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Michel Audiard : « la chasse à l’homme »

Publié le 15 novembre 2017 par Savatier

Michel Audiard : « la chasse à l’homme »La revue " Temps noir ", consacrée à la littérature policière, publie chaque année sur le sujet une suite d'articles très pointus. Le dernier numéro (n°20, Editions Joseph K., 352 pages, 19,50 €), qui vient de sortir en librairie, traite de l'adaptation des romans de la célèbre " Série Noire " de Gallimard au cours des années 1950 et 1960. Dans une importante section intitulée " La Série Noire fait son cinéma ", François Lhomeau évoque de manière très détaillée les premiers romans américains et surtout français qui furent portés à l'écran et demeurent de grands classiques, notamment Touchez pas au grisbi ! de Jacques Becker (1954), Du Rififi chez les hommes de Jules Dassin (1955), Gas-oil de Gilles Grangier (1955), Classe tous risques de Claude Sautet (1960) et Le Doulos de Jean-Pierre Melville (1963). Dans le dernier chapitre, sont également présentées les parodies de films noirs, Le Cave se rebiffe de Gilles Grangier (1961) et les cultissimes Tontons flingueurs de Georges Lautner (1963). Ces pastiches, dialogués par Michel Audiard et dont le succès populaire perdure aujourd'hui, voient curieusement leur humour qualifié de " franchouillard " - ce qui n'est manifestement pas un compliment - alors qu'il ne viendrait à l'idée de personne de coller l'étiquette " américanouillard " aux films noirs venus d'outre-Atlantique qui offriraient un florilège de clichés parodiques. " Nul n'est prophète en son pays ", dit l'adage.

C'est toutefois la section suivante, riche de 111 pages, qui a récemment suscité l'intérêt de la presse généraliste. Sous le titre " La Vérité sur l'affaire Audiard ", ce long entretien avec Franck Lhomeau examine par le menu les activités du futur dialoguiste durant l'Occupation. Il en résulte que Michel Audiard ne fut pas seulement livreur de journaux à cette période comme on l'a souvent dit ; il publia aussi pendant un an, de juillet 1943 à août 1944, une douzaine de textes (contes, articles de critique théâtrale et cinématographique) dans l'hebdomadaire L'Appel qui figurait au nombre des journaux collaborationnistes.

Il semble qu'une rencontre au Quartier Latin avec Robert Courtine, secrétaire de rédaction de L'Appel qui deviendra plus tard (de 1952 à 1993), critique gastronomique au Monde sous le pseudonyme de " La Reynière ", fut à l'origine de ce virage professionnel. Sans doute Michel Audiard ne put longtemps ignorer le caractère antisémite et antimaçonnique de la feuille dans laquelle il allait écrire. Sans doute aussi pensait-il, à 23 ans, avoir trouvé dans la proposition de Courtine l'occasion d'échapper à son milieu modeste, à sa condition ouvrière et probablement aussi au Service du Travail Obligatoire qui envoyait dans les usines allemandes les jeunes gens de son âge.

Une lecture attentive permet de relever dans ses articles quelques courts passages qui indiquent que, au-delà d'un humour déjà affirmé et d'une culture littéraire et cinématographique précoce, Audiard céda à la ligne éditoriale antisémite de L'Appel. Ainsi, dans le conte Le Rescapé du Santa Maria, un protagoniste, nommé Jacob est qualifié de " petit youpin " tandis qu'un autre, Ephraïm, fait l'objet d'une description physique et morale nauséabonde (guère plus, toutefois, que le portrait du baron de Nucingen par Balzac), mais assez en phase avec les caricatures qui s'étaient régulièrement répandues dans la presse de l'entre-deux-guerres. Ailleurs, dans une critique du livre de Jean-Pierre Liausu Autopsie des spectacles, Michel Audiard définit le monde artistique comme " dans sa majorité le plus coquet ramassis de faisans, Juifs (pardonnez le pléonasme), métèques, margoulins petits et grands, aventuriers ratés, salopards réussis... ". Enfin, dans un autre papier, on tombe sur cette phrase : " il est inutile d'avoir survolé la Cordillère en vol de nuit pour avoir envie de botter les fesses du petit youpin Joseph Kessel en paiement des insanes goujateries dont il crut auréoler le souvenir du grand Mermoz " - allusion à la biographie de l'aviateur publiée par l'écrivain en 1938.

Franck Lhomeau répertorie avec soin tous les papiers qu'Audiard publia pendant cette dernière année d'Occupation ; il fait aussi référence à une possible adhésion du dialoguiste au groupe " Collaboration " en 1942, qu'une enquête de police de 1947 ne put confirmer. Suit un second chapitre consacré à quelques textes publiés en 1944 dans une autre feuille collaborationniste, L'Union française, puis aux diverses chroniques, essentiellement relatives au cinéma et au théâtre, que Michel Audiard écrivit après la guerre à L'Etoile du soir, quotidien cette fois issu de la clandestinité. On déniche, dans ce travail éditorial, quelques perles qui, rétrospectivement, font sourire, car le critique, qui avait la dent dure, pouvait parfois s'attaquer à Jean Gabin, qui deviendra un ami, ou à Renée Saint-Cyr, la mère d'un autre futur ami, Georges Lautner...

Très documentée, fruit d'évidentes recherches, illustrée de fac-simile des journaux de l'époque et de photographie, l'enquête de Franck Lhomeau se présente comme un dossier d'instruction précis qui appelle toutefois une remarque relative à la méthodologie employée : sa lecture, bien que tout à fait intéressante, révèle en effet que cette instruction fut quasi exclusivement menée à charge. Certes, les quelques extraits dans lesquels la plume d'Audiard s'égare dans la caricature antisémite n'ont rien de glorieux ; pour un lecteur d'aujourd'hui qui, contrairement à celui des années 1940, connaît les crimes de la Shoah, ils sont même odieux, bien qu'ils ne contiennent aucun appel à la délation, encore moins au meurtre. Ils se suffisent à eux-mêmes et apportent des éléments inédits et, pour beaucoup, inattendus à la biographie du dialoguiste, mais n'en doivent pas moins être replacés dans le contexte des années où ils furent écrits afin d'éviter tout anachronisme.

Ce souci a-t-il été celui des auteurs ? On peine à s'en convaincre car l'impératif de neutralité qu'implique un travail de cet ordre semble avoir été très secondaire. Voilà qui contraste avec la qualité des recherches mises en œuvre, et conduit le lecteur à s'interroger : le dossier était-il si mince - car les quelques extraits incriminées à juste titre ne font d'Audiard ni un alter ego de Céline ou de Brasillach, ni même de Marcel Jouhandeau ou de Paul Morand - qu'il fut besoin d'appeler à la rescousse d'autres éléments supposés à charge, disséminés dans l'ensemble de la revue, et qui, par ailleurs, ne résistent pas toujours à l'examen critique ? Examinons-en quelques uns.

On peut lire, p. 173, dans l'étude de François Lhomeau consacrée aux Tontons flingueurs : " La conversation de Théo avec Fernand [...] porte alors directement sur ce passé. Théo lui rappelle qu'il a ″gagné la guerre″, Fernand qu'il a ″conduit un char Patton″ . Une évocation étrange de la part de Fernand Naudin qui, en tant que Français, aurait dû conduire un " char Leclerc ", si ce n'était le peu de cas que Michel Audiard accorde à la Résistance dans la libération de la France [...]. " Certes, le mis en cause n'avait jamais caché son aversion envers les dérives qui accompagnèrent certains épisodes de la Libération, en particulier la mise au pilori, par des Résistants de la dernière heure, parfois sur de simples rumeurs, des femmes qui avaient entretenu des relations avec les Allemands - sans compter quelques règlements de compte sordides où la guerre avait peu de part. Mais ici, l'argument soulevé est aussi consternant que nul et non avenu. En effet, le " char Leclerc ", fleuron de la cavalerie française, n'existait ni en 1944, ni au moment où les dialogues des Tontons furent écrits ! Les premiers n'entrèrent en service qu'en 1993... Dans sa réplique, Audiard commet bel et bien une erreur ; en 1944, la 2e DB était équipée de chars Sherman, mais la confusion s'explique facilement, dans la mesure où, lorsque le dialoguiste rédigea les répliques des Tontons, l'armée Française était bien pourvue de chars Patton dont on parlait régulièrement dans la presse.

On peut encore lire, s'agissant cette fois des dialogues du Cave se rebiffe (p. 162) : " On note ainsi les références de Charles Lepicard au beau monde qu'a fréquenté autrefois son lupanar : ″J'en ai connu, moi, [...] des rois, et puis pas des petits, des Hanovre, des Hohenzollern″, fanfaronne-t-il. Le choix des noms de grandes dynasties allemandes est évidemment une allusion aux ″belles″ heures de l'Occupation durant lesquelles les clients d'outre-Rhin ne manquaient probablement pas de s'encanailler chez Monsieur Charles [...]. " Or, l'allusion à l'Occupation n'a rien d'évident ; la période de l'entre-deux-guerres, durant laquelle les fortunes du monde entier venaient s'encanailler dans les luxueux bordels parisiens comme auparavant sous le Second Empire et à la Belle Epoque, pourrait tout aussi bien correspondre à la réplique, surtout lorsque l'on sait les préventions que nourrissait Hitler envers les maisons closes parisiennes. La méthode consistant à isoler un extrait de dialogue et à en présenter une interprétation comme la seule possible atteint vite ses limites, car il suffirait de choisir une courte séquence d'un autre film, pour parvenir à une conclusion opposée... ou de poursuivre le dialogue incriminé, dans lequel Monsieur Charles évoque brièvement, sur le ton de l'éloge qui nous éloigne de l'antisémitisme, le baron Edouard de Rothschild.

Un grief supplémentaire soulevé concerne un texte paru le 14 octobre 1943, " La Vérité sur l'affaire Loth " (p. 214-217) qui détourne de manière humoristique les passages de la Genèse relatifs à ce personnage biblique qui put fuir Sodome avant sa destruction et que ses filles incitèrent à l'inceste en l'enivrant, thème scabreux qui inspira nombre de peintres au fil des siècles. On peut bien entendu en discuter l'humour, mais il ne traduit guère d'antisémitisme féroce, à moins de penser que toute parodie corrosive des légendes plus ou moins cohérentes figurant dans la Bible en relèverait.

On reproche encore (pp. 228-230) à Audiard de s'être montré critique envers Louis Aragon et surtout Elsa Triolet (qui continua de publier sous l'Occupation...) dont il n'aimait pas les livres. Tel était cependant son droit - il n'était d'ailleurs pas le seul, Roger Peyrefitte ayant qualifié le prix qu'elle obtint en 1945 pour un recueil de nouvelles, Le Premier accroc coûte 200 francs, de " Goncourt de circonstance "...

Bien d'autres griefs sont portés contre le dialoguiste, dont il serait fastidieux de dresser la liste, le nombre semblant devoir suppléer le caractère peu convaincant ou hors-sujet de la plupart. C'est un peu "La Chasse à l'homme" (pour reprendre le titre d'un film d'Edouard Molinaro dont il écrivit le scénario en 1965). Et l'on attend que la défense s'exprime, sous la plume de spécialistes ou de biographes d'Audiard avant de se forger une opinion en toute connaissance de cause.

Car que pourrions-nous conclure en l'état de cet acharnement apparent ? Bien sûr, le seul nom d'Audiard assure à tout auteur de bons tirages, mais la revue " Temps noir " est d'une trop haute tenue pour être soupçonnée d'avoir voulu tirer profit d'un scoop. Reste une hypothèse liée à la personne d'Audiard, qui fut en permanence à contrecourant des opinions dominantes et la cible du monde intellectuel bien pensant. Dans les années 1950 et 1960, époque où le mythe d'une France majoritairement résistante s'imposait, il tenait le rôle de poil à gratter en clamant à qui voulait l'entendre que la légende ne reflétait pas la réalité qu'il avait pu constater, voire en raillant, comme le disait Pierre Dac qui savait de quoi il parlait, tous ces résistants qui, de 1940 à 1945, avaient "courageusement et héroïquement résisté à leur ardent désir de faire de la Résistance..."

A partir des années 1970, où s'opéra un revirement des mauvaises consciences qui ne voyaient plus qu'une France collaborationniste, le même Audiard se gaussait en affirmant qu'au-delà de tout engagement dans la Résistance ou la Collaboration, l'immense majorité de la population ne se montrait guère préoccupée que par les soucis, bien humains, du ravitaillement. Il y avait de quoi irriter les plus patientes Vestales du conformisme. Comme l'intelligentsia fut irritée - et continue, plus discrètement, de l'être - par ses succès populaires un demi-siècle après leur sortie en salle alors que bien des réalisateurs dont elle fit la promotion avec constance ont plus ou moins sombré dans l'oubli.

On se montre aujourd'hui fort sévère à l'encontre d'une poignée de phrases, à bon droit condamnables, issues d'articles de Michel Audiard. Pourquoi pas ? Pour autant, faut-il si promptement jeter le bébé Audiard avec l'eau du bain ? Que cherche-t-on à exorciser ainsi en toute mauvaise conscience ? Se montre-t-on aussi sourcilleux vis-à-vis de Jean-Paul Sartre qui, non seulement fit jouer ses pièces dans Paris occupé, mais ne manifesta guère d'émotion lorsqu'il fut nommé dans la khâgne du lycée Condorcet à un poste précédemment occupé par un professeur juif révoqué par Vichy ? Sera-t-on aussi intransigeant vis-à-vis de Martin Heidegger, qui fut membre du parti Nazi et dont les propos violemment antisémites sont désormais accessibles ? Ce qu'il y a de plus préoccupant, c'est de voir que l'on semble, dans une partie du monde intellectuel, accorder une importance considérable aux quelques mots, certes plus que malheureux, écrits par un jeune homme de 23 ans il y a plus de 70 ans, alors que l'on reste assez discret sur l'accroissement des actes antisémites, infiniment graves puisqu'incluant des assassinats, qui touchent de nos jours la communauté juive, parce qu'ils émaneraient de groupuscules radicaux qu'il est dans l'air du temps d'évoquer le moins possible, au nom d'une hypothétique paix sociale, du sacrosaint " pasdamalgamme " et du politiquement correct - sans compter une montée de l'extrême-droite dans nombre de pays d'Europe dont on parle un peu plus ouvertement. Là résident les véritables " avertisseurs d'incendie " dont parlait Walter Benjamin dans Sens unique, publié en 1928 - signal d'alarme qui se perdit dans le désert d'un aveuglement généralisé. On sait ce qu'il advint dans les années qui suivirent.

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À propos de T.Savatier

Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008

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