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Saïdou Bokoum : Chaine

Par Gangoueus @lareus
Saïdou Bokoum : ChaineIl y a quelques années, Ramcy Kabuya, écrivain, universitaire et critique littéraire congolais me parla, au détour d'un échange, avec beaucoup de passion d'un livre ayant disparu de la circulation, passé complètement sous silence depuis des années. Je fus marqué par l'enthousiasme et le mystère qu'il exprimait au sujet de ce livre. Connaissant le lecteur exigeant qu'est Ramcy, j'ai noté cette référence. C'est Nicolas Treiber qui plus tard a évoqué le projet d'une réédition de ce livre qui avançait lentement mais surement. Naturellement la parution de ce roman, dans ces conditions, a tout de suite ravivé mon intérêt.  Parce que ce roman a une histoire singulière. 
Sa première édition remonte aux années 70. Ce roman fut en lice pour le Goncourt 1974. Et, après lecture, je peux dire qu'il y avait de quoi. Le texte a été profondément remanié par Saïdou Bokoum. Et j'avoue que j'aimerais accéder à la version première de ce livre dont l'actualité des thèmes est étonnante. 43 ans après. Avoir la version première pour saisir un travail de restauration littéraire réalisée par un auteur sur son unique roman.
Saïdou Bokoum est un dramaturge guinéen, co-fondateur d'une troupe de théâtre, le Kaloum Tam-Tam. Cette dimension de l'homme de lettres, ancien de l'EHESS va transpirer dans ce texte disruptif pour l'époque, disruptif encore aujourd'hui. Et d'une certaine manière, je n'ai pas trop de mal à comprendre pourquoi ce texte est sorti des champs littéraires africains francophones.
Le premier intérêt de ce roman réécrit par Saïdou Bokoum est la possibilité de comparaison qu’offre sa photographie, son cliché de la condition des noirs en région parisienne il y a 45 ans avec celle d’aujourd’hui, avec le terrible constat que les choses n'ont au final que très peu évoluées. C’est assez troublant de lire ce Paris des années 60/70 où des squats cramaient et le racisme montait dans l'esprit des gens déjà à l’époque. La France connut sa première crise économique avec le choc pétrolier. Mais tout de même... C’est une deconstruction totale pour moi de mon imaginaire, vu que les années 70 représentent la période des études de mes parents en France, et que s’il était difficile de trouver un appartement quand on était noir, il ne m’en est pas resté une image conflictuelle. Le regard d'un enfant est tellement biaisé par le cocon dans lequel ses parents le couvent... 
Saïdou Bokoum : ChaineLes chaînes que traite et dénonce ici Bokoum remontent à très loin puisqu’elles convoquent la malédiction originelle qui frappe Cham. Je n'ai jamais compris pourquoi Cham égale Noir,  mais c'est unvaste sujet... Tout un jeu de mots et de noms est construit entre Kam, Kanaan son fils et la condition pénible et oppressante qui touche sa descendance. Il faut naturellement avoir une connaissance de ces personnages bibliques et de leurs destinées respective pour comprendre le propos de Bokoum. La négraille en France (Japhet) évolue sous ce joug mental que la libération de l'esclavage et de la colonisation n'ont pas effacé. Le roman de Bokoum est intéressant par le fait qu’il recoupe tous les afro-descendants dans une même problématique. Ces communautés noires se parlent, s'organisent malgré leur diversité et parfois leur antagonisme. Ce texte explore aussi l’intériorité d’un personnage qui questionne toutes ces chaines sans réellement exploiter son potentiel, son génie, sa spiritualité pour s’en défaire. L’un des intérêts de ce roman est le discours sur une forme d’art engagé poussant à la prise de conscience des individus sur leurs droits et la nécessité de faire face ensemble à l’agressivité de la terre accueillante. Le kotéba prenant son essence dans une forme artistique africaine parle aux petites gens des foyers. Le rêve est le lieu de projection du personnage.
Il faut affirme le point suivant : ce roman est bien écrit. Il est avant tout construit sur des dialogues même s’il y a des phases de descriptions importantes et utiles. Mais dans le fond, il s'agit du décor qui sert de scène à son propos. Il y a plusieurs langues qui s’entremêlent dans cette écriture libre. Je pèse ce qualificatif : libre. Il faut aimer ce mélange de genre qui a pourtant un sens. Le discours de certains personnages selon qu’il est produit en malinké ou en français nous donne de percevoir l’homme diminué par la langue qu’il ne maîtrise pas même s’il est un maître de la parole, un griot. Le petit nègre est à la fois saoulant dans ses phases répétitives et en même temps légitime pour conter ces hommes diminués.  La structure du texte est difficile à suivre. Elle peut même être lassante si on ne s’accroche pas aux basques du personnage principal. Ce texte fait penser à la Carte d’identité de Jean Marie Adiaffi ou Etonner les dieux de Ben Okri. Des écritures apparemment déstructurées mais qui ont pourtant. Je suis partagé.
Incontestablement, ce texte est un olni (objet littéraire non identifié). Il ne me paraît pas surprenant qu’il soit passé dans l’oubli. Parce que ce texte détonne dans la forme de l’écriture qui est extrêmement féconde et adaptée aux personnages ancrés en France, jouant de la caricature à fond.  En même temps, Bokoum immerge le lecteur dans des lieux improbables, il refait visiter les bidonvilles des années 70 avec les mots qui semblent juste. Quand tous les regards de la littérature africaine sont portés sur les potentats écrasant les populations africaines et les désillusions des indépendances, Bokoum regarde la diaspora. Regard terriblement actuel. Les formes de l’écriture sont disruptives. Le rêve autorise toutes les folies. Je terminerai en parlant de Kanaan. Cet étudiant dépressif. La dépression est un sujet que je trouve peu traiter en littérature. Le spleen. La mélancolie. C'est un des sujets qu'incarne l'étudiant. Le suicide d'ailleurs est envisagé. Sa dépression nous permet de voir un monde  déjanté, sombre. Mais c'est un sujet à part entière où les femmes constituent des bouées de sauvetage ou l'occasion de noyade. On sent dans la plume de Bokoum la difficulté de la rencontre avec cet alter égo féminin. On note une progression  ou régression, c'est selon les sensibilités du lecteur, dermiques dans la rencontre de cette femme. Blanche d'abord. Métisse ensuite. Noire enfin. La construction de ces trois femmes, leurs contributions ou éclatements est un champ d'observations passionnantes. J'aime la profonde lucidité ou plutôt le caractère panoramique et distant qu'il offre en tant qu'auteur sur un tel sujet.  J'ai mis du temps à lire ce livre. Il a sur sa trame quelque chose qui me renvoie à Do the right thing de Spike Lee ou Silence du choeur avec une sorte de volcan qui éclate.A lire, à relire, à faire lire.Le personnage que j'ai préféré, c'est Maïa

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