde machiste, au tournant du siècle. Elle est de ces personnages dont on pourra dire, avec le recul de l’Histoire, qu’ils ont fait bouger les lignes pour des millions de gens. Pour une bonne moitié de l’humanité déjà. On a pu voir les traits du bouddha s’animer et réagir à cette intervention qui sort de l’ordinaire. On le sent partagé entre le désir de laisser les paroles de Simone se conclure sur une note juste et, comme toujours, celui d’apporter son grain de sel à lui. Ce qu’il finit par faire, presque à regret, semble-t-il. « Je peux comprendre que ma référence au corps que je suis réveille en vous les sensations personnelles que vous nous avez confiées… mais ne sommes-nous pas là, justement, sortis du corps pour retomber dans les affres de l’émotion et du mental qui va avec ?... J’avoue avoir des doutes. » « N’en ayez plus ! » lance une voix derrière nous. « Comment mieux faire avancer le corps que l’on est qu’en pointant ce qui l’empêche de bouger ? Pas de progression possible sans une identité clairement établie, assumée ! Pas d’individualisme dans une telle attitude, mais ce que j’appellerais, moi, uneindividuation vraie : à l’exact opposé donc. » Le bouddha fait la moue et ne désarme pas. « Oui, mais ce sont là des mots, encore et toujours des mots ! Laissez-nous revenir au silence de la méditation. » La voix poursuit sans se démonter : « Il y a des moments où la vérité des mots se fait plus lourde que n’importe quel silence, si porteur de méditation soit-il. « Individuation » semble bien être le mot qui résume le parcours de notre collègue Simone. Un parcours exemplaire où on la voit libérer ses forces personnelles si longtemps contenues par les institutions et ses figures insistantes des maîtres du pouvoir en place. Quel autre moyen que le langage pour dénoncer l’injustice et ouvrir des voies nouvelles à des pans entiers de la société des humains ? Sans les mots pour le dire, nos belles consciences sont paralysées devant des états de fait qui ne demandent qu’à prospérer. Alors faut-il vraiment se taire ou lutter de vive voix au risque de provoquer du charivari dans Landerneau ?... » Notre bouddha est interloqué et semble se résigner à passer son tour. Il lui faut décidément avaler bien des couleuvres face à la pression de méditants qui ne manquent pas d’arguments. Quelle équipe ! C’est l’ami Candido qui vient d’intervenir, coupant l’herbe sous le pied au bouddha impatient de revenir au sacro-saint silence de ses méditations savamment orchestrées. « Je suis quant à moi le pur produit d’un système qui marchait sur la tête », poursuit la voix du candide de service, « et j’ai dû engager toute une vie pour m’en remettre ! Je mesure aujourd’hui à quel point chacun est le résultat d’une organisation sociale qui le dépasse à un moment donné. Pour ma part, j’ai vécu les vingt plus belles années de ma vie à rabâcher des choses au sens desquelles on ne m’a que rarement associé. Et que, par voie de conséquence, je n’ai pu faire réellement miennes. J’ai été allègrement placé dans les conditions de l’émergence d’un élève passif, absent, privé de sens et désabusé. J’ai saisi depuis qu’il ne servait à rien d’apprendre si l’on ne se mettait préalablement en projet de le faire. Afin d’accéder d’une image passive à une image active de soi. » « Comprendre le monde est le fruit d’un geste mental qui prend naissance dans le projet de se donner/redonner en évocations répétées les objets perçus dans le but de les saisir de mieux en mieux. Si on ne laisse pas à l’élève le temps nécessaire pour percevoir, puis évoquer, pour se dire les choses, il ne peut accéder à rien de concret, de tangible, qu’il ne transforme véritablement en « sien ». Chacun a besoin de l’assentiment de ses éducateurs pour édifier patiemment ce sentiment de présence à soi qui fait des « gagnants » de tous ceux qui apprennent. L’éveil de la conscience s’ancre dans une éducation aux cinq sens. Il est fils du temps et du sens. La conscience que vous placez en avant de tout n’est-elle pas ici au centre ? » conclut Candido en tournant un regard interrogateur vers le patron. Celui-ci est à nouveau estomaqué par la pertinence de ce qu’il vient d’entendre. Qu’opposer à cela sinon un assentiment en bonne et due forme ? Le maître des lieux nous bassine depuis des lustres sur l’importance de la conscience dans nos vies, et voilà que celle-ci est citée en exemple dans des situations centrales, quotidiennes de l’existence. Au fond, doit-il se dire, les élèves eux-mêmes sont souvent les mieux placés pour illustrer les vérités mises en avant par le formateur. Que n’y ai-je pensé plus tôt ! Mais il lui faut à tout prix reprendre la main, s’il ne veut pas donner l’impression fâcheuse de déchoir ou, à tout le moins, de se placer en retrait. Et le voici qui entonne, façon méditant :
(A SUIVRE...)
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