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(Note de lecture) "Du jour au lendemain, Bernard Noël, Entretiens avec Alain Veinstein", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

(Note de lecture) Voici un livre dont on ne sait pas très bien qui est l'auteur ni où se situe exactement le titre, titre en partie dessiné puisque la couverture présente un portrait de Bernard Noël par Ernest Pignon-Ernest... Écrivains, auditeurs, lecteurs, partenaires, camarades, complices : Bernard Noël et Alain Veinstein sont tout cela à la fois. Des Entretiens pour passer du jour au lendemain, c'est exactement ce mouvement et cette temporalité qu'offre ce volume : un livre qu'il fait bon découvrir un soir de novembre, quand la nuit tombe si entière qu'on se demande si le jour parviendra à renaître après une telle obscurité, dans une petite poignée d'heures.
Sont ici recueillis vingt-et-un entretiens, présentés dans une préface de Bernadette Griot comme un Livre des questions : ils couvrent une durée de trente-cinq ans et reviennent sur trente-huit livres publiés entre 1979 et 2014 par des " petits " (Fata Morgana, Talus d'Approche, Unes, Ubacs, Atelier des Brisants, La Dragonne entre autres...) ou " grands " éditeurs (Gallimard, Flammarion, P.O.L.), au gré d'émissions animées par Alain Veinstein qui s'intitulèrent successivement " Bruits de pages ", " La nuit sur un plateau ", " La radio dans les yeux " et " Du jour au lendemain ". Chaque entretien retranscrit par Nicole Burle-Martellotto est précédé d'une ou plusieurs citations extraites des livres de Bernard Noël dont il a été question lors de la rencontre. Ce montage initial propose ainsi une atmosphère, un rythme, pose des énigmes dont on pressent que le dialogue qui suit prolongera le halo : " La vie est ce qui dépasse/les mourants le savent bien ", ou " le présent traverse le corps/la nuque regarde le passé/toi/au croisement/tu es l'instant propice ". Et c'est comme si toute rencontre construisait une promenade diurne et nocturne à partir d'énoncés oraculaires, de propositions qui troublent les évidences. Autant de fragments de langue qui accompagnent le réel et l'expérience en respectant leur infinie complexité.
On peut repérer plusieurs grands ensembles dans ces rencontres attentivement conduites par Alain Veinstein, ensembles qui correspondent à la diversité des thèmes et des enjeux caractérisant l'œuvre protéiforme de Bernard Noël. Il y a les ouvrages explicitement politiques, ceux qui parlent de peinture et de l'articulation regard/visible, la série constituée par les récits-monologues, les correspondances, et enfin les recueils poétiques. Plus rares, le roman (avec Le Roman d'Adam et Ève) et le théâtre ( Le Retour de Sade). Enfin, les trois volumes rouges dans lesquels P.O.L. regroupe les œuvres encore incomplètes de Bernard Noël : Les Plumes d'Eros (201O), L'Outrage aux mots (2011) et La Place de l'Autre (2014) (1)
Un entretien singulier, en 1994, ne s'articule à aucune actualité éditoriale : il est consacré à la bibliothèque de l'écrivain. C'est l'occasion d'évoquer cette " circulation des mots " que les livres mettent en œuvre, et ce type particulier d'" accumulation " que constitue une bibliothèque. Bernard Noël y explique notamment comment les livres diffusent une présence qui peut rester silencieuse. Tels les individus, ils constituent une sorte de communauté, un groupe, un pôle et un foyer, un trésor de mots et de sens. Ils diffusent pour celui qui veut et sait la percevoir une " action rayonnante ". Muets - et pourtant physiquement situés et ancrés -, ils deviennent à des étapes particulières de la vie nécessaires, et accompagnent, protègent, soutiennent celui qui les convoque au moment opportun. " [...] si on ouvre un livre au hasard, on y trouve très souvent une réponse qui correspond à ce que vous êtes en train de faire ou qui apporte la pièce manquante du puzzle. L'interrogation que vous aviez, le suspens ou la panne dans laquelle vous étiez, tout à coup prennent une allure différente, et voilà l'amorce d'un mouvement qui va vous permettre de traverser le moment dans lequel vous étiez en suspens ou en panne. Mais cela ne relève pas de la lecture, cela relève de la consultation un peu... oraculaire. " Bernard Noël précise que même les livres qu'il déteste lui sont essentiels. Tous ces volumes nourrissent ce qu'il appelle le " murmure " ou la " rumeur " de la langue, ce phénomène étrange par lequel celle-ci résonne dans le présent à partir d'un passé toujours vibrant, doublure sonore et sensitive que l'écriture parvient parfois à restituer.
Ces entretiens circonscrivent ainsi le parcours de Bernard Noël, relatent certains épisodes marquants (la perte de la foi dans l'enfance), certaines rencontres ou correspondants décisifs (Georges Perros, Jean Daive, mais aussi des figures moins connues telles Abellio ou Jean Carteret), des paysages déterminants (l'Aubrac, le Mont Athos, le désert) qui suggèrent une biographie ombrée de l'écrivain. Celle-ci, tout en restant très discrète, voire secrète, n'est plus seulement celle des livres qu'il a publiés. De même les paroles échangées reviennent sur les livres sans jamais percer leur aura ou leur mystère ; elles explorent cet oubli impensé, cet inarticulé qui est au fondement de l'acte d'écrire et de sa poursuite parfois interrompue. Ces paroles " dégelées " (2) redonnent vie à ce sens, chemin et signification, mouvement et élan, précipitation et suspens, qui est à l'horizon des proses, des poèmes, des lettres, des récits, des dialogues. Elles constituent une mine d'or pour celui qui cherche à approcher sans le conquérir ce " lieu des signes ", territoire tout à la fois connu et inconnu qui aimante les lecteurs, les citoyens, les êtres de désir, amis et amants, que nous sommes les uns pour les autres, les uns avec les autres.
Anne Malaprade

Du jour au lendemain, Bernard Noël, Entretiens avec Alain Veinstein, L'Amourier édition, 2017, 346 p, 23€.
1. En 2015 est paru un quatrième volume, La Comédie intime.
2. Bernard Noël fait souvent allusion à l'épisode des paroles gelées dans le Quart Livre : l'événement, la pensée, l'histoire sont figés dans le livre imprimé pour que la transmission soit possible. Et pourtant il faut aussi les ramener à la vie, les parler, les dire, les commenter, les représenter. Art du dialogue et de la conversation qui est ici admirablement mis en œuvre.


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