Le « moi » est partout et nulle part. C’est le double constat que chacun doit faire, lorsqu’il réfléchit à lui-même et essaie de penser aux autres. Chacun fait l’expérience de la difficulté d’être quelqu’un, mais ne cesse de buter sur lui-même lorsqu’il cherche à se mettre à la place des autres. Quel est donc ce moi fantôme qui se prend pour toute la réalité ? Faut-il se mettre en quête de soi, pour devenir quelqu’un ? Ou le limiter, parce qu’il est déjà le centre de tout ?
Qui suis-je ? Ou plutôt, que suis-je ? Que suis-je d’autre qu’une unité fictive, la triple illusion d’une singularité permanente et substantielle, rassemblant artificiellement des tendances plurielles, héritées, changeantes ? Le « moi » n’est pas quelqu’un, agent réel, levier indépendant de ses pensées et sentiments : il n’y a qu’une suite de pensées, de sentiments, d’états divergents. « Je » ne suis pas un, mais plusieurs ; cela se remarque quand, face au même événement, je réagis différemment. Plusieurs tendances se disputent donc la priorité pour être « moi ».
Mais comment oserais-je prétendre que ce sont « mes » tendances ? Ne sont-elles pas héritées, inculquées, imitées ? On commence par être autre, impersonnel, ensemble de caractères transmis par l’hérédité et acquis par l’éducation. On ne peut changer la manière dont on naît, ni dont on nous élève. Il y a un temps avant lequel le « moi » n’est pas choisi, après lequel il n’est plus modifiable : valeurs, sentiments, qualités. Je crois être ce que je ne suis pas, car, la plupart du temps, ce « je » ne se rend compte de rien…
Il faut arrêter de croire que le « moi » est quelque chose, et finir par comprendre qu’on ne peut que le devenir. D’où ce double mouvement par lequel Nietzsche critique le moi et en fait l’éloge. Seul celui qui croit, étant chaos, qu’il est quelque chose, ne deviendra rien et se perdra indéfinement dans les autres, tout en croyant s’y trouver. Celui dont l’identité est dissoute dans la pluralité projette celle-ci à tout va. Inversement, celui qui sait qu’il n’est rien aura envie de se trouver et cessera de se voir partout où il n’est.
Mais comment devient-on quelqu’un ? Comment cesse-t-on de se laisser confisquer son identité ? La solution de Nietzsche consiste à tabler sur cette pluralité mobile. Puisque « je » est un variable multiple, la clé de la personnalité se trouve dans les différentes possibilités d’organisation. On peut devenir un, singulier, maître, lorsqu’un ordre interieur se fixe progressivement : une partie de moi prend les rênes, et domine durablement toutes les autres. L’identité se stabilise au moyen d’une tâche trouvée.
Il y a donc deux sortes de « moi », l’un composant une unité mensongère, anarchique, anonyme, inapte à l’altérité : faible. L’autre, unifié par une direction unique, hiérarchique, personnel, capable d’altérité : fort. Le moi est partout, seulement lorsqu’il est nulle part. Nulle part, lorsqu’il devient quelqu’un.