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Idrissa Ouedraogo, militant cinématographique

Publié le 12 octobre 2017 par Africultures @africultures

Dates clef de Idrissa Ouedraogo
1954, 21 janvier : Naissance à Bankora (Burkina Faso)
1976-80 : Formation à  l’Institut africain d’études cinématographiques de Ouagadougou
1981 : Réalisation du premier court métrage Poko[1]
1981 : Fonde sa société de production  Les Films de l’Avenir
1982-86 : Formation à  l’Institut des hautes études cinématographiques (France)
1986 : Réalisation du premier long métrage Le choix (Yam Daabo)
1989 : Réalisation-production du premier long métrage Yaaba (Grand-mère)[2]

Principaux films produits
1989 : Yaaba (Grand-mère)
1990 : Tilaï (La loi)[3]
1992 : Samba Traoré[4]
1995 : Guimba, un tyran, une époque (réal. Cheick Oumar Sissoko)
2003 : Kounandi (réal. Appoline Traoré)
2003 : Sous la clarté de la lune (réal. Appoline Traoré)
2006 : Kato, Kato

Réalisateur burkinabè emblématique des années 1980-1990, Idrissa Ouedreago a marqué toute une génération de cinéastes. Non seulement par l’ampleur quantitative de son œuvre, mais surtout par leur qualité, leur écriture cinématographique très poussée, et sa reconnaissance internationale. De Cannes à Venise en passant par Berlin et Ouagadougou, avec une cinquantaine de distinctions  obtenues dans tous les grands festivals, il a contribué à la reconnaissance du cinéma burkinabè, et plus largement de toute la sous-région, durant deux décennies[5]. Il fondera, dès le début de son activité, une société de production, les films de l’Avenir, qu’il transformera une décennie plus tard en Les films de la plaine afin notamment de produire quelques-uns de ses longs-métrages de fiction. Mais au-delà de la production de films, les siens ou ceux des autres, c’est toujours le désir de raconter des histoires africaines qui l’anime, pour nourrir cet art venu d’ailleurs dont il rappelle avec fougue l’exigence du respect de sa grammaire.

Comment êtes-vous venu au cinéma ?

J’ai fait des études primaires et secondaires au lycée de Ouagadougou, et je me suis retrouvé rapidement parmi ce qu’on appelait des militants, des élèves qui consacraient leurs vacances à apporter du soutien scolaire aux plus faibles, et aussi à organiser des manifestations culturelles. On se préoccupait un peu des problèmes de santé, surtout pour nos frères et sœurs qui vivaient dans les campagnes. Pour nous le cinéma c’était faire des films à caractère socio-éducatif. Quand on connaît le nombre d’enfants qui meurent du paludisme en Afrique, de la diarrhée et de toute autre maladie parce que on ne filtre pas assez l’eau, le cinéma c’était filmer comment boire de l’eau filtrée, faire connaitre les différentes techniques de filtres, comment lutter contre les moustiques. Ce type de cinéma à caractère éducatif me passionnait. Durant ces occasions, j’ai fait énormément de théâtre, et en terminale la passion du théâtre, donc du cinéma, était en moi et j’ai demandé à faire l’Institut des hautes études cinématographiques à Paris, l’IDHEC. Je ne savais pas ce que c’était, je connaissais juste le nom. Mais plus tard après le bac je n’ai pas pu entrer, donc j’ai fait l’Institut africain d’études cinématographiques à l’université de Ouagadougou durant trois ans. Comme je me trouvais parmi ceux qui se préoccupaient de la vie en cités des étudiants, je suis entré dans le bureau exécutif de l’association des étudiants voltaïques à l’époque, à Ouagadougou, et on a déclenché une grève qui nous a coûté très cher. Dans ma troisième année, ils ont renvoyé de l’université plus de 800 étudiants. Ce fut brutal et ça a provisoirement mis fin à mes études.

J’ai dû travailler pendant un an à la Direction de la production cinématographique du ministère, et pendant ce temps j’ai pu réaliser un court métrage en 1981, Poko, qui a obtenu le prix du meilleur court-métrage au Fespaco de la même année. Sembène Ousmane était le président du jury, il avait fait l’Institut du cinéma de Moscou, et il m’a fortement encouragé à repartir en études. J’ai eu de la chance parce que ce film m’a ouvert les portes dans mes relations avec les soviétiques, qui m’ont donné une bourse. Je suis allé à Bamako où j’ai rencontré Souleymane Cissé qui avait fait ses études là bas, et qui m’a aussi encouragé, donc je suis allé à Moscou dans le but de faire des études de cinéma. Mais on m’a ramené à Kiev pour entrer à la faculté préparatoire de cinéma, or j’avais comme fixation l’école VGIK[6] à Moscou, et quand je n’ai pas pu y avoir accès, je suis revenu sur Paris. J’avais parallèlement passé le concours d’entrée à l’IDHEC, mais je n’avais eu aucune réponse. Je m’y suis rendu avec un ami, et ils m’ont annoncé que j’avais été reçu au concours d’entrée et qu’ils m’attendaient depuis quatre mois. J’y suis resté, j’ai fait mes films d’école, des courts métrages un peu documentaires comme Les écuelles, ou Issa le tisserand (1984). Et juste quand je finissais l’IDHEC j’ai pu réaliser mon premier film Le choix (Yam Daabo, 1986), que j’ai enchainé avec Yaaba, Tilaï, etc.

Idrissa Ouedraogo, militant cinématographique
Mon séjour en France a fait évoluer mes objectifs pour le cinéma ; du caractère socio-éducatif à une réflexion plus profonde : pourquoi l’Autre, pourquoi le Français a-t-il de la difficulté à me connaître vraiment ? Parce que tout ce que je voyais à la télévision, c’était ce qu’il y avait de plus négatif de l’Afrique, des portraits vraiment dégueulasses, la faim, la soif, les guerres, les maladies, comme si il n’y avait que ça ! Bien sûr la pauvreté et la misère existent sur le continent mais pour moi le cinéma était au delà de toute cette peinture. C’étaient de grands sentiments humains dont on devait parler. Et sur ce terrain-là, tous les hommes se ressemblent, peuvent se connaître. Peut-être que si j’essayais de faire des films dans lesquels il y avait autre chose que ces clichés de la faim, de la soif, de la maladie, si il y avait un peu de rire, un peu de cœur, un peu d’amour, un peu de tous ces grands sentiments, si j’essayais de les mettre dans les films, (peut-être) l’autre regarderait mieux mes films et me regarderait du coup autrement.

Donc mon film est parti de cette constatation, et je suis allé un peu plus loin, avec cette femme abandonnée par tous : oui l’Afrique aussi était capable de ça, mais comme avec tous les enfants du monde elle est sauvée et accompagnée par deux enfants, car bien sûr que tous les petits enfants aiment leurs grands mères partout dans le monde. Et je pensais approcher un peu de mon but, faire en sorte que toutes et tous puissent vivre les même émotions que je vivais. Et finalement même si les manifestations culturelles sont différentes d’une communauté à une autre, le fond était toujours le même : c’est ça que je cherchais vraiment.

Comment avez-vous vécu les évolutions dans la production et les technologies ?

Avec Tilaï on parle de « tragédie grecque », mais il y a des tragédies dans tous les peuples. Et les histoires d’amitié, tout le monde les comprend. Je me suis interrogé après les années fastes du cinéma africain de Souleymane Cissé, Ousmane Sembène, etc. Le ministère français de la coopération était devenu celui des affaires étrangères, et la production était devenue plus difficile. Elle l’est encore davantage aujourd’hui.

Avec l’avènement des nouvelles technologies, on nous disait que tout allait changer, mais ce ne sont que des supports, et avec tout nouveau support il faut faire comme avec toutes les sciences et techniques nouvelles : on peut se les approprier même si ces outils-là sont beaucoup plus difficiles, avec plus de contraintes en Afrique que partout ailleurs. Le numérique par exemple, si on n’aime pas les hauts contrastes, ça claque. Le soir il peut y avoir de belles lumières, c’est pourquoi on peut tourner la nuit. Mais plein de gens ici tournent entre midi et 13h : quelle qualité d’image peuvent-ils avoir ? Donc ça ce n’est qu’une question de support, et quand on dit que le numérique est plus accessible, ça ne l’est pas vraiment au niveau du résultat, je pense même qu’on a reculé.

Au delà se pose le problème de la formation aux métiers du cinéma ; quand on regarde le niveau des jeunes dans mon pays au Burkina, ils sont un peu plus bas et plus faibles qu’ils ne l’étaient quand moi je faisais mon baccalauréat, donc ça veut dire que mes enfants ont encore plus de difficultés d’expression, de compréhension. Or le cinéma c’est un regard sur les choses, les êtres de la vie, un regard philosophique. Ils sont incapables aujourd’hui de réfléchir, et peut-être que c’est le niveau d’entrée dans les écoles de cinéma ici qui est un peu trop bas, peut-être qu’il vaut mieux prendre des jeunes hommes et jeunes femmes un peu plus haut dans le niveau d’études, au niveau du master, mais je constate que le niveau de cinéma de l’Afrique de l’Ouest baisse. Et pendant ce temps, ceux qui faisaient du cinéma, comme moi, comme Souleymane Cissé et d’autres, ne font plus de cinéma.

Comment rehausser le niveau global des films en Afrique?

Le problème de fond réside dans la logique de production : comment produire avec les moyens dont on dispose pour que ces films puissent être compétitifs. Dans l’histoire du cinéma, on a vu le néo-réalisme italien faire de belles choses,  puis la Nouvelle vague française et le cinéma indépendant américain. Et d’autres. Ils ont tous commencé par réfléchir autrement, et produire autrement. Ca veut dire que d’autres avant nous en Afrique ont imaginé des logiques de production qui leur sont propres, qui leur permettent de s’exprimer avec beaucoup de liberté, et dont nous ferions bien de nous inspirer.

La coproduction, c’est comme des vases communicants : tu donnes, je donne. Mais en Afrique, les coproductions d’Etat sont folkloriques, fondés sur la base culturelle, des danses, des chants, etc. Quand les chefs d’Etat voyagent, ils amènent des troupes avec eux, mais ça ne passe pas sur le plan économique, ni sur le plan de la création cinématographique. Si la France met 100 000€ pour coproduire un film burkinabé, que  pourrait donner le Burkina en contrepartie ? Ça devrait être la même chose, au moins 100 000€ pour coproduire un film français, or on en est incapable. Donc on reste toujours dans cette asymétrie.

L’apprentissage aux métiers du cinéma est le premier pas d’une liberté à construire. Comment faire un travelling sans rails ? On peut travailler caméra à l’épaule, sur des plateformes de charrette, des ânes. Peut-être qu’on devrait se dire que tout ça est possible, que ça donne du mouvement, que ça peut donner un travelling. Si les gens sont bien formés, ils résolvent toutes les difficultés qui peuvent se poser à eux sur les plateaux de tournage. Et si on est bien formé parce qu’on connait un peu les lois de la physique, au niveau du son, au niveau de la lumière, on ne tournera jamais vers 11h en plein soleil avec ces outils là, ce n’est pas possible, c’est mortel. Ça veut dire que dès la conception de l’histoire, il faut savoir éviter les pièges ; comme le soleil est un élément naturel permanent au dessus de nos têtes, et qu’il devient haut déjà à partir de 10h du matin, ça veut dire qu’on devrait pouvoir tourner dans la bonne lumière entre 7h et 10h maximum, puis après 15h, 16h, mais donc on perd beaucoup de temps, ce qui n’était pas le cas avec l’argentique. Alors si on ne veut pas perdre autant de temps, comme c’est l’émotion qui fait le film et non la nature, ça veut dire qu’on peut tourner non dans la journée, mais la nuit, à l’intérieur, ça donnera les mêmes effets et notre discours sera mieux reçu.

Aujourd’hui le cinéma africain doit se poser beaucoup de questions sur la manière de faire des films avec les nouvelles technologies pour qu’elles soient compétitives, sur la manière de faire des films qui viennent de nous-mêmes, du fond de nous-mêmes. Quand on regarde tous les films qui sortent, je cherche ce que le continent peut apporter aux autres, surtout au sud du Sahara. Quand j’étais gamin, on me racontait plein de contes, les mythes africains, la mythologie, il y a plein de choses intéressantes que le monde ne connaît pas, et cinématographiquement qui auraient été très belles. Je sais pas si c’est par complexe, et pourquoi on n’arrive pas à donner aux autres quelque chose de vraiment propre à nous, notre passé même historique, la colonisation qui était brutale, sauvage. On a plein de matière à donner mais…

Les pays africains ne doivent-ils pas s’emparer de l’audiovisuel pour davantage fabriquer leurs propres images ?

Je comprends toutes les difficultés de notre cinéma parce que ce qui ne nous permet pas de décoller, c’est l’absence de marché propre. Bien sûr aujourd’hui il y a le Nigéria, Nollywood, qui est cité en exemple, mais je pense qu’on est beaucoup plus en avance qu’eux sur le plan des thèmes, des idées. J’ai l’impression qu’ils nous ramènent au début du cinéma africain avec la sorcellerie, tout ce que le cinéma africain avait déjà dépassé. Mais ils le font parce qu’ils ont un marché de 180 millions d’habitants qui regardent leurs productions, donc ils vont s’autoréguler eux-mêmes. Ca va prendre peut-être un peu de temps pour qu’ils reviennent au niveau de l’Afrique francophone au niveau de l’écriture des films, au niveau technique. Ils n’ont pas d’égard par rapport aux raccords, par rapport à toutes ces lois du cinéma qui leur importent peu, précisément parce qu’il y a une vraie soif, un vrai besoin des populations africaines de voir leurs propres images, de se voir elles-mêmes à l’écran. Donc ils n’analysent pas, ne pensent pas en terme de qualité, mais parlent d’être présents sur le marché.

Mais on peut être présent aussi en sortant des films en France ? Et comme dans le football, quand un africain joue dans un club toute l’Afrique le soutient, et soutenir donc ces films ?  Quand Eto’o[7] était au Barça [Club de Barcelone], les gens soutenaient le Barça sans savoir où il se trouve, car la plupart des gens ne le connaissent pas. Quand il marque des buts il y a une fierté aussi, justement parce que la colonisation a dit que les Africains étaient des gens sans culture, qui ne pouvaient pas évoluer, pas réussir. Mais chaque fois qu’un Africain à travers le monde pose un acte positif, ils ressentent une espèce de fierté, et quand moi je vais à Cannes, c’est toute l’Afrique qui est à Cannes, pas seulement le Burkina. Parce qu’il y a eu négation de notre culture, et peut-être qu’on n’a pas pu la dépasser encore, on est toujours en train de voir comment l’autre va nous juger.

Quels films tourner, quelles images montrer ?

On dit « il y a de plus en plus de films dans les villages », et hop tout le monde fait des films dans les villes. Certes, il y a de plus en plus de séries de télévision qui sont importantes dans la vie des gens, et si on ne les fait pas, ça veut dire que dans quelques années on va consommer beaucoup de choses étrangères à nous-mêmes, à notre propre culture, à notre propre imaginaire, ce qui créera une grande catastrophe, avec l’impossibilité de réfléchir par nous-mêmes. Nous les vieux on s’en sortira, mais nos enfants n’auront plus de repères, car c’est le cinéma et l’audiovisuel qui se mettent ensemble pour coloniser le monde ; c’est plus brutal parce que ça ne se passe plus avec des fusils, mais juste des images. Et déjà dans beaucoup de capitales tu vois la manière dont les gens marchent, comment ils se comportent, sous l’influence des séries de télévision brésiliennes et américaines. Donc le mal est là, et il y a beaucoup d’images à faire de nous-mêmes et pour nous-mêmes.

Pourriez-vous préciser, dans vos réalisations et dans vos productions, votre relation à l’économie de la filière, et comment est-ce que vous situez son évolution des années 1980 jusqu’à aujourd’hui.

L’essentiel de nos productions des années 1970-80 se faisait grâce aux guichets français : le ministère de la coopération, la francophonie, le CNC, avec des mécanismes d’aide au cinéma africain. Peut-être parce que l’Afrique avait été colonisée sauvagement, peut-être avec la culpabilité que l’occident ressentait, en tout cas il y avait une fenêtre ouverte de façon inconditionnelle pour beaucoup de films, qui ont donné quelques bons films. Il y avait une sorte de carte blanche. Mais, pour des raisons économiques, ces guichets ont petit à petit fermé leurs portes. Les nouveaux guichets qui venaient dans les Affaires étrangères ne se sentaient pas du tout coupables des actes barbares de leurs pères, de leurs grands pères, ne jugeaient plus que par la qualité des dossiers, du scénario, du réalisateur, donc le nombre de films s’est rapetissé, et la production africaine s’est effondrée. Le Burkina Faso a un peu tenu grâce au système d’incitation à la production nationale, qui était la résultante de 15% des recettes brutes des salles de cinéma, qui étaient affectées à un compte du trésor pour faire des films. C’était sur la billetterie parce que les salles de cinéma étaient nationalisées, donc l’Etat en avait fait son affaire.

Et avec l’arrivée des révolutionnaires au pouvoir au Burkina Faso, qui avaient certes de belles idées mais aussi besoin d’argent, ils ont dû puiser beaucoup dans les comptes du cinéma, qui a financé un certain nombre d’institutions, notamment la presse écrite. Et ça correspondait à l’apparition des nouvelles technologies, des télévisions privées et publiques, de la satellisation, avec d’autres types d’images qui venaient chez les populations qui n’avaient plus le désir d’aller en ville dans les salles de cinéma loin de leurs domiciles. Les quartiers ont grandi, du coup les populations ont voulu aller se distraire les cinémas étaient trop loin, etc. Petit à petit, le cinéma burkinabè s’est effondré. Les rares films produits le sont encore avec une forte participation de l’Union européenne.

Le cinéma est art, mais le talent ne s’improvise pas : je ne vois pas une école qui puisse transmettre le talent ; on a le talent ou pas. Mais par contre le cadre, la lumière, tout ça c’est technique et la technique obéit à celui qui sait. Elle est venue tard en Afrique, qu’importe ! C’est comme la médecine, c’est comme toutes les techniques modernes. Il faut l’apprendre, et quand on regarde autour de nous, il n’y a pas de grandes écoles de cinéma en Afrique. Il y a l’ESAV du Maroc qui commence à fournir des jeunes étudiants, mais c’est cher pour un Burkinabè qui veut aller étudier là bas, et beaucoup de parents n’ont pas cet argent : faire des études de cinéma avec ces sacrifices, ça ne les intéresse pas. Donc il faut de grandes écoles en Afrique, au moins une grande école en Afrique, et je pense que ça aiderait à ce qu’il y ait des gens qui portent des regards différents.

Quand on regarde les films de Djibril Mambéty Diop, c’est un génie, et il n’a pas dû faire une grande école ; il a du talent, mais il a montré une voie et personne ne s’engouffre dans cette voie là. C’est dommage car on a des exemples de gens qui ont fait des choses merveilleuses, or les jeunes cinéastes africains ne connaissent pas leur propre histoire du cinéma, ils ne savent pas ce qui s’est fait, ils n’ont pas vu tous les films, ils auraient pu apprendre par la critique, et éviter les écueils de la jeunesse et prendre ce qu’il y a de merveilleux dans ce qu’on a fait dans le cinéma des années 1980-90.

Quel rôle imaginez-vous pour les pouvoirs publics ?

Les politiques pensent à leur niveau que le cinéma n’est pas intéressant, en Afrique en tout cas, compte tenu du fait qu’il n’y a pas de marché propre ; on ne peut pas leur vendre ce secteur, car c’est vrai que lorsqu’on regarde objectivement les populations qui crèvent de faim, avec le palu, etc. mettre autant de millions dans une activité qui ne rapporte presque rien, il est difficile de leur dire que ça va venir plus tard. Comme ce n’est pas un secteur productif de plus value, ça n’intéresse pas les politiques. En fait il aurait fallu construire un marché avant de faire des films. Mais là nous sommes très, très en retard, et je pense qu’en terme d’efficacité il faut voir le problème maintenant au niveau des organisations régionales, la CEDAO [Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest], la CEMAC [communauté économique et monétaire des Etats de l’Afrique centrale], la SADC pour l’Afrique australe [South African Development Community], le Maghreb et les pays de l’Est. Ils ont les mêmes politiques communautaires au niveau économique, au niveau social, alors pourquoi pas au niveau culturel ? Ca pourrait rendre toutes les régions autonomes, fortes, et capables de régler le cadre réglementaire de la culture cinématographique dans leurs zones respectives.

La mise en commun ultérieure de ces régions, en une sorte de confédération, ferait qu’on pourrait avoir une seule voix politique, pour parler de quotas de distribution des films, de leur diffusion sur les antennes de télévisions européennes, puisque même les américains ont un quota de films. L’Afrique a aidé les français, les allemands, les belges à lutter contre l’impérialisme américain, mais se trouve exclue du système mondial de répartition des richesses du cinéma et de l’audiovisuel. Or toutes les chaines de télévision africaines sont inondées par des images européennes, donc la question devient politique, et quand les films africains passent sur Canal+ Afrique ou TV5, il y a très peu de droits d’auteur ! Ça veut dire qu’on est considéré, à juste titre, comme des consommateurs, mais juste comme le dépotoir des films du monde.

Qu’est-ce qui a empêché les télévisions nationales africaines d’alimenter leur temps d’antenne avec des films africains en les rémunérant ?

Parce que les télévisions nationales ont des relations avec d’autres intérêts, et qu’elles ont du mal à rivaliser avec les télévisions européennes, françaises notamment. Il y a d’autres chaines de télévision qui déversent des images en Afrique, mais peut-être qu’avec le nouveau directeur du CIRTEF [Conseil International des radios et télévisions d’Expression Française], qui est l’ancien directeur général de la télévision nigérienne, on limitera la casse, pour que les télévisions africaines francophones puissent se mettre ensemble, pour mettre chacune de l’argent, et exiger des coproductions. Parce que si nos télévisions ne réagissent pas, elles ne pourront même plus avoir d’images africaines à diffuser car des groupes comme Canal+ sont très puissants. Ils sont déjà matériellement, économiquement, politiquement implantés dans nos pays. Donc cela veut dire qu’il faut que les hommes du cinéma et de l’audiovisuel puissent créer dans chacun de leur pays un syndicat fort.

Mais en Afrique, ceux qui font le cinéma sont  fonctionnaires dans le cinéma. Ils n’ont pas leur place dans un syndicat de cinéma privé, ils ne pourront pas être juge et partie, et c’est cela qui fait que ça ne fonctionne pas ! Avec des organisations syndicales fortes, capables de poser les vrais problèmes et les vrais choix que nous devons faire, le pouvoir politique quel qu’il soit nous suivrait. Mais le cinéma africain aujourd’hui c’est un château de cartes, même s’il n’est pas trop tard parce qu’on a tellement d’autres histoires à raconter…

Le public, de plus en plus, souhaite des histoires régionales voire même nationales, ce qui pose le problème de l’offre, de la production : est-ce une période très différente d’il y a 10 ou 15 ans ?

Oui tout à fait, une autre période s’est ouverte. Moi par exemple je suis en train de réfléchir à 1896, à la pénétration coloniale par les capitaines Voulet et Chanoine, qui ont frappé, tué, violé. Je pense que le temps est venu de parler de nos héros, de ceux qui ont combattu la colonisation, de ceux qui ont laissé leur vie, tel ce bonhomme dont je veux parler, Boukary Kouté, mort en 1904 à Gambasa au Ghana. Personne ne connaît l’existence d’un tel héros. Je pense à des histoires comme ça, de nos pères, de nos héros.

On ne le dit pas mais aujourd’hui il y a des africains riches un peu partout, en France, aux Etats Unis, il y a des blancs épris de choses justes, il y a le crowdfunding, pour demander aux gens de coproduire. En ce qui me concerne, ma fille va m’aider, on va mettre notre scénario sur le Net, on va le faire partager par les gens qui m’aiment un peu, qui pourront participer, être derrière une histoire forte. Je vais le produire, avec un financement de la diaspora et puis de gens qui ont voyagé, qui comprennent. Je me rappelle dernièrement le discours de monsieur Macron en Algérie[8], une phrase simple mais avec des interprétations de toutes sortes en France ! J’étais assez effrayé, les gens sont conservateurs, ils ne veulent pas qu’on révèle leur passé, ils ne veulent pas en entendre parler. Et donc je me dis que moi je dois en parler, parce que ma jeunesse n’a pas de repères. Il y a eu Saint Maury, il y a eu Boukary Kouté, ils ont résisté contre les blancs, avant de mourir comme des chiens, et pendant plus de cent ans ils ont été oubliés par les leurs, c’est terrible. Ce sont des thèmes qui devraient marcher parce que ça concerne l’Afrique.

Est-ce que le meilleur moyen pour vous d’écrire ces histoires, c’est de faire à la fois le scénario, la réalisation et la recherche de financement ?

C’est une éducation que nous avons reçue de la France, qui a une réputation d’auteur, donc on devient auteur, producteur, réalisateur. Nulle part ailleurs on ne voit ça ailleurs, c’est vrai.

Est-ce qu’il y a des recettes pour faire un beau film ? Est-ce qu’un beau scénario fait un bon film ? Il y a mille et une façons de raconter une seule histoire, de filmer une action, de poser la caméra, etc.  Donc on peut s’arranger, y travailler. Mais pour la production les gens ont peur de se faire voler, et comme c’est tellement difficile, on mégote pour réaliser, et il y a eu  beaucoup d’expérience avec des producteurs français, qui ont fait des demandes d’aides, d’appuis à la production, mais quant au final ils financent leurs charges, il ne reste plus rien. On dit que chat échaudé craint l’eau, donc les gens se sont dit que ce n’était pas bon pour eux. Or les réalisateurs ne sont pas forcément compétents pour cela.

Egalement dans la chaine des métiers du cinéma d’Afrique il manque l’assistant réalisateur, un bon technicien comme premier assistant pour faire des plans de travail efficaces, une organisation efficace. Donc on est souvent comme au marché, comme tous les jours, c’est un défaut africain. Même quand on sait qu’on doit voyager dans deux mois quand les prix des billets d’avion ne sont pas chers on attendra toujours, moi en tout cas, le dernier moment pour aller acheter le billet d’avion, parce qu’on est dans une sorte de fascination au temps qui dure ! Cela nous pose beaucoup de problèmes mais ça nous donne une liberté. Lorsque je faisais Yaaba ou Tilaï, j’étais libre, j’écrivais en un mois, je ne prenais pas de temps ; depuis que j’ai commencé à vouloir écrire avec des scripts doctors, c’est-à-dire en utilisant la science, la technique de l’écriture, je me suis complètement égaré. Egaré parce que j’ai plus de connaissances que celui qui m’aide à écrire, en ce sens que j’ai été colonisé, que j’ai appris l’histoire de l’autre, sa sensibilité, je connais tout de la France. Mes enfants sont français, ils sont nés là bas, ils ont grandi là bas, ils ne connaissent pas grand chose de moi, de ce que je pourrais donner qui soit différent, de ce que le monde aurait pu me donner et ce que moi j’aurais pu donner au monde. Lui ne connait pas, alors comment peut-il m’aider ? Il ne peut pas m’aider. C’est pourquoi tous les scénaristes qui veulent travailler en Afrique doivent connaître l’histoire de l’Afrique, l’histoire de ces pays, l’Histoire… ça rendrait les choses plus faciles.

Alors auteur, producteur, réalisateur, c’est vrai que l’on perd beaucoup de temps mais travailler avec des bouts de ficelles et être au four et au moulin, donne parfois des œuvres formidables. Pour mon premier film j’avais juste une voiture de 15 places, on était 25, il y avait des français là dedans, dont Jean Monsigny qui était mon chef opérateur et qui m’avait enseigné à l’IDHEC. Ils ont tous accepté qu’on fasse le voyage dans ces conditions là. On n’avait pas d’éclairage artificiel, on n’avait pas de lampe, on n’avait que des réflecteurs, donc il nous était impossible de tourner  des scènes de nuit. On le savait dès le départ mais on avait envie de faire un film, on s’est dit que les gens pourraient aimer le film même si il n’y avait pas de nuit ni d’intérieur. On a fait ce film en un mois et demi, en traversant tout le Burkina et c’est le plus grand souvenir de cinéma que j’ai, où j’étais en même temps producteur parce qu’on m’avait donné 46 millions, presque 60 000€ pour le tournage en 16mm, le développement, le montage en France et tout le reste. On l’a fait avec 46 millions de Francs CFA, alors il faut être très fort pour pouvoir assumer tous les rôles là.

Mais être réalisateur et producteur en même temps peut être parfois antinomique ?

Idrissa Ouedraogo, militant cinématographique
Chercher de l’argent n’est pas facile, et avec la diminution des guichets automatiques français il faut chercher d’autres moyens. Pour ma dernière grande production, Kini et Adams (1997), je me suis allié à une grande société française, succursale de Polygram. On a tourné en Afrique du Sud, au Zimbabwe, avec de bons techniciens, en Scope. J’avais des gens formidables autour de moi, même l’assistant réalisateur qui a fait un plan de travail serré et on a tourné en cinq semaines au lieu de huit. Le film a été sélectionné à Cannes en compétition en 1997, on a fait du bon travail mais là on faisait tout pour moi, l’envoi des pellicules en France, le traitement, le labo, les comptes, on avait Canal en préachat, etc. On est allé chercher une coproduction avec le Zimbabwe qui fait partie du Commonwealth car la France leur devait encore une participation, donc mon film a pu être coproduit et il a la nationalité de la Grande Bretagne. Dans ces conditions confortables, il est plus agréable d’avoir du temps à réfléchir au film, au plan, à la direction d’acteurs, que de faire comme nous le faisons le plus souvent ici en s’éreintant tout le long du film pour réunir les moyens matériels.

Il commence à y avoir des producteurs africains, mais toujours pas de distributeurs africains,  c’est le principal problème. Peut-être que nos enfants qui étudient aux Etats Unis, en France, au Canada, toute cette génération de jeunes qui ont un rapport direct avec le business et le monde, peut-être qu’ils vont être d’un grand apport au cinéma africain. Mais en attendant l’urgence est de continuer à tenir, que les Souleymane Cissé, les Moussa Touré, moi-même, tous ceux qui savent faire du cinéma, puissent continuent à le faire. Ce n’est pas facile mais on a un avantage sur beaucoup de gens, c’est qu’on en a déjà fait et qu’on a l’expérience ; ne dit-on pas souvent que l’expérience vaut mieux que la science. ?

Propos recueillis par Mariam Aït Belhouciné, Claude Forest et Juliette Akouvi Founou ; entretien réalisé par Claude Forest à Ouagadougou en mars 2017.

, à oduction avec le Zimbabweun moment donné,, ,

[1] Prix du meilleur court-métrage au Fespaco 1981.

[2] Prix de la Critique au Festival de Cannes 1989, et Prix du public au Fespaco la même année.

[3] Grand Prix du Jury à Cannes 1990, Prix du meilleur long métrage au 1er Festival du cinéma africain de Milan en 1991, Étalon de Yennenga (Grand prix du Fespaco) la même année.

[4] Tanit d’Argent aux Journées cinématographiques de Carthage,  Ours d’Argent au Festival international du film de Berlin 1992.

[5] Pour une bibliographie détaillée, voir notamment : sur le net, Martin Stollery (http://sensesofcinema.com/2004/great-directors/ouedraogo/) ; en ouvrages, June Givanni (Editor), Symbolic Narratives / African Cinema: Audiences, Theory and the Moving Image, Londres, British Film Institute, 2000 ; Olivier Barlet, Idrissa Ouedraogo, réalisateur, Montreuil, Editions de l’œil, 2005.

[6] L’Institut d’État fédéral de la cinématographie S.A. Guérassimov  ou VGIK (Всероссийский государственный университет кинематографии имени С.А.Герасимова, abrégé en ВГИК), est un établissement d’enseignement professionnel supérieur du cinéma fondé à Moscou en 1919.

[7] Samuel Eto’o est un footballeur international camerounais évoluant au poste d’attaquant dans des clubs européens.

[8] En voyage en Algérie, Emmanuel Macron a qualifié la colonisation de « crime », de « crime contre l’humanité » et de « vraie barbarie », dans une interview à la chaîne algérienne Echorouk News, diffusée mardi 14 février 2017.


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