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(Entretien) avec Jean-Baptiste Para, lauréat du Grand Prix de traduction Etienne Dolet-Sorbonne Université

Par Florence Trocmé

Entretien avec Jean-Baptiste Para
Août/septembre 2017

Affiche prix traduction
Jean-Baptiste Para est le premier lauréat du tout nouveau Grand Prix de traduction Etienne Dolet-Sorbonne Université, qui lui sera remis ce samedi 30 septembre 2017 à la Sorbonne
Poezibao, membre du jury du prix, a souhaité lui poser quelques questions sur son rapport avec les langues et sa pratique de traducteur.
Florence Trocmé : Ce prix vient couronner une très longue fréquentation des langues étrangères. Quelles furent vos premières impressions, vos premiers contacts avec une langue autre que la langue maternelle ?
Jean-Baptiste Para : Peut-être me faut-il m’attarder un instant sur la langue maternelle, car dans mon cas il y en avait pour ainsi dire deux, le français et l’occitan. Cependant je ne vivais pas une dualité, ressentant plutôt deux strates de la parole émise par les mêmes voix. Les strates étaient mobiles, l’une ou l’autre se faisant jour selon les moments. Mes parents étaient originaires d’Italie, des hautes montagnes du Piémont. Dans ce pays, on ne parlait pas du tout l’italien dans la vie quotidienne, mais l’occitan. La langue d’oc était en effet pratiquée par des minorités peuplant les parties hautes de quatorze vallées dans la région qui s’étend du Mont Cenis au col de Tende. Notre village était un lieu reculé, quasiment en dehors de l’histoire. Le mode de vie y était archaïque et particulièrement rude pour les paysans et les bergers qui y vivaient. L’agriculture n’était en rien mécanisée. On ne cuisait le pain pour la famille qu’une fois l’an. Il devenait d’une dureté minérale. Je passais l’essentiel de l’année à Paris où j’étais scolarisé, mais pendant les mois d’été nous retournions là-bas. Ouvriers à Paris, mes parents redevenaient alors paysans pour aider mes grands-parents aux travaux des champs, aux moissons et à la transhumance. À Paris, je parlais le français. Lorsque nous retournions en Italie, une fois descendus du train à Turin, nous devions prendre un car, et sur le chemin qui menait à la gare routière, j’entendais parler l’italien. Dans l’autocar, les passagers parlaient surtout le piémontais. Une fois arrivés au village, notre idiome était l’occitan. J’étais donc entouré d’un cercle de langues. Il faut encore y ajouter le latin de la liturgie et des prières, langue dans laquelle je savais réciter l’équivalent de pages entières sans quasiment en comprendre un mot. Être traversé par une langue qui vous habite mais dont le sens reste mystérieux, c’est une sensation fondatrice. Le fait d’avoir gravité dans un cercle de langues et l’obéissance à la sensibilité poétique qui s’éveillait en moi, ont sans doute déterminé, sans que j’en prenne alors conscience, une disposition à la traduction.
FT
 : Quelles furent vos premières lectures ou découvertes de textes en langue étrangère ?
Jean-Baptiste Para : Pendant deux étés, au début de mon adolescence, j’ai vécu dans un monastère franciscain d’une petite ville du Piémont. Dans ce monastère du XVIIe siècle il n’y avait plus qu’un seul moine, mon grand oncle qui m’y accueillait. Je fréquentais les gamins de la ville, en particulier un garçon dont le père était à la fois charcutier et projectionniste de cinéma. J’emmenais régulièrement cet ami dans le couvent aux heures de fermeture pour qu’il puisse s’initier à l’orgue, en échange de quoi on m’offrit d’assister sans billet à toutes les projections de films all’aperto. J’ai vite appris l’italien et l’ai ensuite étudié sans peine au lycée. À quatorze ans, j’ai commencé à lire Cesare Pavese dont j’allais acheter les livres, l’un après l’autre, dans une librairie italienne qui existait alors rue de Bourgogne, à Paris. Après Pavese vint le tour de Beppe Fenoglio. Tous deux étaient originaires d’une province à laquelle appartenait aussi notre village alpin. Puis j’ai poursuivi mes lectures, m’engageant dans ce que j’ai pu appeler, en mon for intérieur, « ma campagne d’Italie ». Et j’ai lu au fil des années des écrivains et des poètes de toute la péninsule et de toutes les époques, du Moyen-Âge au XXe siècle.
FT : Comment en êtes-vous venu à la traduction et pourquoi ?

Jean-Baptiste Para
 : Ma première traduction fut le fruit du hasard. Autour de mes vingt ans, on me demanda de traduire pour les éditions Maspero un petit livre de Pietro Ingrao, une figure historique du PCI. Antifasciste dès le milieu des années trente, il avait pris une part active à la Résistance. Il devait compter plus tard parmi les opposants les plus résolus à la dissolution du PCI. La poésie tenait une place centrale dans sa vie et même en politique, dans toute la vigueur de ses engagements, il était un « poète du doute ». Ce premier exercice de traduction, non prémédité, aura surtout agi comme un révélateur : je pouvais traduire. Dès ce moment, j’ai eu à cœur de me consacrer à des écrivains, et plus encore à des poètes.
FT : Vous traduisez principalement trois langues étrangères, l’italien (C. Sbarbaro, G. Manganelli, C. Campo, A. Tabucchi, G. Conte, M. De Angelis, A. Nessi, A. Savinio…) – du russe (V. Pavlova, N. Zabolotski, V. Khlebnikov…) et des poètes indiens d’expression anglaise (N. Ezekiel, Agha Shahid Ali). Il est relativement rare de traduire plusieurs langues. Comment cela s’est-il imposé et dans quel ordre les avez-vous abordées ?

Jean-Baptiste Para :
L’italien vint en premier. Pour le passage au russe, vous me pardonnerez de renvoyer à une séquence d’un entretien publié par la revue en ligne Secousse, car je n’ose pas me répéter. J’ose d’autant moins le faire que, par la force des choses, j’ai été conduit au début de notre entretien à reprendre certains éléments relatifs aux années d’enfance dont j’avais déjà été amené à faire état dans le dossier thématique sur la traduction publié par cette revue amie… En ce qui concerne les poètes de l’Inde, je n’ai accès à aucune des nombreuses langues du sous-continent, mais j’ai aimé les littératures de ce pays, de l’Inde védique au Moyen Âge et à nos jours. J’ai lu beaucoup de livres et j’ai été longtemps abonné à une revue littéraire indienne dont la vocation est de traduire en anglais des narrateurs et des poètes de toutes les langues officielles de l’Inde. Je me suis intéressé aussi au ghazal indo-persan, à Mirza Ghalib et à Begum Akhtar, et c’est ainsi que j’ai découvert Agha Shahid Ali, un poète originaire du Cachemire qui a notamment écrit d’admirables ghazals en anglais.
FT : Vous arrive-t-il de traduire des langues que vous ne parlez pas ou que peu et comment procédez-vous alors ?

Jean-Baptiste Para 
: Cela m’est arrivé à deux ou trois reprises. Je considère que ce cas de figure doit rester une exception. Il y a là quelque chose de transgressif, mais en traduisant par exemple quelques poèmes de Mahsati Ganjavi, j’ai vécu une expérience radieuse, parce que le degré d’inconnu se trouvait porté à un point extrême. Même en bénéficiant d’une lente audition des poèmes en persan, à travers une voix qui m’en répétait les vers dans la langue d’origine, et même si je traversais les quatrains à gué sur les pierres d’un mot à mot, il y avait beaucoup à ressentir, à penser et à imaginer tout au long du processus de traduction, si tant est que l’on puisse encore parler de traduction, car il me semble qu’on se trouve là aux marges du traduire ou dans une zone intermédiaire difficile à définir, mais qui frôle le geste profond de l’écriture d’un poème. Au terme de l’aventure, rien ne me permettait de vérifier l’exactitude du fruit poétique qui en était issu, aucune confrontation véritablement experte n’étant possible avec l’original. L’exactitude d’un poème original est purement interne et ne saurait être appréciée en regard d’un modèle extérieur. Il en allait quasiment de même avec le poème de l’« écriture seconde », pour transposer ici le terme grec qui désigne la traduction depuis l’époque byzantine.
Je m’aperçois qu’il pourrait être frustrant pour le lecteur que rien ne soit dit ici de Mahsati Ganjavi. Originaire de Ganja (Azerbaïdjan), elle vécut au XIIe siècle. On rapporte qu’elle fréquenta la cour de Mu‘izz ad-Dîn Ahmad Sanjar (1084-1157), sultan seldjoukide de Transoxiane et du Khorasan. On ignore les détails de la vie de Mahsati, mais l’on reste frappé par la liberté d’esprit de ses robâ’iyyât et par l’audace avec laquelle elle étrille les préjugés religieux, l’hypocrisie morale et le conservatisme social.
D’une main nous tenons le livre, de l’autre la coupe.
Nous sommes tantôt proches du licite, tantôt de l’interdit.
Au-dessus de nous la coupole du ciel n’est ni mûre ni acerbe.
Nous ne sommes ni de purs athées, ni de vrais croyants.

Depuis la période soviétique, il existe en Azerbaïdjan des rues et des écoles qui portent son nom. À Ganja, sa ville natale qui avait été rebaptisée Elisabethpol sous l’empire tsariste, un monument a été érigé en son honneur en 1980.

FT
 : Comment se font les découvertes ? S’agit-il de lectures spontanées, de recherche d’auteurs importants mais pas encore ou trop peu ou mal traduits ? Avez-vous des réseaux de lecteurs italiens ou russes par exemple qui vous mettent sur la piste de telle ou telle œuvre ?

Jean-Baptiste Para :
Les rencontres ne sont pas préméditées et les découvertes ont lieu chemin faisant. Le processus est à peu près le même que celui de nos lectures, une œuvre pouvant conduire vers une autre. Il y a des embranchements imprévus qui semblent relever à la fois du nécessaire et du fortuit. Reconnaître ces moments, cette chance, peut-être est-ce précisément ce que les Grecs appelaient kairos.
Un épisode extérieur détermine parfois l’aventure. Ainsi est-ce après avoir vu la photographie du monument à la mémoire de Mahsati Ganjavi que j’ai enquêté à son sujet et me suis frayé un chemin vers elle. J’ai traduit des poèmes de Boris Ryzji après avoir assisté à l’Institut néerlandais à la projection du poignant documentaire que lui a consacré Aliona van der Horst en 2008. Boris Ryzji s’est suicidé en 2001 à l’âge de 27 ans. La rencontre posthume avec ce poète russe m’a d’autant plus bouleversé que je me sentais en empathie totale avec sa perception de l’Union soviétique après sa disparition. C’est un peu comme si le dernier jour de l’URSS avait coïncidé avec le dernier jour de sa jeunesse, le deuil de ce dernier étant d’autant plus insupportable qu’autour de lui, pendant les années Eltsine, nombre de ses camarades ont disparu, frappés de mort violente. Sa ville natale, Sverdlovsk, renommée Ekaterinenbourg, était devenue un fief de la nouvelle mafia russe. Boris Ryzji a évoqué sa ville dans nombre de ses poèmes, avec ses usines, ses trams, ses jardins publics, ses cinémas de quartier, ses habitants, et tout particulièrement ses adolescents, parmi lesquels se distinguent divers sauvageons et grands buveurs. La voix de ce poète a des accents de déchirante nostalgie et de vertigineuse douceur dans les vers où affleurent souvenirs d’enfance et prémonitions d’une mort précoce.
Là où la mémoire se brise, un vieux film démarre,
l’orphéon joue une musique idiote — cuivres flemmards.
La pluie d’avril fait le tour du jardin puis s’en va.
Aujourd’hui rien ne vaut cette ivresse — la senteur des lilas !
Prendre le tram numéro 10, passer sous l’arc stalinien :
tout est comme autrefois, des siècles n’y feraient rien.
Ici on me prenait par la main, on me soulevait dans les airs.
Là on m’emmenait voir un film — le ciné-théâtre est ouvert.
Et l’art avait la même tendresse — même jardin sur l’écran
et dans les bras de sa mère, le même garnement.
Quand le passé est interminable, d’une pâle clarté d’or
il empêche le futur de prendre son essor.
Par nostalgie, scélératesse, ivrognerie on peut
dépasser la cime des pins, se perdre dans les cieux
quand tournoie la grande roue, mais impossible d’être sûr :
la guerre était-elle finie, est-ce que la guerre dure ?
Tout est en noir et blanc, les mères marchent avec leurs enfants,
un haut-parleur phtisique chante d’un ton victorieux.
J’aurai vécu si longtemps sur la terre, prolongé tous les ahans
du cœur, versé toutes les larmes — vice-versa, sans désaveu.


FT : Comment ont évolué votre conception et vos pratiques de la traduction depuis vos premières tentatives ?

Jean-Baptiste Para :
Tout en reconnaissant l’importance de cette question, j’en mesure aussi la difficulté. Ce qui me semble ici sous-jacent, c’est la notion d’expérience. Or s’il apparaît évident que la pratique nourrit l’expérience, cette expérience n’est pourtant pas cumulative. Elle ne constitue pas un stock augmenté au fil du temps et dans lequel nous aurions loisir d’aller puiser au gré des circonstances. Car le point décisif n’est pas l’expérience déjà faite mais l’expérience à faire. Celle qui nous requiert face à l’œuvre nouvelle à traduire. Or c’est cette œuvre-là qui est susceptible de nous donner la force de la traduire, c’est avec elle que nous entrons en relation lente et profonde, avec d’abord le sentiment d’être démuni, nu et presque sans moyens, comme si tout recommençait comme au premier jour.

FT : Quel est pour vous le rapport entre traduction et écriture personnelle. Vous êtes poète et vous traduisez, comme nombre de poètes, ce qui n’est évidemment pas un hasard ! Comment les deux « métiers » se nourrissent-ils, s’opposent-ils, se complètent-ils ?

Jean-Baptiste Para :
Je serais enclin à dire qu’il s’agit de deux modes d’effacement de soi, de dissolution ou résorption heureuse du « moi » dans le langage. Dans un cas, l’espérance est d’aller vers l’inconnu et l’au-delà de soi, dans l’autre, la rencontre avec autrui se déploie de façon perceptible tout au long du chemin. Dans le verbe traduire — traducere —, il y a l’idée de passage, de traversée. Comme d’une rive du fleuve à l’autre. Mais en écrivant et en traduisant, il y a des moments fugitifs où nous croyons avoir l’entrevision — un mirage ? — d’une troisième rive du fleuve.

FT : Pourriez-vous évoquer le rôle des revues pour diffuser les traductions ? Europe bien sûr dont vous êtes le rédacteur en chef, mais aussi peut-être Action poétique ou Po&sie.

Jean-Baptiste Para :
Les revues que vous mentionnez sont de celles qui ont toujours œuvré avec constance en matière de traduction et de retraduction. Nous leur devons beaucoup et sans elles nous manquerions d’air et d’horizons. Il me semble aussi que certains débats hexagonaux, voire certaines querelles, sont ramenés à d’autres proportions dès lors qu’on ouvre grand les fenêtres. Et ce n’est pas manquer d’attention et de tendresse pour notre pays que de considérer que le cadre hexagonal est devenu très limitatif en matière de poésie et de réflexion sur la poésie.
FT : Est-il difficile aujourd’hui de faire publier de la poésie étrangère traduite ? Vous dirigez une collection de traductions chez Cheyne éditeurs : sollicitez-vous les traductions ou bien sélectionnez-vous des traductions qui vous sont proposées ?

Jean-Baptiste Para :
Je ne dispose pas de statistiques qui permettraient de comparer la situation actuelle avec des périodes antérieures, mais il me semble que les difficultés se sont accrues. Néanmoins, le paysage est loin d’être aride et chaque année apporte en ce domaine son lot de publications marquantes et courageuses. Autre chose est le faible écho que ces livres rencontrent dans les médias, mais cette négligence scandaleuse juge l’époque et concerne la poésie même, traduite ou non traduite.
Quant aux éditions Cheyne, elles publient chaque année deux livres de poètes étrangers dans la collection « D’une voix l’autre », ne s’estimant pas en mesure d’apporter tous leurs soins à davantage de titres. Parmi les livres publiés, le nombre des traductions réalisées à l’initiative des traducteurs est actuellement supérieur à celui des traductions sollicitées.

FT : Quelles idées pourriez-vous suggérer, quels conseils pourriez-vous donner à de jeunes traducteurs littéraires débutants ?
Jean-Baptiste Para : Comment répondre à cette question avec le sérieux requis, quand chaque traducteur débutant ne saurait être considéré comme une entité abstraite et tirerait peut-être bénéfice de conseils particuliers ? Mais s’il faut s’en tenir à un niveau de généralité, je peux leur suggérer de suivre résolument cette voie s’ils en ressentent le profond désir et de faire si besoin leurs premières armes dans les revues. Il est très souhaitable qu’ils soient de fins lecteurs susceptibles d’être à l’initiative de propositions éditoriales. On les engagera aussi à lire de grands textes théoriques ou de réflexion sur la traduction, non pour y trouver des « recettes », car il n’y en pas, mais pour nourrir et approfondir leur propre expérience.

FT : Seriez-vous d’accord pour dire que la traduction est non seulement une expérience littéraire, mais aussi une expérience de pensée et de vie, susceptible de modifier en profondeur un regard et de l’ouvrir ? Estimez-vous que traduire vous a changé ?

Jean-Baptiste Para :
Votre formulation est à mes yeux parfaite. Je ne saurais dire cependant si traduire m’a changé, ou dans quelle mesure. S’il y a eu changement, et je veux bien le croire, il ne fut pas de l’ordre d’une conversion, mais lié plutôt à la notion d’incessante origine. L’origine n’est pas un point fixe au départ d’une vie, mais un processus constant. Le poème, la traduction du poème participent de ce processus, modelant sans cesse une forme de vie, et peut-être notre confiance en l’imprévisible.
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