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Timothée Demeillers : Jusqu'à la bête

Par Stephanie Tranchant @plaisir_de_lire

Jusqu'à la bête de Timothée Demeillers   4/5 (07-09-2017)

Jusqu'à la bête (160 pages) est disponible depuis le 31 août 2017 aux  Editions Asphalte (Noir).

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L’histoire (éditeur) :

Erwan est ouvrier dans un abattoir près d'Angers. Il travaille aux frigos de ressuage, dans un froid mordant, au rythme des carcasses qui s'entrechoquent sur les rails. Une vie à la chaîne parmi tant d'autres, vouées à alimenter la grande distribution en barquettes et brochettes. Répétition des tâches, des gestes et des discussions, cadence qui ne cesse d'accélérer... Pour échapper à son quotidien, Erwan songe à sa jeunesse, passée dans un lotissement en périphérie de la ville, à son histoire d'amour avec Laëtitia, saisonnière à l'abattoir, mais aussi à ses angoisses, ravivées par ses souvenirs. Et qui le conduiront à commettre l'irréparable.
Jusqu'à la bête est le récit d'un basculement, mais également un roman engagé faisant résonner des voix qu'on entend peu en littérature.

Mon avis :

Après une scolarité fastidieuse arrêtée à la fin du collège à 17 ans, Erwan à quasiment enchainé avec l’abattoir de Rennes pour 15 ans de bons et loyaux services au service des carcasses, 15 années durant le même trajet, les mêmes néons, les mêmes clacs répétitifs, les mêmes blagues lourdes des collègues… forcément ça marque…

« Et moi, je me retrouve seul dans mon frigo. Vide. Tout est bloqué au fond de ma gorge, la haine, l’humiliation accumulée au fil des années, bien tassée, au plus profond, sans jamais que ça sorte, sans jamais que personne ne parvienne à sonder cette source intarissable de frustration. » Page 54

Sans doute pour ça qu’aujourd’hui Erwan est en prison, depuis deux ans, à purger une peine lourde, très lourde.

Quel roman noir, terriblement noir !

J’ai tout de suite accroché avec Erwan. Jeune homme totalement normal, déscolarisé rapidement, peu aidé par ses parents (et surtout pas par son père en souffrance qui impose « avec force » son autorité), qui finalement n’avait que peu d’autres choix que l’abattoir, magnifique usine ultra moderne ouverte dans les années 80 capable d’atteindre un rendement de 50 bêtes à l’heure…  Lorsqu’on fait sa connaissance il est déjà aux cotés de Mirko, le collègue de chambrée dans sa cellule qu’il occupe depuis deux ans, n’attendant plus rien de la vie si ce n’est la visite mensuelle de son frère, sa femme et leurs deux filles.

Alors le lecteur, en entrant dans ce récit s’interroge sur les raisons de sa présence ici. Mais si c’est ce qui motive la lecture au début, on perd de vue assez vite ce besoin de savoir sa peine, essayant plus de comprendre comment le système a pu entrainer cela. Parce qu’il est question de ça ici, du milieu social et surtout d’un milieu professionnel qui oublie l’homme, cet homme qui enchaine sans penser les mêmes gestes répétitifs et qui de sa vie de merde ne rêve que de quelques années de retraite (3 ans, c’est pas mal !) pour profiter de sa caravane et de son bout de terrain.

« Clac, clac, clac, résonne la faux que tapote la mort avec désinvolture, et c’est elle qui nous attend au couin, à l’arrêt suivant, à l’horizon de nos vies, qui n’auront pas rimé à grand-chose.

Alors oui, deux ans ou trois, même, après la retraite. C’est cela que je me disais avant de me retrouver ici pour toutes ces années. » Page 52

Timothée Demeillers rend compte avec beaucoup de talent des conditions de travail de l’usine (l’abattoir, ce n’est pas anodin) et de la totale déshumanisation qui se pratique naturellement. Erwan, exemple extrême (parmi tant d’autres finalement) nous permet de prendre conscience de la rudesse autant du travail que de l’image de ses supérieurs en costume cravate dénudés de compassion.

Laetitia, étudiante saisonnière, rayon de soleil qui a partagé son travail il y a dix ans, n’aura su éclairé son quotient que peu de temps l’éblouissant au point d’imaginer que l’abattoir n’est pas si mal. Mais chacun sa place, elle d’une autre condition, réparti dans ses études) lui les mains dans le sang chaud à tirer es bêtes jusqu’aux frigos, et peu à peu l’ombre s’est rabattu sur lui. Aucun échappatoire, anéanti, Erwan est devenu cette carcasse vide qu’on manipule dans cette usine, jusqu’au point de non-retour.

 «  Le comment allez-vous qui te regarde comme un sauvage, comme un animal qui tu es à force de bosser dans ces dégueulasseries, dans ce sang poisseux qui te colle aux basques ; qui te colle au crane, qui te colle à la peau, le comment allez-vous qui te dit que toi  aussi tu finiras surement bientôt suspendu ) un de ces crochets ; la tête en bas , à te vider de ta sève, estampillé, une petite fiche agrafée indiquant ton age, ton poids, ta catégorie, ta race, ta provenance, ta qualité de muscle, ta quantité de graisse et la destination où l’on se régalera de ta chair (…) » Page 31

Même si Erwan grappille du bonheur (avec sa campagne salutaire, du côté de sa belle-sœur, oreille attentive et dans la complicité silencieuse avec son frère), Jusqu’à la bête est loin d’être un roman rose et optimiste car trop vite anéantie par ces semaines de travail cadencé au milieu des cadavres

Jusqu’à la bête est un texte très fort.

Actuel, âpre, sombre et direct ce récit de Timothée Demeillers met mal à l’aise par sa justesse et son désespoir. L’abattoir, il ne pouvait pas être meilleur endroit pour évoquer le carnage social et parce que l’analogie entre bête et l’homme est facile on en vient à réfléchir sur notre consommation (et évidement la souffrance animale) autant que sur cette absence de considération humaine et sociale dans ce genre de boulot, cette catégorie oubliée de la population. Très intéressant !

« Mon réservoir à pensées heureuses. Mais la réalité finit toujours par nous rattraper et les idées plus sombres surgissent. Quinze années de ma vie à l’usine, c’est sur ça laisse des traces. Même aujourd’hui. Quinze années de ma vie à prendre part aux même conversation. Entre collègues. Au déjeuner, à la pause-café, dans l’abri pour fumeurs. Quinze années à croiser les mêmes têtes, à entendre les mêmes remarques lancées à la va vite. Alors forcément, ça ne s’efface pas avec quelques souvenirs heureux : une histoire drôle de l’époque passée qui revient et c’est l’usine qui reprend le dessus et me submerge, presque naturellement, de son poids, de son rythme. » Page 33

« Mon échappatoire durant toutes ces années. Mon réservoir à pensées sereines ; les parties de pêche de bonne heure avec Jonathan, les apéros entre collègues certains vendredis soirs d’été, les deux week-end de 2006 avec Laetitia, les barbecues avec Jo, Audrey et les filles les dimanches après-midi. M’évader le week-end, pour oublier un peu l’usine, pour oublier le tintamarre de la chaine. » Page 33

Page 33 

« Et puis ça passera, comme toujours les démons se rendormiront, ils reprendront place bien douillettement dans mes entrailles, quelque part à l’intérieur de mon corps qui les héberge sans frais (…). » Page 87

« Comment leur dire que tout ce que je voyais c’était des vaches mortes » page 86


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