À Bruxelles, un artiste apprivoise les mots et bouscule les codes. Typographe revendiqué, Denis Meyers cultive un art où les syllabes entremêlées, la peinture et les émotions invitent les spectateurs à l’interprétation sans limites. Rencontre.
Mardi 12 septembre, Anderlecht, 10h00 du matin. Denis Meyers nous ouvre les portes d’un lieu qui lui est cher et qu’il ne dévoile que très rarement. Des tableaux recouvrent les murs, retracent son histoire et l’évolution de son travail. Le noir dérobe la pièce. Sur un plan de travail, de nouveaux projets prennent forme. L’artiste aime les challenges et ne recule devant rien pour s’essayer à d’autres techniques. Il faut dire que depuis Remember Souvenir, il s’est façonné un univers et multiplie les collaborations. Dans le cadre d’Uptown Design, qui se déroule au Sablon jusqu’à la fin du mois, il investit les mondes de la Haute Joaillerie et de la Maison Vervloet. L’occasion pour lui d’élargir (encore) ses horizons. Portrait d’un artiste qui se dévoile en toute simplicité.
Tu te revendiques typographe, c’est d’ailleurs ta formation. D’où te vient cette passion pour les lettres et les mots?
C’est un peu le fruit du hasard. J’ai fait des études tout à fait classiques. Je voulais ensuite faire des études artistiques mais je ne savais pas exactement dans quoi, donc j’ai fait une année préparatoire à l’Institut Saint Luc. Je me prédestinais à rentrer en graphisme. Mes parents m’ont alors parlé d’une chouette école qui s’appelait La Cambre. Parmi les 18 ateliers proposés, j’ai choisi la typographie, à la fois par goût et par élimination. Il s’est avéré que mon grand-père avait été professeur de cet atelier pendant 30 ans, mais je l’ignorais à cette époque. J’ai fait 6 années d’études au lieu de 5. Durant 4 années, j’ai été assistant et conférencier dans cet atelier, j’ai toujours été passionné par les lettres (…) J’ai toujours été beaucoup plus attiré par tout ce qui est artisanal (…) et depuis le projet à Solvay, j’ai décidé d’assumer pleinement ma passion pour les lettres et pour la peinture.
Denis Meyers quand nous l’avions rencontré il y a 5 ans et nous sommes fier de l’avoir soutenu à cette époque.
Puisque nous parlons de lettres et de mots, si tu devais choisir 5 mots pour te définir, que choisirais-tu ?
Passionné… Travailleur… Rencontres…Noir…Alphabet.
« Noir », pourquoi ?
Parce que la vie n’est pas rose. J’étais beaucoup plus coloré avant. C’est vrai que depuis Solvay, le noir me convient bien. C’est aussi une couleur efficace et tranchée qui dans la manière dont je travaille ne permet pas le repenti. C’est dur à masquer, c’est une couleur totale, liée à ma formation de typographe aussi. Les couleurs commencent à revenir tout, doucement, mais le noir me convient bien pour l’instant.
Quelles sont les valeurs les plus importantes pour toi dans la vie?
Le respect… le partage… le travail… la passion…l’amour.. le pardon, la remise en question, le doute.
Pourrais-tu dire que ce sont ces valeurs-là que tu essaies de transmettre en tant qu’artiste ?
Oui, en tant qu’artiste, en tant que père, en tant qu’ami, ce sont vraiment les valeurs que j’essaie de transmettre et de véhiculer.
Tes oeuvres et ton travail servent souvent des causes nobles, comme la Fondation Laly par exemple. Te vois-tu comme un artiste engagé?
Engagé à ma manière oui, politiquement certainement pas. Mais engagé oui, j’ai toujours donné énormément de mon temps et de mon travail pour des associations. La Fondation Laly en est une mais j’ai travaillé avec une vingtaine d’associations. Depuis la surmédiatisation que j’ai eue avec Remember Souvenir, plus d’associations viennent me chercher (…) Oui, je me vois comme engagé, surtout dans des valeurs liées à l’enfance, à la femme. Lorsque je suis confronté à ce genre de problématique, j’ai tout de suite tendance à dire oui, peu importe le temps que je devrai y consacrer.
Tu as déjà collaboré avec plusieurs maisons, plusieurs marques. Sur base de quoi ton choix se fait-il et comment les associes-tu aux valeurs que tu veux transmettre par ton travail?
Très souvent, il s’agit d’un rapport humain avant tout. J’ai besoin de me sentir bien avec les gens qui viennent me voir. J’ai besoin de me sentir à l’aise avec eux. Le rayonnement de la marque est aussi important, tout comme ce qu’elle propose ou la liberté qu’on me laisse. C’est très souvent comme cela que je fonctionne. On me fait une proposition et en fonction de ce qu’on me propose, la collaboration se fait ou ne se fait pas. Je peux aussi très bien engager un travail et me retirer par la suite si je n’ai pas assez de liberté, cela m’est déjà arrivé plusieurs fois. En tant qu’artiste je me dois de donner de mon temps à des associations mais , vis-à-vis des marques, il est impératif que je conserve une certaine liberté d’expression.
Dans le cadre d’Uptown Design, tu signes une nouvelle collaboration avec Manalys et avec Vervloet. Est-ce pour toi une autre manière de travailler?
Durant mes études, j’ai toujours été très intéressé par d’autres domaines que la typographie, l’atelier que j’avais sélectionné. J’ai fait beaucoup de design, de sérigraphie, de céramique car cela me permettait de travailler la typographie différemment. Grâce à cela, j’ai pu faire de la typographie en gravure, en céramique et en gastronomie. J’ai pas mal d’amis qui sont des chefs étoilés belges. J’ai récemment travaillé avec les frères Folmer, propriétaires du restaurant « Couvert Couvert », J’ai collaboré avec Alexandre Dioniso ( Villa in the Sky), j’ai fait une fresque dans le restaurant SenzaNome, j’ai dessiné un bracelet pour Moïse Mann, une poignée de porte pour Vervloet, j’ai fait des biscuits avec Dandoy. J’aime partir dans tous les sens!
Tu as dessiné, pour la première fois un bracelet pour une maison de Haute Joaillerie. Pourquoi avoir choisi ce bijou?
J’ai choisi un bracelet car c’est un bijou que les hommes et les femmes peuvent porter. C’est également un bijou que j’aime porter moi-même. Cela devient un objet design que l’on peut s’approprier. J’ai choisi pour ce bracelet des mots positifs comme « voyager, « enlacer », des mots à l’infinitif que chacun pourra s’approprier.
Photos : Erwin MaesTu te vois comme un artiste polyvalent?
Oui! Je me sens artiste peintre ou artiste typographe avant tout mais l’art peut s’appliquer dans plein de domaines ! (..) Beaucoup de supports m’intéressent, tout comme les contextes et les rencontres. Je travaille beaucoup avec les enfants aussi (…) Je pars donc dans tous les sens mais toujours avec cette volonté de créer et de travailler le mot ou le visage.
Tu aimes jouer sur la technique du « lisible » et de « l’illisible » dans ton travail, mais comment l’organises-tu? Est-ce de l’improvisation totale?
L’improvisation est totale. (…)Après 15 ans d’expérience, je peux dire que c’est un mélange d’intuitif, d’expérience et d’improvisation. Le projet Solvay avait ce côté quasi machinal, comme si ma tête était déconnectée de mon cerveau. Un peu comme l’écriture automatique dans le mouvement dada. Lorsque j’arrive à l’atelier je traîne car j’ai du mal à me mettre dedans. Ensuite j’ai un déclic et je ne m’arrête plus (…) je peins jusqu’à ce que j’aie terminé. Je travaille aussi beaucoup en superposant des couches.
Sur quels supports préfères-tu travailler ?
J’aime travailler sur de supports de récupération car j’ai un rapport très particulier au recyclage et à la société de consommation mais j’aime aussi peindre sur des toiles blanches. Ce sont des objets qui pour moi, sont un luxe. J’ai également beaucoup aimé peindre avec Eric Ceccarini sur des corps de femmes, c’était à la fois très gênant et très intéressant de peindre sur un corps vivant, le choix du texte que j’avais choisi n’était pas anodin non plus. J’avais choisi un texte de Robert Desnos, qui évoque le corps de la femme. La société reflète une image du corps de la femme qui n’est pas du tout tendre. C’est important pour moi d’en parler, surtout depuis que j’ai une fille.
C’est un exutoire pour toi ?
Oui, un exutoire à plein de choses. Cela rejoint ce que je disais au sujet du noir. Solvay était très lié à une séparation. (..) J’ai choisi la peinture sans vraiment la choisir, elle est venue à moi un peu par hasard, à un moment où j’en avais besoin.
Tu as travaillé sur un clip avec Jain. Un projet de texte ou de chanson pourrait être envisageable pour toi à l’avenir ?
En collaboration peut-être, mais je ne pense pas être capable d’écrire une chanson seul, bien que je sois toujours attiré par les choses que je ne sais pas faire ! Je n’aime pas rester dans ma zone de confort, j’adore les défis et j’aime ce qui est inaccessible. C’est une manière pour moi de me remettre en question, de travailler mon manque de confiance en moi.
En observant ton travail, on aurait plutôt tendance à penser que tu as confiance en toi?
C’est un travail de tous les jours. Je n’ai pas peur de m’exprimer en public ou en privé. J’ai fait beaucoup d’interviews, rencontré tellement de gens que je suis parvenu à me faire un masque. Il faut que je puisse montrer une certaine image de moi, je n’ai pas envie de dévoiler toutes mes faiblesses.
Avec qui souhaiterais-tu encore pouvoir travailler à l’avenir ?
Le milieu de la gastronomie me plait énormément. Le milieu automobile m’intéresse beaucoup aussi, tout comme la mode. J’ai fait quelques collaborations avec Bellerose et avec Natan. J’ai rencontré Jean- Paul Lespagnard que j’apprécie énormément et avec qui j’aimerais pouvoir travailler un jour. J’ai rencontré très récemment Charles Kaisin, plus de manière privée que professionnelle mais pourquoi ne pas éventuellement travailler avec lui à l’avenir. Le monde du bijou est un domaine qui me plaît beaucoup aussi. Moïse Mann est venu me chercher sans savoir que ça m’intéressait. J’ai une bonne étoile qui me permet de rencontrer les gens au bon moment.
Une bonne étoile qui, jusqu’ici, a toujours eu le dernier le mot….
Propos recueillis par : Ewa Kuczynski
Crédits photos à la une : Gilles Parmentier