Rassemblant un choix de poèmes parus dans les recueils publiés entre 2004 et 2015 au Mercure de France, Les Mots étaient des loups, titre s’inspirant d’un poème de Compassion des pierres, nous replonge dans cet univers brumeux, sans frontières, ambigu, difficilement articulable, où pourtant on reconnaît tout de suite la voix à la fois troublante et robuste de cette grande poète qu’est aujourd’hui Vénus Khoury-Ghata. Obliquement confessionnelle, obsessionnelle, la dimension autobiopoïétique de son œuvre l’emporte pourtant sur toute tentation de se contenter d’une narrativité flagrante, la tâche ontologique que Khoury-Ghata s’assigne étant beaucoup plus viscérale, richement psychique, frôlant le métaphysique car fatalement centrée sur l’expérience de l’être, de notre présence au monde. Ce qui énergise cette tâche où traumatisme et guérison ne cessent de lutter par le biais d’une dramaturgie qui en excède les signes, c’est une cascadante versification qui ne trouve sa fin, à jamais insatisfaite, pantelante, colloïdale, qu’avec la clôture du recueil. Pierre Brunel parle d’une « traversée des âmes "en souffrance" », celle de la mère, celle du père, celle du frère et celle de bien d’autres, mais il s’agit sans doute surtout d’une traversée des fourmillantes émotions de la vie mentale de celle qui écrit, de sa propre psyché, miroir déformant, reformant, par moments quasi délirant d’un vécu foisonnant de rêves, de visions, de voix et d’une tumultueuse nécessité d’écrire.
On ne s’étonne pas de voir que le titre du recueil témoigne de ce quelque chose de sauvage, d’inapprivoisé, de presque fou, qui rôde partout dans la parole de chacun/e, comme dans l’écrit, dans ce mouvement furtif de l’esprit qui cherche, chasse, impulsif, impétueux, et pourtant orienté, l’énergie de tout le corps, de tout le cœur, braquée sur une proie ontique incessamment flairée, traquée, même si insaisissable, inaccessible. Car si le poème de Vénus Khoury-Ghata échappe à toute logique stablement déployée, reste qu’il n’est nullement le site d’une indiscipline. Domine un immense désir, passionné, infatigable, de défoulement, de compassion, de vérité, de conciliation personnelle et spirituelle au sens large du terme face aux violences du monde et à l’arbitraire apparent de la mort. La vision de l’être qui émerge de cette œuvre qui hésite entre l’élégiaque, le tragique même, et l’excentrique, l’extravagant, évite toute tendance moralisatrice, s’ancrant plutôt dans un sentiment de l’étrangeté, de la paradoxalité de l’humain, dans une sorte de caressante et empathique combativité que Khoury-Ghata peut nommer « supplique », invocation d’une grâce, réclamation d’une intervention censée simultanément improbable et pourtant imaginable car exprimée, face aux folies, aux dystopies, aux simples défaillances et insuffisances qui abondent dans un monde, une terre, qui, pourtant, en principe, a tout pour nous combler matériellement, psychologiquement, spirituellement. Poésie de l’intime et de ce qui transcende la vie de l’individu, poésie cérémonielle, rituelle, et pourtant instinctivement tellurique, plongée dans un fort mais subtil et inquiet désir sociopolitique, celle de Vénus Khoury-Ghata atteint à une articulation des plus délicatement potentielles des forces qui ne cessent – multiples, irréductibles à toute tentative de les mathématiser – de traverser sa conscience et de former sa vision.
Michaël Bishop
Vénus Khoury-Ghata, Les Mots étaient des loups. Préface de Pierre Brunel. Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2016, 288 p., 7,80€.