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Ouarzazate 2017 : un cinéma de la mémoire

Publié le 29 novembre 2017 par Africultures @africultures
Ouarzazate 2017 : un cinéma de la mémoire

Dr. Hamid Tbatou

Coordonné par le dynamique Dr. Hamid Tbatou, le festival universitaire international du cinéma des jeunes de Ouarzazate (Maroc) dont la 3ème édition s’est déroulée du 22 au 25 novembre a porté sur la relation entre mémoire et cinéma. Précédé d’un colloque sur ce thème, ce festival qui met en compétition des films de fin d’étude est issu d’une démarche universitaire d’enseignement du cinéma initiée à Ouarzazate, où se trouvent les célèbres studios.

L’esprit critique du festival

Grâce à ses paysages au cœur du désert, sa diversité de populations et une lumière exceptionnelle, Ouarzazate a vu s’installer les Studios Atlas dès 1983 puis CLA Studios en 2004;où se tournent à des coûts compétitifs des films nécessitant figurants et grands décors. Il était intéressant de noter qu’Ali Essafi a fait l’objet d’un hommage appuyé au festival, lui qui a réalisé en 2001 le documentaire Ouarzazate Movies, film qui ne faisait pas exactement la promotion de la cité du cinéma (cf. critique n°2456) ! Les studios, c’était aussi le socle du quatrième long métrage de Daoud Aoulad-Syad, également membre du jury, En attendant Pasolini, où la rudesse et les illusions du travail de figurant lui permettait de livrer une réflexion douce-amère sur les dérives de notre époque (cf. critique n°8198). Evoquer cette contradiction ouvre à celle de ce festival critique en terre de studios, ou celle du cinéma elle-même, exercice aussi dispendieux que dérangeant.

Ouarzazate 2017 : un cinéma de la mémoire

Ahmed Bouanani

A travers l’hommage également rendu à mon travail, c’est la nécessité de la critique et donc de l’esprit critique que le festival mettait en avant. Le retour sur l’apport considérable d’Ahmed Bouanani au cinéma marocain allait dans le même sens, tant ce cinéaste malheureusement décédé en 2011 dérangeait l’élaboration d’une mémoire officielle. La projection dans le cadre de la thématique « cinéma et mémoire » de Mémoire 14 (1971), montage d’images tirées des archives coloniales, long métrage devenu un court métrage en raison de la censure, le rappelait. Celle du premier court métrage de Daoud Aoulad-Syad, Mémoire ocre (1989), magnifiquement monté par Bouanani, le confirmait, début d’une intense collaboration puisqu’il fut le scénariste de ses deux premiers longs métrages et qu’ils publièrent ensemble en 2000 Territoires de l’instant.

Ouarzazate 2017 : un cinéma de la mémoire

Marrakech, 1988 – photo de Daoud Aoulad Syad

Mémoire ocre est d’une beauté à couper le souffle. Sans aucun commentaire que les résonnances et contrepoints des images, puisant dans le fond noir et blanc du photographe devenu cinéaste, alliant visions présentes à dominante ocre des lieux et mémoire des personnes qui y ont vécu, le film retrace en poésie le parcours d’enfance du cinéaste à Marrakech et partant ce qui pourrait être une mémoire du peuple. Comme dans tout son cinéma, Daoud Aoulad-Syad dialogue avec le spectateur : sous l’effet du montage, les images s’animent en un récit naissant des connotations et résonances en chacun.

L’ombre d’Ahmed Bouanani soufflait ainsi sur le colloque et le festival. Ali Essafi, dont le festival présentait le remarquable Wanted !, lui a consacré un documentaire : En quête de la septième porte (2017), fruit de sept ans de travail. Il s’emploie à exhumer ses œuvres posthumes avec l’éditeur Omar Berrada, sa fille Touda Bouanani et quelques autres – un apport essentiel à la mémoire collective marocaine mais aussi à celle du cinéma puisque Bouanani est l’auteur de La Septième Porte, une histoire du cinéma au Maroc de 1907 à 1986. (1)

Sélection et territoire

Comme il est d’usage, le jury a adressé quelques réflexions pour l’optimisation du festival à l’avenir. Il a notamment indiqué que « pour la plupart des films, la matière est là, les sujets sont excellents mais nombreux sont les films dont la qualité de cinéma ne sert pas assez leur sujet pour qu’une relation soit effectivement assurée avec le spectateur et que le film atteigne son intention. » Constatant que certains films n’avaient pas le niveau nécessaire pour prendre place dans une compétition, il en a appelé à une sélection qui permette à ce jeune festival de gagner en notoriété et en impact. Une direction artistique appropriée et un réseau avec les autres festivals semblables ainsi que les centres de formation, notamment marocains, est nécessaire à cet effet. On cherchait en effet les films issus de l’ESAV de Marrakech, l’ISMAC de Rabat ou l’université de Tétouan. Le flou de la sélection reposait ainsi la question de l’espace géographique concerné : entre Maghreb, Afrique et monde arabe, une identité du festival est à trouver qui favorise la visibilité des films du Sud.

Les films du palmarès

Avant d’annoncer le palmarès de la troisième édition du festival, le jury a voulu mettre en lumière L’Opprobre de Fatima Khali (Algérie), un film d’animation de qualité qui ne faisait pas partie de la compétition. Alors que tout aujourd’hui est numérique, c’est un plaisir de voir un film en stop motion (animation en volume), réalisé image par image sur des marionnettes et un décor original. Le récit, qui décrit la solitude d’une mère face à la mort quand son fils est absent, en est cependant erratique, le spectateur perdant quelque peu le fil dans la deuxième partie.

Dans les deux sections, documentaire et fiction, le jury qui avait trois prix à décerner pour chacune s’est contenté de n’en attribuer que deux dans chaque section, soulignant ainsi à l’unanimité son exigence de qualité. Il est cependant frappant que ce « cinéma des jeunes » était le plus souvent un cinéma de mémoire.

Ainsi, pour le documentaire, le prix du jury est allé à Oumi de Linda Trifi (France/Algérie), un film touchant, cohérent dans son esthétique et qui dépasse largement son personnage car il retrace par son intermédiaire le devenir des femmes algériennes sur une génération. A l’écoute de sa mère réticente à parler car elle a du mal à faire ainsi remonter les souvenirs mais acceptant quand même d’être filmée, c’est la mémoire douloureuse et contradictoire de tant de femmes qu’elle égrène en retraçant les étapes du mariage et de l’exil forcés, du déracinement, puis de la déception face aux choix d’autonomie des enfants. Un montage plus serré permettrait au film d’atteindre pleinement ses objectifs, mais il vibre de ce paradoxe d’une femme qui a subi le mariage forcé, est finalement depuis 45 ans avec cet homme et regrette que ses filles ne se marient pas. Ce mari, on le voit en un plan du film, qui arrose le jardin. Placé entre lui et la caméra, le jet d’eau agit comme distance, rivière à franchir, univers séparé. Par contre, dans la dernière partie du film, lorsque Linda Trifi interroge sa mère au bord d’une plage, celle-ci insiste sur sa liberté conquise « grâce au travail et des années de lutte ». C’est parce qu’elle a poussé les murs, qu’elle a affronté et exprimé sa peur et ses démons, que cette femme peut en définitive improviser une danse dans le soleil.

Le cinéma documentaire est au sommet quand il arrive à nous faire partager la vie des exclus et des opprimés, c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas leur place dans une société de gagnants et doivent lutter pour survivre. Comme sont titre qui veut dire « assez » ou « ras-le-bol », Az ! de Najib Mounir (Maroc) fait partie de ces cris qui voudraient rappeler leur existence et combien leur prise en compte est nécessaire car elle définit notre appartenance commune à l’humanité, c’est-à-dire qu’elle pose la question de l’égalité et de la fraternité. En suivant un berger sur une journée, de la garde, la traite, la mise en enclos à la préparation du repas, il nous permet d’en saisir à la fois le savoir-faire et le courage. Il le fait sans dialogue mais au plus proche, au point qu’il nous le rend familier et le représente dans tout son éclat. Oublions les quelques recadrages ou zooms sur les moutons qui affaiblissent le film, le ramenant vers l’anecdote, ils ne sont pas nombreux. Le vent est toujours audible, sans autre habillage que ce souffle pour le fond sonore. Najib Mounir documente ainsi la résilience des corps, l’invention au quotidien des moyens de résistance, avec la sensibilité et l’empathie nécessaire pour que nous nous sentions concernés. Le jury lui a attribué le grand prix du festival. Cliquer ci-dessous sur « vimeo » pour le voir.

Sahara Lab: AZ (Najib Mounir) from cohenimages on Vimeo.

Un tel film, qui documente le présent, n’est-il pas lui aussi un cinéma de mémoire ? Ce témoignage sera accessible aux générations futures, mais on pourrait dire cela de tout film. Par contre, il se différencie car il est mémoire du peuple, le sortant ainsi de son invisibilité et du déni de son exploitation.

Section fiction

Il était difficile pour le jury de ne pas reconnaître la performance des effets techniques de Face-à-face de Hugo François, qui reçoit le prix d’excellence technique. Face à un miroir, un homme se regarde et, arrachant sa peau, modifie peu à peu son apparence. Le crescendo qui orchestre un remodelage complet du visage comme de la glaise est saisissant, même s’il semble ne s’apparenter qu’à un exercice de style. Froid, surréaliste, ne prenant comme fond sonore que les bruitages, privilégiant les très gros plans, il ne dévoile comme référence que quelques photos de cinéma comme une femme vampire ou le couple Bogart-Bergman de Casablanca : ce sont les corps qui sont en jeu, ce corps remodelable dans le miroir du cinéma et que l’on peut dès lors regarder en face.

La différence entre documentaire et fiction est de nos jours de plus en plus floue, du fait de la créativité des films qui recherchent des formes nouvelles. La partition classique entre des acteurs qui jouent pour la fiction et la vie réelle des protagonistes du documentaire vole ainsi en éclat avec un film de la compétition qui utilise ces deux facettes. C’est ainsi que le jury a décidé de faire passer en section fiction un film initialement catégorisé documentaire pour lui attribuer le grand prix du festival. En effet, Ma grand-mère de Audrey Lardière (France) est effectivement documentaire dans son écoute pleine d’empathie d’une grand-mère paysanne mais il se fait fiction pour signifier à l’écran ce qu’elle exprime de sa vie. Et il le fait de remarquable façon. En noir-et-blanc, la jeune femme que l’on voit grand-mère dans les passages en couleurs s’enfonce toujours plus dans la terre en épluchant des pommes de terre – interprétation de la cinéaste sur ce que dit la grand-mère de son parcours à la ferme lorsqu’elle retrouve ses « avis de vêlage » où elle représentait et déclarait les vaches. Ces passages surréalistes ont pour fond sonore le feuilleton fleur bleue style Feux de l’amour qu’elle regarde à la télé, insipide vécu dont elle a rêvé mais que son handicap l’empêcha d’atteindre. Cette irruption imaginaire en contrepoint dynamise le témoignage de la grand-mère et en fait un vrai sujet de cinéma, renouvelant par la même occasion le cinéma de mémoire.

Il restait deux prix à attribuer mais le jury a préféré ne pas primer des films inaboutis, même si leur potentiel était énorme. Il a ainsi laissé de côté l’autre film issu comme Az ! du Saharalab basé à Laayoune (http://www.saharalab.org/, où l’on peut voir tous les films), série d’ateliers documentaires encadrés par le cinéaste Hakim Belabbès et des professeurs et professionnels de cinéma qui croient au précepte néo-réaliste qui, plutôt que d’inventer une histoire qui fasse réel, cherche à raconter le réel comme une histoire. Amchakab de Malika Maalainine met ainsi en scène une journaliste roulant en 4×4 qui tente de monter sur le amchakab, plateforme destinée aux femmes qui voulaient ou devaient aller à dos de chameau. Le film suit d’abord la longue confection de cette plateforme avant de montrer les efforts de cette femme pour s’y maintenir. La première partie est purement ethnographique tandis que la deuxième tente d’évoquer la condition des femmes d’autrefois. En dehors de toute contextualisation, elle ne rend cependant compte que de l’embarras quelque peu ridicule de cette journaliste.

Arafan de Naser El Harchani (Tunisie) cherche à défendre l’art comme arme. Alors qu’un homme à la télévision dénie aux graffeurs toute expression artistique, un jeune entre dans une danse et y entraîne sa compagne. Ils sortent dans la rue comme possédés par leur danse mais ne font que croiser des gens indifférents jusqu’à être confrontés à des hommes armés. L’idée de cet essai sans dialogue est belle, la mise en scène malheureusement trop appuyée pour convaincre.

Egalement issu de l’ESAC de Carthage, Off-line d’Abderrahmane Abidi a lui aussi une idée porteuse : il sépare l’écran en deux, et représente ainsi un étudiant et une étudiante dans les mêmes gestes de vie mais tellement accrochés à leurs téléphones portables qu’ils n’arrivent pas à se rencontrer. En l’absence d’originalité et de contradiction, le film qui reste lui aussi sans dialogues peine à dépasser le voeux pieux d’une relation sans technologie.

La voix du peuple, enjeu de mémoire

Ouarzazate 2017 : un cinéma de la mémoire
Avec Sur les chemins du phosphate, Malika El Manoug et Mohammed Nadrani auraient pu se contenter de retracer des événements et d’aligner des archives sans remettre en cause la présentation habituelle de l’Histoire marocaine. Mais, fils de mineur, Nadrani a grandi dans celle des phosphates : pas question de raconter la colonisation et la prospection en omettant l’Histoire ouvrière. Alors que le Maroc avait été placé en 1906 sous tutelle internationale, l’émeute de 1907 (initialement causée par le non-respect d’un sanctuaire) sera le prétexte d’une violente répression et d’une guerre de « pacification » permettant la conquête, l’Allemagne ayant accepté en échange une partie du Congo. La découverte des riches phosphates du plateau des Ouled-Abdoun poussera la France à miser dans le cadre du protectorat de 1912 sur l’exploitation minière. L’Office chérifien des phosphates (OCP), dont l’Etat est actionnaire, se développera dès 1920 en bonne logique coloniale : exploitation du minerai sans développement du pays et naissance à Khouribga d’une ville occidentale et d’une ville africaine bien séparées. Commentaire précis, scènes de reconstitution, interviews et archives en grand nombre appuient la chronologie historique de ce film efficace et extrêmement bien documenté. Mais c’est en mettant les ouvriers au centre du propos que ce docu-fiction se détache : leur condition à travers les époques, leur organisation progressive et combien leurs multiples révoltes marquèrent l’Histoire et préparèrent l’Indépendance. Leur insurrection en 1955 sera déterminante pour l’Indépendance négociée à Aix-les-Bains. Lorsqu’en fin de film, on voit des paysans pousser leur charrue et semer en marge du chemin de fer où les minerais continuent d’être exportés, c’est la sempiternelle division entre riches et pauvres qui est évoquée, que n’a pas remise en cause l’Indépendance. Le film, passionnant de bout en bout, est ainsi dédié à tous ceux qui ont versé leur sang pour la dignité et l’émancipation.

Un cinéma de mémoire est ainsi profondément politique, qu’il le veuille ou non, par les choix qu’il opère et la place qu’il laisse au peuple autant qu’aux défavorisés. Nombreux sont les documentaires d’Afrique et des diasporas, ces dernières années, qui s’appuient sur des recherches approfondies pour restaurer sur bien des points une vision différente de l’Histoire. Les histoires de chasse sont toujours présentées du point de vue du chasseur : il est temps d’inverser les priorités et les angles de vue pour conjurer les oublis et les dénis, restaurer les influences et les pertinences, déhiérarchiser et dé-universaliser les approches.

Cinéma et mémoire : vision et enjeux

Le colloque qui durant trois jours a précédé le festival a réuni 23 contributions de chercheurs essentiellement marocains auxquels se sont joints quelques collègues algériens, tunisiens, canadiens ou français. Il se déroulait en arabe, français, anglais et espagnol. Les contributions ont fait l’objet d’une publication avant le colloque, éditée par la Faculté polydisciplinaire de Ouarzazate et le Forum du Sud pour le cinéma et la culture. En l’absence de traduction, les contributions en arabe restent inaccessibles aux non-arabisants.

On trouvera dans un autre article (en préparation) un résumé des interventions des participants et la table-ronde des cinéastes qui a clôturé le colloque.

  1. Programme autour d’Ahmed Bouanani à Berlin et hommage à Ahmed Bouanani au Maghreb des Films

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