Magazine Culture

(Note de lecture) Mathias Lair, "Il y a poésie", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Lair_il-y-a-poesieLa force affirmative du titre, et son présent, donnent de l’élan et rassurent : aucune disparition programmée, aucun déclinisme en vue. Il en irait tout autrement avec un « Il y avait poésie » ou même « Y-a-t-il poésie ? » Il y a, donc, poésie. Mais laquelle, où ? C’est l’enjeu de cet essai ; il reprend des chroniques que les lecteurs de la revue Décharge connaissent bien, mais avec un travail d’organisation et de « correction » sur lequel l’auteur s’explique avec humour page 149. Il ne s’agit donc pas d’un essai classique, construit massivement selon les règles de l’art (si elles existent), mais de la réflexion facettée d’un poète sur la poésie aujourd’hui : ce qu’elle peut, ce qu’elle pourrait, ou ne peut pas, ne peut plus. Cinq chapitres de longueur variable mais qui restent tous sur un ton général : l’auteur n’étudie pas sa propre pratique, il ne se réfère pas à ses livres, même si par deux fois il bascule de la prose au vers (pp.25 et 120). Le but est donc de faire un état des lieux, de considérer l’époque et la poésie (les poésies ?) qui la traverse pour dégager une vision personnelle, sans pour autant prétendre devenir porte-drapeau d’une avant-garde de plus ou grand prêtre d’une nouvelle chapelle.
Un des mérites de la réflexion de Mathias Lair est de toujours lier son analyse de la poésie à celle de l’homme dans l’époque, du « sujet » contemporain. Pour lui, c’est d’abord un être « sans dieu » (p.40) : la religion appartient à un « âge révolu »(p.112) après les catastrophes du XX° siècle : une poésie qui se place dans cet horizon est donc régressive, tout comme « certains poètes (qui) tiennent à réanimer le religieux ; par exemple, dans les « poésies de la présence », du blanc ineffable » (p.112). Le refus de la « moraline » (p.94), du « puritanisme » et des « bons sentiments »(p.100), est tout aussi radical : exalter les « bonnes vraies valeurs, universelles… surtout dans la classe bourgeoise, ou moyenne, à laquelle nous appartenons peu ou prou, nous les manieurs de claviers et de livres… » aboutit à une poésie paresseuse, auto-censurée, diffusant seulement une morale de classe répondant aux « critères de la bienséance » (p.101). Dans le chapitre Politique de la langue, on retrouve cette violence critique qui, si elle ne fait pas dans la nuance, a le mérite d’être claire quant à ses cibles. Pour l’auteur, notre époque tourne dans le circuit libéralisme – individualisme dévoyé – narcissisme (p.54), la machine et la technoscience ont pris le pouvoir (p.64) pour aboutir à un art contemporain vide (p.58), un « bazar postmoderne » (p.107), du « contemporien » (p.65).
On entend bien dans ces pages de la provocation, de la colère, et on peut se demander quelle tendance de la poésie contemporaine échappe à la moulinette critique de Mathias Lair puisqu’il attaque, pour des raisons différentes, aussi bien les « performances » (pp.59,67), que la poésie du quotidien, rabattue à « aimer son petit moi » (p.93), ou « le jeu abstrait des contraintes oulipiennes » (p.94) considéré comme œuvre d’« obsessionnels » (p.153)… On ne pourra pas dire que ce livre a été écrit pour se faire un maximum d’amis, ou que l’auteur cache son jeu. Mais l’énervement que peuvent provoquer certains jugements ou certaines formulations ne doit pas amener à considérer ce livre comme une pure entreprise atrabilaire de démolition ; ce serait occulter le fait qu’un décapage peut être sain, et qu’il est toujours intéressant d’entendre le point de vue d’un passionné de poésie. Passionné, donc partial sans doute, en tout cas déçu de ne pas lire une poésie d’époque à la mesure de son désir. Même si l’auteur donne sens à ce manque, « Nous voilà réduits à détruire parce que nous sommes détruits » (p 65), le manque demeure. Car « le poème est pour moi le lieu de toutes les libertés , des pires comme des meilleures » (p.93). Or cette « liberté » ne trouve pas son expression dans le « conflit de base, aujourd’hui, entre poésies humaniste et contemporaine » (p.78).
Il faudrait, selon Lair, acter le fait que « ce qu’il y a d’humain dans notre condition, c’est d’être divisés » (p.87). Et donc que la poésie sorte de l’impasse de la séparation mot/émotion (p.16), mot/chose (pp.89,119), mot/sensation (p.36)… pour construire (ou libérer ?) « Un sens et du singulier : soit, au cœur de ce processus, un sujet et son désir recomposant la réalité. » (p.66).  Cela passe par le corps (pp.98,106,113), la pulsion (pp.96,121), l’origine (pp.21,35)… Mais l’objectif de la poésie demeure celui de libérer le « sujet » :  « Si on définit le sujet comme le rapport à soi qui toujours échappe et qui de ce fait nous met de guingois dans le monde ; comme l’impossibilité, donc, d’en rester à une immanence tranquille, un donné de la croyance, une identité bien définie se formulant dans un poème bien moulé… Si le sujet échappe par nature au savoir, s’il ne partage pas la conscience commune, il ne peut se réfléchir dans le langage déjà-là, il ne peut se manifester que malgré, ou contre l’ordre du monde dressé par la langue. Le poème, c’est cela : l’irruption du sujet dans la langue, et ce qu’il lui défait pour être. » (p.112).
En cela, M. Lair reste, peut-être et malgré tout, plus humaniste qu’il ne le croit…
Antoine  Emaz
Mathias Lair, Il y a poésie, Editions Isabelle Sauvage, 2017, 160 pages, 17€
sur le site de l’éditeur


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines