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(Note de lecture) Lambert Schlechter : "Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager", par Mathieu Jung

Par Florence Trocmé

Lambert-schlechter-monsieur-pinget-saisit-le-rateau-et-traverse-le-potagerAdmettons-le, Lambert Schlechter est un auteur qu’on ne présente plus. J’aimerais risquer un pari. Un pari à vrai dire facile. Les lecteurs un peu lettrés appartiennent à deux espèces : ceux qui ont lu Lambert et ceux qui le liront dans un avenir plus proche que lointain.
Le Murmure du monde, soit six volumes parus à ce jour, depuis 2006 (1). L’œuvre n’a de cesse de foisonner, selon une sorte d’ostinato, sans que jamais la machine ne s’emballe. Voici donc une prose forte et sereine, qui va de l’avant et qui cherche.
Lambert met le temps en conserve. Il rouvre des carnets anciens, redécouvre, arrange, agence, met ensemble. Écrit, en un mot. « Wittgenstein a remarqué un jour que la plupart de nos connaissances, nous les obtenons, non pas en amassant de nouvelles informations, mais en réarrangeant des choses déjà connues (bereits bekannte Dinge umarrangieren) » (La Trame des jours, p. 225). Les volumes du Murmure du monde relèvent de ce type de montage, par réarrangements successifs et sédimentation intime. Lambert laisse fermenter le temps et rouvre des carnets qui ont quoi ? quarante, cinquante ans. Ou bien il revient sur d’autres impressions, plus récentes, mais faites de la même matière toujours, d’une pâte semblable jamais la même. Car il s’agit, ni plus ni moins, d’« écrire pour amadouer le chaos » (Le Murmure du monde, p. 50).
Lambert a découvert une forme où faire entrer le monde, et mieux que cela : une activité poétique, l’exercice d’écrire envisagé comme une éthique ou un art de vivre. Le modèle avoué est Montaigne : « Montaigne, en vingt ans d’écriture permanente, avait le temps et le loisir d’écrire plusieurs livres — et c’est d’ailleurs ce qu’il a fait, sauf qu’il les a tous mis, intercalés & enchevêtrés, dans un seul. » (Monsieur Pinget, p. 53) La boussole sensualiste de Lambert fait aussi qu’il maraude vers la Chine. Je pense par exemple à T’ao Ch’ien (365-427), auteur, nous explique Lambert, d’une Élégie pour moi-même,  qui fait une apparition furtive dans ce sixième Murmure du monde.
Mais il y a autre chose, un autre pôle magnétique, moins strictement saisissable, qui maintient le chaos dans l’unité de l’écrire quotidien. Lambert ne saurait être trop dupe, pour autant, des miroirs déformants de l’éternité :
« C’est une si bonne chose, écrire, c’est presque rien, mais ce n’est pas rien. J’en ai besoin. C’est vital. Comme tout un chacun, je suis banalement voué à la mort. Tout ce que j’ai fait, tout ce que je suis, est voué à la disparition. Mais pas une disparition totale, sans traces. C’est une pensée doucement parano. Quelques pages. Quelques livres. Et quelques personnes à qui il arrivera de s’y pencher. Dans vingt, dans quarante ans. C’est mon aere perennius, doucement pathétique. Et c’est assez. Je ne suis pas une blatte. »(Monsieur Pinget, p. 65)

Car si dans la vie tout passe et rien ne dure, ce tout et ce rien, cet être et ce néant justement s’amalgament au Murmure du monde — actualité, désir, souvenir, phantasmes, lectures, petites culottes, fumée de cigarette (mais Lambert vient d’arrêter de fumer), caresses, rêves et citations, chagrins, esquilles philosophiques, colère, rage, impuissance. Et la bonté.
Il est de nombreuses manières de tenir son journal. Celui de Lambert tire et divague en tous sens. « Corollaire à d’inévitables bifurcations : permanentes interférences » (Monsieur Pinget, p. 49). L’esprit de la miscellanée règne, qui englobe Facebook aussi bien que Li Fou.
Lambert nous propose une sorte de joyeux Zibaldone (Leopardi est un compagnon de route). L’œuvre vaste et en mouvement, où l’écrivain aime tant à se lover, n’est pas un journal au jour le jour, comme celui d’Albert Strickler ou de Pierre Bergounioux, mais Lambert saisit tout aussi bien le quotidien.
L’ordonnancement secret de ces fragments ne laisse pas de me fasciner. Cela tient, comme autoporté. Ou bien Le Murmure du monde n’est-il pas plutôt une construction abouchée à la vie ? Celle-ci s’écoule et s’agence selon des strates et une sédimentation toute personnelle. Joyce disait un jour que si son livre ne méritait pas d’être lu, alors la vie ne méritait pas d’être vécue. Il en va ainsi du Murmure du monde. La vie et l’écriture se conçoivent l’une l’autre sans solution de continuité.
Peut-on parler ici d’autofiction ? Sans doute. Mais le roman-journal de Lambert se veut autre chose encore. Sans cesse, Lambert songe et pense au geste qu’il est en train d’effectuer. « Narratologie du biographème — Pour ce qui est de la mise en place, sur la page, du biographème, la seule manière qui convienne, après celle de Montaigne, c’est celle de Quignard : abrupt & brut. » (Le Fracas des nuages, p. 56). Récits de rêves et souvenirs, méditations sur l’actualité et sur le temps qui va (y compris lorsqu’il va de travers) participent d’une tentative de rassemblement des morceaux de l’énigme. Souvent, ce sont des allusions à peine voilées à l’immédiate actualité, à ces petits basculements dans l’inexorable qui font le tout-venant d’une horreur qui est résolument la nôtre : « J’étais sûr que cela n’arrivera pas. J’étais sûr que cela ne pouvait pas arriver. Il n’était pas possible que cela arrive. Pas pensable. Pas imaginable. Et maintenant ? Il va fourrer sa grosse grasse patte sous la robe de la Liberté. » (Monsieur Pinget, p. 55).
Appelons cela, des pensées. Encore que le terme de « pensée » soit rejeté par Lambert : « Mes pensées, presque toutes, ne sont qu’amorce de pensée. C’est plus tard & plus loin que je me mettrai pour de bon à penser. Je ne suis qu’un pensateur. » (Monsieur Pinget, p. 34 ). Le poète pensateur est un grand prosateur, au point qu’il considère, et non sans raison, composer une « élégie en prose » (Monsieur Pinget, p. 19). Elle est traversée par des éclairs de toutes sortes : épiphanies, illuminations glanés dans les livres des autres, dans tous les livres du monde, aussi bien qu’à même les choses. De belles pages, par exemple, sont consacrées aux fleurs : « Diagramme de vie : le saintpaulia, dicotylédone gamopétale, sur ma table de travail. Avait fleuri début mai, puis de nouveau fin juillet ; vient de refleurir fin octobre. Sous mes yeux jour après jour. Il n’y a pas d’autre éloge de la vie. » (Monsieur Pinget, p. 63). 
Syntaxe veut dire : mettre ensemble. La syntaxe de Lambert, sa grammaire intime ou sa petite musique, garantit la justesse de son écriture : un phrasé affectif qui évolue par des chemins buissonniers, par les traverses du souvenir et du désir.
« Un jour j’écrirai sur la bite un opuscule apocryphe que je ferai signer par Quevedo. » (Le Ressac du temps, p. 188). L’érotisme tient une part importante dans cet art d’accommoder les rêves, puisqu’il l’électrise vigoureusement, quitte à ce que Lambert verse dans ce qu’il nomme son « narcizizisme » (La Trame des jours, p. 56). La femme n’en fait pas moins de belles apparitions dans le Murmure du monde. La prose alors s’hallucine tandis qu’un nouvel Art d’aimer s’esquisse, sur une trame nostalgique.
« Je ne sais ce qu’elle devient, je ne sais pas sur quel continent elle habite, elle a voulu s’éloigner, le plus loin possible, elle a voulu en finir avec ça, je me souviens que pendant quelques brèves années, cinquante fois par jour, dans ma maison, je disais : elle est mon amour, tu es mon amour, je me souviens que pendant quelques années, je n’ai pas connu un seul moment de tristesse … parfois je pense que les belles jouissances que j’ai pu lui procurer, c’est son corps qui s’en souvient mais pas son cœur, elle avait dit un jour : c’était un épisode, considère cela comme un épisode fini, passe à autre chose, elle est passée à autre chose, je ne sais pas à quoi elle est passée, je ne saurai jamais à quoi elle est passée, elle habite dans un autre continent, je suis passé dans sa vie, je n’existe plus, je pense à elle jour & nuit, et le plus dur c’est de penser qu’elle n’y pense plus, bon débarras, elle disait : je n’ai jamais autant joui … » (Monsieur Pinget, p. 22 ). 
Lambert essaie de réinventer l’amour. L’entreprise est touchante, surtout lorsque le poète tente de saisir le mystère à travers ses lectures tous azimuts : « Et la question va rester en suspens : l’homme, résiste-t-il à la femme nue… ? Faudrait relire Julius Evola : La Métaphysique du sexe. En tout cas continuer dans Groddeck. Pas Lacan, il fait chier. » (Monsieur Pinget, p. 58). 
En 2015, un incendie a brûlé la bibliothèque et les archives de Lambert. Ce feu est devenu un autre agent du manque, de la mélancolie sans remède : « Mon journal, milliers de milliers de pages, plus de cent épais cahiers et plusieurs centaines de carnets, détruits à jamais par le Feu. Toutes les élucubrations de ma souffreteuse mélancolique adolescence, qui se prolongea jusqu’à mon mariage. Thème lancinant : absence de la femme, en mille & une variations, pendant dix ans. Je ne me suis jamais remis de ce manque-là et toute ma vie n’a pas suffi à le compenser. »  (Monsieur Pinget, p. 29)
Le Murmure du monde est une forme toujours réjouissante, sans cesse se ressourçant aux sources d’elle-même, et qui s’ouvre. Générosité de Lambert. C’est une ouverture éperdue. Elle me rend plus fort. Là même où les fragilités induites par cette parodie qui nous tient lieu de monde en appelleraient, sans ces mannes de mots précisément — phrases qui touchent et qui portent —, à un affaissement pur et simple, au désespoir quant à la chose littéraire. D’où mon pari de tout à l’heure. Dussé-je le perdre, ce serait vraiment à désespérer de tout.
Mathieu Jung

Lambert Schlechter : Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager. Le Murmure du monde, 6 Éditions Phi, 2017, 19€ 
Le Murmure du monde, Bordeaux, Le Castor Astral, coll. « Escales des lettres », 2006 ; La Trame des jours. Le murmure du monde 2, Bordeaux, Les Vanneaux, 2010 ; Le Fracas des nuages, Bègles (France), Le Castor Astral, coll. « Curiosa & cætera », 2013 ; Inévitables bifurcations, Le Mans, Les doigts dans la prose, 2016 ; Le Ressac du temps, Bordeaux, Les Vanneaux, 2016 ; Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, Esch-sur-Alzette (Luxembourg), Éditions Phi, 2017.

Poezibao publie ce même jour une autre note de lecture de ce livre, signée Jean-Pascal Dubost.


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