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(Note de lecture), Gérard Arseguel, "Autobiographie du bras gauche", par Frédéric Valabrègue

Par Florence Trocmé

La nuque de l’adverbe doucement

Arseguel bon
Une ligne de fuite est proposée au lecteur à travers trois textes dont le premier est le plus récent, les deux autres s'enfonçant plus loin dans le temps (Esthétique de l'abandon 2001 ; Théorie de l’envol, 1996, tous deux initialement publiés chez Tarabuste). S'il y a autobiographie, il faut aller la chercher dans cette perspective à rebours où, sur une terre commune, une écriture fait sa vie. Nous prenons le livre comme un ensemble où ce qui suit a précédé. Il raconterait l'histoire des motifs, un lieu, une saison, un oiseau, un fruit, comment ils se déplacent et comment ils deviennent signes, appels, traces. Le livre est ancré là où il y a du ciel et de la montagne mais il trouve son mouvement dans la conjugaison d'éléments qui tournent en gagnant de l'espace. Les deux derniers vers du volume : “elle est morte / elle te regarde” remontent aussitôt vers le premier : “Méfiez-vous des morts car ils ne sont pas morts”, et nous voilà entraîné dans une boucle.
Nous ne pensons pas que ces trois suites puissent enregistrer une évolution. Il n'y a pas d'invite à mesurer un chemin parcouru mais au contraire, peut-être, celle de sonder une permanence où feuilleter les couches géologiques d'un territoire. Le poème a lieu. Il naît d'un lieu qui n'est ni local ni rural ni régional parce qu'il est la plupart du temps une reconstruction de l'Arcadie – un désert et un paradis – où la campagne est toute la campagne, où les lieux-dits ne sont pas des indications géographiques à décrire ni à caractériser. Un territoire, quant à la géographie, se définit par un usage. Ainsi voyons-nous se dérouler la carte d'un quotidien du paysage. Nous sommes devant un journal fait d'un seul jour. C'est le journal de toutes les fois où ce qui apparaît prend un son unique. Nous lisons le nom de l'arbre dans l'esseulement de son apparition. Nous sommes pris dans cette double sensation d'un temps immobile où, pour toujours, le liseron s'enroulera autour d'une cheville mais où, en même temps, chaque chose vue contiendra Nevermore ou Et in Arcadia ego.
Le texte le plus récent est écrit au passé et les deux plus anciens au présent. Il n'y a pas une évolution mais trois états du désir dont le plus contemporain est creusé par l'ombre et par la mort. Dans Théorie de l’envol, la femme a étendu sa peau sur tout le territoire. Elle est le pré, l'oiseau, la cerise. Peu d'éléments du paysage à ne pas nous ramener à elle dans un moment de beauté. Ces trois suites ne sont pas l'histoire des amoureuses. Aucune femme ne fait récit. En revanche la jeune fille et la mort – et le vieillard dans un fauteuil d'osier, nous, regardera Juliette revenir en courant – dansent la ronde du blanc et du noir ou de l'ombre inscrite dans la clarté, juste à son envers, quand elle est apparition. C'est aussi immédiat qu'une complémentaire quand on a trop fixé du rouge et qu'on ferme les yeux pour voir du bleu. Plus on s'approche de la chair et plus on sent le vide. C'est lui qui nous regarde.
La poésie de Gérard Arseguel fait entrer de l'air dans tous ses mots alors qu'elle est d'une grande précision d'observateur épris du modèle. Seulement, elle opère par points ou éclats. Elle ne fabrique pas le pré. Ou, si elle le fabrique, elle n'en cherche pas l'exhaustivité ni ne cherche à l'épuiser. Elle ne le fatigue pas. Elle n'en donne pas plus la litote, l'épure ni la quintessence. Elle le parcourt ou le dépose mais comme on vide ses poches pour y trouver de la paille. C'est qu'elle a un modèle, pas un sujet. Elle tourne autour du modèle et elle est traversée d'occurrences parce qu'elle n'a pas de cible, juste une trajectoire. La dimension du quotidien est essentielle ; un quotidien nullement exhaussé, nullement abaissé. C'est à hauteur de quotidien et dans la répétition des parcours et des gestes que le poème survient comme un dépôt ou un accident infime pas loin d'une chose trouvée. Nous ne parlons pas de travail ni de journées mises au service de la poésie. Il n'y a pas de volonté, il y a une mise en disponibilité mais elle semble n'avoir rien d'obsessionnel. Nous accueillons ces poèmes dans leur instantanéité et dans leur souplesse. Ils sont si peu forcés. Ils ont le caractère entier d'une vision et d'un moment. Ils ont une vitesse de sédimentation immédiate. Ce n'est que dans un deuxième temps que l’on retourne à leur complexité pour constater que ces sensations d'instantanéité et de vision entière ne tiennent pas et que nous sommes incapables de recoller les fragments, les morceaux. Ce n'est qu'à la relecture que nous entrons dans leur virtuosité rythmique et la richesse de leur versification, tant le savant et la chanson d'Alceste sont à la même place. Reconsidérant l'ensemble de l'œuvre de Gérard Arseguel, nous sommes étonnés de voir à quel point y coexistent une conscience classique de la prosodie – soit l'héritage du dix-septième siècle français – et des opérations empruntées aux avant-gardes du vingtième siècle.
C'est ce qui nous intrigue le plus après avoir dévalé le poème ou même l'avoir photographié comme une image. Il y a un hiatus de la plus petite unité, le vers, à l'ensemble. Il y a un doute et même un trouble entre l'impression laissée par le poème dans son ensemble et le vers qui la conteste. C'est comme s'il y avait une lecture verticale et une autre, horizontale. Il faut se souvenir de ce que Gérard Arseguel a nommé “poésie passive” : celle, par exemple, d'Une méthode de discours sur la lumière (Gramma, 1979) et de L'Almanach des montagnes (Fissile, 2006), procédés proches de ce que, depuis Lautréamont, Dada, les surréalistes, les situationnistes et la Beat Generation nous nommons appropriation, détournement, cut-up, ready-made. Nous pourrions ajouter À feu doux (Ulysse, fin de siècle, 1990). La poésie est trouvée dans le quotidien, un journal, ou sur la table de la cuisine avec les mots laissés par la compagne. Ce sont des bribes de phrases aux nombreux vocabulaires – scientifique, journalistique, domestique – avec qui se crée une rencontre. Dans Une méthode de discours sur la lumière et L'Almanach des montagnes, l'accent est mis sur le montage, sur la continuité et la discontinuité. L'important est dans l'agencement, les chocs et les passages aménagés avec du matériel récupéré.
 
La “poésie passive” a apporté des rythmes mobiles et diversifiés à l'ensemble de la poésie d'Arseguel, même celle qui en semble loin. Dans Autobiographie du bras gauche, chacune des trois suites a son unité musicale et le vers donne à chaque fois sa couleur propre. Nous nous arrêtons aux blancs et aux silences en hésitant entre ce qui est lié ou juxtaposé. Rien de disparate, mais la nécessité d'une double lecture divergente s'impose entre le poème et le vers ; le poème où tout est fluide, le vers où beaucoup est brisé. Nous nous posons la question de savoir si nous ne surestimons pas cette “poésie passive” en la reconduisant sur une partie de l'œuvre qui semble n'avoir rien à voir. Nous pensons en effet qu'elle la travaille, mais comme le fait un meuble ou le temps. Il nous faut effacer cette notion de travail : tout infuse au même endroit et sur le même territoire, la dimension classique de la clarté avec l'expérimentation avant-gardiste.  
Nous avons besoin de lire ces poèmes comme un naïf de la poésie qui la ressent sensuellement. Et nous avons raison. Nous avons raison de constater que, précisément incarnée, elle est remplie d'un air et d'un espace qui dilatent et étendent l'aspect défini de ses motifs. Et, en même temps, nous nous sentirions crédules si nous souscrivions à une impression de don et d'évidence : l'évidence, ce qui creuse de vide ce qui paraît aller de soi. Nous nous souvenons d'un vers d'Éluard qui nous a toujours crispés : “J'ai la beauté facile et c'est heureux.” Chez Gérard Arseguel, une tension qui aurait presque les traits de l'ironie donne de l'acidité aux bonheurs de la grâce. Nous ne savons sur quel pied danser quand nous lisons treize poèmes magnifiques qui nous sont présentés comme écrits du bras gauche. Nous sommes déstabilisés devant des titres où apparaissent les mots d'esthétique ou de théorie, bien après celui de méthode. Nous ne comprenons pas ce qui circule entre l'esthétique et l'abandon. Y aurait-il dans ces poèmes une passivité, un laisser-aller à la poésie, un lâcher-prise de toute velléité d'en faire, et Gérard Arseguel créerait-il en se coiffant ? Ou y aurait-il là une science érudite de la versification ? À quoi servirait-il aujourd'hui de démystifier encore les bijoux d'un sou ? Est-ce tuer les mouches comme on tue le temps ? Alors que nous avons donné dans le panneau comme un seul homme, nous serait-il retiré ? Nous ne pouvons hasarder l'hypothèse d'une conscience malheureuse de la poésie mais toutefois rappeler ce vide auquel nous touchons dès que nous voulons entrer dans sa chair, qui est un plafond de verre et l'emplacement de la fosse.
  
Frédéric Valabrègue

Gérard Arseguel, Autobiographie du bras gauche, suivi d’Esthétique de l'abandon et de Théorie de l'envol, Tarabuste, coll. “Reprises”, 120 pages, 12€.


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