"Trois pièces. Trois pays. Trois auteurs. Les Comores. Le Congo-Brazzaville. Haïti. Et pourtant, non pas la même histoire, mais la même question : la violence est-elle le dernier recours contre l’injustice politique ? Ces trois auteurs y répondent chacun à leur manière, en traitant des faits les plus tragiques de l’actualité récente de leurs pays, mais en n’oubliant pas ce que le théâtre peut opposer à la barbarie engendrée par le chaos : le langage, la poésie et le logos comme un long chant destiné à témoigner, à faire réfléchir, à faire agir."
Éditeur
Criss Niangouna est un comédien, un homme de théâtre. Un très bon. Je l’ai découvert dans l’adaptation du superbe roman de Wilfrid Nsondé "Le Cœur des enfants léopards" ; et il m’avait scotché de par son énergie, la puissance qu’il dégageait et la façon dont il semblait bouffer toute la scène. En comédien, c’est un bon. Il me fallait donc bien découvrir un jour l’auteur, et je dois dire que je suis extrêmement soulagé de voir que le niveau reste très haut.
« Il est parti à dix ans. Encore le chiffre dix. Décidément. Foudroyé par la mort sur un terrain de foot. C’était le premier jour des événements. « Papa, est ce que je peux aller jouer avec mes copains ? » Oui, que je lui avais dit. Il était dix-sept heures, heure à laquelle le soleil nous dit au revoir, en se retirant doucement, laissant entrapercevoir quelques rayons ici et là. Et pendant qu’il exécutait un amorti de la poitrine, un contrôle dribble suivi d’un débordement sur la ligne de touche, avant de servir un caviar à son partenaire, un obus, tiré de je ne sais où, a rebondi sur le poteau électrique et les éclats sont partis dans tous les sens. Un de ses éclats a perforé sa poitrine. Mon fiston est tombé raide mort le ballon aux pieds. »
"Des ombres et des lueurs" de Criss Niangouna est le récit d’une dramatique descente aux enfers. L’histoire idyllique d’un étudiant congolais qui décide de rentrer chez lui, "redonner au pays ce qu’il m’a donné", servir son peuple. A la façon de Eric Bamezon, le personnage du roman "Ténèbres à midi" de Théo Ananissoh, les débuts sont un rêve ; vie de cadre, marié à une femme magnifique, trois beaux enfants. Vie parfaite. Puis les échos des canons qui montent. La rumeur d’une guerre qui approche, la tension palpable précédant les pétarades des armes.
Criss Niangouna nous traine dans la tête de ce père qui voit la guerre civil de la fin des années 90, au Congo, leur tomber dessus. Ce père qui voit, les uns après les autres, ses proches et sa famille tomber. C’est d’une noirceur abyssale, la mort, violente, est permanente, elle rôde et s’abat sur les âmes. Celles qui n’ont pas encore vendu la leur pour un peu du sang de leur voisin. C’est violent, d’un violent pessimisme ; pas la moindre lumière dans cette plongée vers l’enfer, pas le moindre signe d’espoir. Ce récit est plombant.
« Je pense à Kiéssé, Kany, et Elikia. A leurs caresses chaudes qui me manquent cruellement, leurs sourires, leurs sollicitations, pour un oui ou pour un non, j’entendais « papa » par ci, « papa » par là… Ah, Marie-Laure ! Je pense à Marie-Laure, ma femme, et là, je me sens perdu. Errance, déchéance, déclin… Oui, c’est bien ça. Ça ne peut s’expliquer, se dire autrement : qu’errance, déchéance, déclin. Les morts ne sont pas morts, quelle connerie. Si, ils sont bien morts, ils sont partis, ils ne sont ni dans le bois qui gémit, ni dans le buisson en sanglots. Les miens sont morts assassinés par l’orgueil des hommes de cette terre rouge. Errance, déchéance, déclin, errance, déchéance, déclin… »
Après plus de quinze ans de ce drame congolais, dont le monde n’a pas vu, ou souhaité, voir l’hécatombe qu’elle a généré ; des nombreux écrivains congolais commencent à exprimer les blessures psychologiques qu’ont subi les peuples. Alain Mabanckou a dit la guerre et ses conséquences sur la famille dans "Les petit-fils nègres de Vercingétorix". Tima OUAMBA, dans "Terre Pourpre" est lui aussi dans cette guerre qui explose avec brutalité, qui fauche les enfants. Le magistral " Confessions d’une sardines sans tête" de Guy Alexandre Sounda met en scène les conséquences psychologiques de cette guerre fratricide. Et, je parie que cette période n’a pas fini d’inspirer les congolais. Comme Niangouna, ils continueront à dire cette horreur.
« La terre est rouge
Rouge vermillon
Rouge tomate
Rouge cerise écrasées
Rouge pastèque
La terre est rouge de tous les rouges
Écarlate
Rouge Dolisie
Rouge latérite
Rouge orangé de Yaoundé
Rouge chine
Rouge »
Je dis, à propos de ce récit, qu’il est "dit" car Criss Niangouna ne se contente pas d’écrire un drame ; il nous met dans les mains un récit à dire, à incarner. Ce texte est, évidemment, fait pour la scène. S’il se contentait d’être récit, écrit, il serait – au-delà de l’écriture – moins puissant, plus passe-partout. Cette litanie des malheurs narrées de façon linéaire et sans surprise ferait un roman très moyen. L’écriture n’est pas particulièrement recherché, l’intrigue – bien que bien amené, avec une scène finale extra gore – reste assez attendu. Mais la narration, le style extrêmement théâtral, visuel, choisi par l’auteur fait toute la différence et me fait dire que, décidément, les congolais ne sont pas des romanciers. C’est une légende urbaine.
Évidemment, on pourra toujours objecter qu’un Emmanuel Dongala, un Henri Lopes, un Sylvain Bemba sont d’éminents romanciers. On pourra toujours dire qu’il y a de nombreux ministre-écrivains qui s’affublent du titre de "romancier" au Congo-Mfoa. Mais ne vous y trompez pas, les écrivains congolais sont avant tout des non-romanciers frustrés.
La preuve.
Tchicaya U Tam’si ? Alain Mabankou ? Jean-Baptiste Tati-Loutard ? Des poètes frustrés de ne pouvoir porter leurs mots à la lumière par la seule poésie et ils se sont parés d’habits de romanciers.
Maxime N’Debeka ? Sony Laboutansi ? Et aujourd’hui Guy Alexandre Sounda, Criss Niangouna et même Mwanza Mujila (et lui je rajouterai les bottes de rumbeur) ou Julien Mabiala Bissila ? Des dramaturges, des hommes de théâtres qui mettent des textes en mot-papier alors qu’ils les pensent en mot-parlé. Ils vous feintent. Et quand vous les lisez, vous vous dites "Mais qu’est-ce donc cela ? une nouvelle forme du roman ?"
Non ! Non. C’est du théâtre parbleu. Du parlé, du vociféré. du annoné ! Parce que l’ADN congolais est théâtral, poétique.
« Bon, maintenant, faisons un peu les comptes, amusons-nous à faire un petit bilan, d’accord ! Nous avions déjà le palu, le palu plus plus, le sida, le seigneur Ebola, la faim, grand maître la misère, le manque d’eau, ça, Dido l’a dit sur plus de quatre pages que Laetitia s’est tapée à la carrière Boulbon, j’étais là, moi-même j’ai vu « il n’y a pas d’eau, il n’y’a pas d’eau, il n’y a pas d’eau, il n’y a d’eau… » Je ne sais même pas comment Laetitia a fait, moi, ça me fatigue déjà. « Il n’y a pas d’eau… » Continuons, nous avions aussi le manque d’électricité. Ah, là je m’arrête exprès. C’est fou la bêtise, Je vous le dis. Savez-vous comment les gens réagissent chez nous après une coupure d’électricité. Après un délestage de quelques heures ou de plusieurs jours ? Les femmes, les hommes, les enfants, les jeunes et les vieux, tout le pays, même les bébés qui naissent, encore raccordés à leurs mères par le cordon ombilical, tout le monde pousse un grand « OOOOOOOOOOOOOOOH…… » de joie, comme si Yobo système avait marqué un but de la tête en finale de la coupe du monde. Tout ça parce que le courant est une denrée rare. Continuons, la tuberculose et le choléra ont diminué grâce à l’institut Pasteur, donc grâce à la France. Merci la France. Les AVC ont augmenté depuis la guerre, l’alcoolisme, le manque de culture, de bibliothèque, d’école, la prostitution, je m’arrête là, parce que ça m’énerve. Un peu de joie sur cette terre merde ! »
Des ombres et des lueurs
Criss Niangouna
Éditions Passage(s)
Voir en ligne : Edition Passage(s)