Il fallait un courage certain pour s’attaquer à une biographie de Baudelaire après celle, monumentale, que publièrent en 1987 (revue en en 1996, puis 2005) Claude Pichois et Jean Ziegler. Spécialiste de la littérature du XIXe siècle et notamment de Barbey d’Aurevilly, Marie-Christine Natta a relevé ce défi et son Baudelaire (Perrin, 893 pages, 28 €) se révèle plutôt réussi. Ecrite d’une plume alerte et fine, cette biographie, même si elle n’apporte pas une grande moisson d’inédits, repose sur une documentation sérieuse qui inclut les plus récents travaux de la recherche, dont témoignent les abondantes notes, réunies en fin de volume. S’appuyant sur la correspondance du poète, ses œuvres, même les moins connues du public, la presse de l’époque et surtout la correspondance et les témoignages directs de ses amis – en particulier l’écrivain Charles Asselineau et l’éditeur Auguste Poulet-Malassis -, l’auteure brosse de son modèle un portrait vivant, précis, équilibré, qui interroge bien des aspects de sa vie et tord au passage le cou à quelques idées reçues. Ainsi en est-il de la relation du jeune Baudelaire avec son beau-père, le futur général Aupick, qui ne devinrent vraiment conflictuelles au point de rendre tout contact impossible, contrairement à ce que beaucoup pensent, qu’assez tardivement.
Marie-Christine Natta met en lumière la complexité (les sentiments réciproquement ambivalents qui le lient à sa mère l’attestent) et les talents très variés de son héros, poète, critique d’art, traducteur, qui avait érigé en principe quasi-philosophique non seulement la recherche du Beau, mais aussi une « esthétique de l’étonnement » qui agaça nombre de ses contemporains. Elle souligne tous les paradoxes du poète : dandy flambeur, mais impécunieux suite à la dation d’un conseil judiciaire, socialiste en 1848, mais partisan de l’ordre sous l’Empire, riche de projets, mais procrastinateur impénitent inapte à mener la plupart d’entre eux à terme, novateur, mais adversaire du progrès, capable de beaux traits d’humour, mais perpétuellement rongé par le spleen… autant de singularités qui consacrent le « droit de se contredire » que, par ailleurs, ce provocateur né revendiquait haut et fort.
L’auteure possède en outre l’art de présenter en quelques paragraphes efficaces les personnages de son entourage, famille, écrivains, peintres, journalistes, amis et amours. Ce qu’elle dit, par exemple, d’Apollonie Sabatier (la Présidente), sur laquelle on a écrit beaucoup de remarquables imbécilités convenues, la rétablit dans son rôle, même si elle ne fait, curieusement, pas allusion, ne serait-ce que pour en dénoncer le ridicule, à la légende du « fiasco » qui aurait assombri leur unique nuit d’amour, probablement du 27 août 1857.
Les grands épisodes de la vie de Baudelaire font l’objet de solides développements, comme sa quête perpétuelle d’argent qui tourne à l’obsession jusqu’à sa mort, la préparation, la publication et le procès des Fleurs du Mal ou les derniers mois du poète, en Belgique puis en France, récit précis, sensible et factuel qui se situe aux antipodes du prudhommesque « romenquête » de Bernard-Henri Lévy, Les Derniers jours de Charles Baudelaire.
Certes, on pourra reprocher à Marie-Christine Natta de ne pas avoir évoqué autant que nécessaire la question politique chez Baudelaire, d’avoir plutôt survolé ses relations avec Gustave Courbet, en particulier du point de vue de l’esthétique alors que le Réalisme faisait l’objet de débats passionnés à l’époque, mais ces points de détail ne feront pas oublier une qualité majeure de ce livre : bien complet de notes, d’une abondante bibliographie et d’un indispensable index alphabétique, il est abordable par tous. Le simple amateur trouvera facilement ses repères au cœur d’un XIXe siècle qui ne lui est pas nécessairement familier ; le connaisseur y redécouvrira le poète et fera provision d’informations et de références.