Depuis quelques temps j'avais de la peine à m'enthousiasmer pour ce que je lisais. Très peu de romans me semblaient de la littérature, soit que la qualité de l'écriture n'était pas au rendez-vous, soit que la matière était absente, soit au contraire qu'elle était riche mais mal traitée.
Mon enthousiasme faiblissait, chers lecteurs.
Je me suis rabattue sur les témoignages, avec d'heureuses surprises comme celle de Elena Lappin ou celui de Josef Schovanec, Je suis à l'Est ! Témoignage d'un savant autiste avec préface de Jean Claude Ameisen, la voix savante qui me fait frissonner tous les samedis à onze heures sur France Inter avec son émission Sur les épaules de Darwin, sur les épaules des géants.
Depuis le magnifique roman de Carine Fernandez Mille ans après la guerre je n'avais pas l'impression d'avoir lu de littérature. Heureusement une amie très chère m'a fait découvrir une bande dessinée qui m'a bouleversée et restitué ma passion défaillante.
J'aimerais donc vous parler aujourd'hui de la bande dessinée en quatre volumes de Manu Larcenet intitulée Le combat ordinaire. Ce beau titre explicite le matériau de la série. Ici pas de grande saga avec héros flamboyants et héroïnes aux attributs sexuels hypertrophiés, non, du quotidien, du fragile, du contradictoire. Un photographe un peu perdu raconte sa vie, difficultés ordinaires, peurs multiples, relations conflictuelles. Le sexe n'est pas facile, les relations familiales non plus, et prendre des décisions relève du parcours du combattant. Ce fameux combat ordinaire pour tenir la tête hors de l'eau et tenter d'avancer.
Marco a quitté son psy ainsi que son travail de reporter de guerre, et il s'installe à la campagne sans véritable projet. Marco est pétri de peurs et d'angoisses diverses. Rendre visite à ses parents est une épreuve, heureusement il y a son frère, pétards et blagues privées qui ancrent les deux frangins dans une complicité d'enfance dont ils peinent à sortir. On ne connaîtra jamais le véritable prénom du frère de Marco.
Pas de discours adulte, cela est réservé aux femmes dans la série. À la mère qui s'inquiète pour son mari qui perd la mémoire, à Émilie la jeune vétérinaire qui s'est occupée d'Adolf le chat et qui est entrée dans la vie de Marco, à Naïma sa belle-sœur qui assume le quotidien.
Les femmes sont solides, dans cette série, et elles ne sont pas gâtées. La mère des deux garçons qui s'appellent mutuellement Georges à cause de John Malkovitch dans Des souris et des hommes assume la maladie d'Alzeimer de son mari. Émilie subit la peur de l'engagement de Marco, elle est l'élément rassurant et parfois las d'attendre, elle qui voudrait un enfant. Elle est complice de Naïma, travail de nuit, courage et délicatesse.
Marco devient ami avec un vieillard proche de la maison où il s'est réfugié. Mais le petit vieux adorable a été tortionnaire en Algérie en d'autres temps, le remords le ronge et les faits sont têtus. Que faire de cette amitié ?
Rien n'est simple. La vie est opaque, trop de couches, trop de décisions à prendre pour un angoissé chronique.
"C'est l'histoire d'un photographe fatigué, d'une fille patiente, d'horreurs banales et d'un chat pénible", écrit Larcenet en quatrième de couverture, sous le portrait de son chat Adolf interrogateur et craquant.
L'histoire tendre et sensible vous prend très vite, elle est tellement sincère, tellement émouvante, elle ressemble à tant de vies ! Le monde n'appartient pas aux hypersensibles, pourtant ceux-ci réussissent à trouver leur place grâce à des personnes aimantes qui les aident à supporter les gifles de la réalité.
Quelle remarquable utilisation des couleurs ! Le rouge rosé qui imbibe les scènes où Marco fait des crises d'angoisse, ombres noires qui le cernent ; le noir de l'environnement urbain, immeubles de pauvres, nuit profonde, intimité aussi ; images sépia pour les portraits inscrits dans l'histoire personnelle ponctuées de textes à la fois personnels et universels :
On a tous des manières différentes de réagir au deuil, à la douleur, au manque/
Certains parlent, argumentent, échafaudent des théories, longuement, comme pour combler le vide/ [...]
Le subit anéantissement de mes émotions semble être mon système personnel de protection./
Je suis alors capable de continuer. Une part de moi s'occupe des autres, des relations sociales, de l'intendance, en somme./
...Tandis que de l'autre habite mon lopin d'enfer soigneusement privé, à l'abri des regards.
Je ne veux pas vous raconter la suite du combat ordinaire de Marco, le photographe qui ne voulait plus photographier les morts mais les vivants. Cette série magnifique, profonde, drôle, émouvante, c'est notre vie à tous, bouleversante, difficile parfois, avec des échappées de tendresse.
Le combat ordinaire a reçu le prix du meilleur album au festival de la bande dessinée d'Angoulême en 2004.