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(Note de lecture) Ko Un, "La première personne est triste", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Je suis sans aucun doute le mendiant des mendiants

Ko un la première personne
C’est une anthologie de poèmes édités après 2000 du poète coréen Ko Un1 ; Ko Un est un poète immense. Non parce qu’il est pressenti comme prix Nobel de Littérature depuis plusieurs années, mais parce que son chemin biographique et littéraire est une vie au-delà de sa propre vie, consubstantielle à son œuvre ; immense parce que large.
 
L’homme, de spiritualité bouddhiste, a traversé plusieurs vies par la réincarnation. Il naquit jument, au bord de la mer Caspienne, en 1125 avant J.C., puis devint, fut et est encore, voire, bébé chamane en l’an 17 de notre ère, dans la vallée de Ienisseï en Sibérie, puis successivement aubergiste en terre inconnue (XIVe), colporteur en Asie Centrale (XVe), berger en Mongolie (XVIe), fermier joueur de flûte en Coréen (XVIIe), ramasseur de bois illettré (XVIIe), moine sans maître (XVIIIe), valet de ferme alcoolique (XIXe) ; il a traversé l’Histoire, et par contours et détours, celle, tumultueuse, de son pays, qu’il porte en mémoire. Dans la vie qu’il traverse actuellement, il est né en 1933, à Gunsan, en Corée du Sud, et y a déjà vécu moult vies. Il connut l’occupation japonaise, fut interdit de parler coréen durant son enfance, apprend le coréen en catimini, décide de devenir poète à l’âge de 16 ans en trouvant un livre de poèmes de Han-Ha par terre, subit la guerre des Corée, sera moine bouddhiste mendiant pendant dix ans, puis quittera la vie monacale, connaîtra une période dite nihiliste (s’alcoolisera, aura un comportement suicidaire - 4 tentatives de suicide auront marqué sa vie) ; puis connaîtra une seconde période de vie dans laquelle il s’engagera pour la démocratie en Corée, s’opposera de front à la dictature sud coréenne, et poète militant, il sera plusieurs fois emprisonné ; torturé, il perdra une partie de ses capacités auditives. En prison, il lira beaucoup, et commencera, de tête, une fresque épique, qu’il écrira quatre ans après sa sortie de prison en 1986, Dix mille vies2, achevée en 2010 et composée de 30 volumes, « de 4001 poèmes qui rendent hommage à 5600 personnes et composent une véritable fresque de la Corée contemporaine »3. Une épopée hugolienne (Ko Un est un admirateur de Victor Hugo). Une troisième période de vie commencera dans les années 90, plus heureuse et féconde, coïncidant avec l’avènement de la démocratie en Corée du Sud. Les vies de Ko Un suivent un cours intranquille, et c’est gageure que les résumer en quelques lignes. (On pourra consulter son site, où le parcours de vie y est déroulé en anglais et avec précision)
Il est à ce jour l’auteur de quelque 150 ouvrages, tous genres confondus : poésie, romans, essais, critiques, traductions. Et depuis les années 2000, autorisé à franchir les frontières de son pays, et sa reconnaissance étant devenue internationale, il parcourt le monde en qualité de poète et de militant pour la paix et pour l’environnement, entamant une quatrième période de vie. Les poèmes de l’anthologie que Serge Safran éditeur publie suivent cette période-là.
La poésie de Ko Un est lyrique, extrêmement lyrique : elle dit l’homme, le chante, sans les armes ; c’est aussi simplement compliqué, car l’homme est vaste, et c’est cette vastitude qu’entreprend le poète coréen, enrichi de ses vies multiples. Il y a quelque chose de whitmanien, mais avec une concentration sur le « je » en moins ; le « je » de Ko Un se dilue dans la vie des autres, il est « dix mille vies ». S’il n’est plus moine bouddhiste, sa spiritualité reste profondément ancrée dans le bouddhisme, et son sentiment du monde passe par une « sympathie », assavoir par une conscience totale (cosmique ?) du monde qui lui fait percevoir chaque émotion, jusque la plus infime, qu’elle soit humaine ou animale ou chose, « J’ai été toutes les choses de l’univers (poème « J’ai été ») ; il recherche le langage dans tout chose, « Le bruit des vagues est le langage du monde ». En prison, Ko Un a appris un dictionnaire par cœur, et lui qui dut apprendre le coréen en secret participe actuellement à la rédaction d’un grand dictionnaire coréen (ré)unissant les lexiques du Sud et du Nord (500 000 entrées) ; sa curiosité des langages et des langues étant inépuisable, et sa volonté d’unir les mondes, opiniâtre, mais insatisfaites, il en résulte une curiosité pour les langages inaudibles, voire muets, issus de l’inanimé, où pourrait transiter une réponse provisoire4. Est-il encore en quête d’Eveil ? La lecture des poèmes de l’anthologie font sentir un poids, celui des vies vécues, des séismes de son pays et du monde (« Cette nuit encore je suis violemment secoué par les répliques de cent années de séismes », poème « Corée du Nord »), et des distances parcourues ; comme si l’homme Ko Un était une intersection de tout cela, qui pèserait sur ses épaules ; de quoi ressortit la profonde question du « je » non seulement dans le poème éponyme, mais dans tous les poèmes. Car c’est un travail de chaque instant, que celui de l’ego, dans la spiritualité bouddhiste, « Dans l’absolu je n’existe pas », écrit le poète. Bien entendu, la poésie de Ko Un résonne de cette spiritualité. Si « la première personne est triste », c’est parce que la première personne du singulier réduit l’être dans un corps, et taraude, malgré tout, « C’est ahurissant Personne ne saura jamais qui je suis » ; Ko Un vit difficilement la dualité d’un « je » revendiquant l’individualité contre sa tentative d’effacement par les pouvoirs et le « je » Total bouddhiste. Un « je » qu’il a rêvé « nous », première personne plurielle.
Apatride cosmique, le poète Ko Un, « mendiant des mendiants », errant dans le temps et l’espace géographique, resterait perclus par « la première personne », s’il ne circulait pas par le monde, inlassablement. Toutefois, on perçoit à la lecture des poèmes une certaine fatigue existentielle, certes compensée par l’énergie que lui transmettent les humains rencontrés et les choses rencontrées, mais les tout premiers vers du livre posent là cette fatigue :
« Où est allé le tourbillon blanc de ces pleurs
Que j’ai versés en sanglotant seul au milieu de la nuit ?
À tel point que mon échine n’a plus aucune tristesse
Toutes les exclamations sont futiles
Ils ne sont plus là non plus les tourments qui se collaient
Avec acharnement jour après jour à la semelle de mes chaussures
Dans le port d’hiver
La cargaison en partance
Et la cargaison déchargée sont également exposées au vent
Mais ma poitrine est-elle à ce point vide sans rien à l’intérieur ? »
Une énergie puisée dans la mission que s’est donnée le poète d’unification et de transmission, parcourant le monde pour ce faire, portant une tradition orale qui lui est chère, celle des contes (« Ces temps-ci je vénère de nouveau la tradition orale/La transmission orale de dix mille ans/La transmission orale d’un million d’années/Ces contes de la grand-mère de la grand-mère/Ces contes du grand-père/Je vénère le temps lointain de ces contes ») ; une la transmission par la parole de la générosité, de la paix et du respect (« …pour, aujourd’hui, se mettre en quête d’harmonie et de sublimation de l’individu et de la collectivité »5), ce qui parfois génère des poèmes de circonstance un peu plus faibles, mais qu’importe, on les excusera, car le poète agit.
Beaucoup de fatigue, beaucoup de tristesse, beaucoup de pleurs qui ne soient ceux d’une émotion de joie, dans ce livre. Une solitude profonde s’y exprime, qui n’était pas aussi manifeste dans les ouvrages précédents :
« Je me sens seul
Au lieu d’être venu ici
J’ai été laissé ici
Après que tous sont partis
Souffre seul
Pourquoi ? Ne me demande pas. »
L’idéal de lecture serait de lire cette anthologie dans la continuité des ouvrages précédents traduits en France, pour suivre le chemin de vie d’une montagne qui bouge et mesurer sa trajectoire.
Jean-Pascal Dubost
Ko Un, La première personne est triste, traduit du coréen par No Mi-Sug et Alain Génetiot, Serge Safran éditeur, 2017, 224 p. 18,90€,
1 Selon une sélection opérée par le poète et traduite en anglais sous le titre First Person Sorrowful (Bloodaxe Books, 2012).
2 Ko Un, Dix mille vies (trad. L. Zimmermann, Ye Young Chung), Belin, 2008 (qui est une toute petite sélection des 30 volumes).
3 J’emprunte mes sources au très précieux article du traducteur Alain Génetiot, « Ko Un, une vie en Poésie », Po&sie, 2012/1 (N° 139-140), p. 36-41, site cairn.info.
4 Voir le poème « Ces chuchotements » dans l’Anthologie permanente.
5 On peut lire un entretien avec Ko Un sur le site de Libération, « Le zen est comme une famille lointaine de la poésie ».


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