Cinq livres, « trois brèves de lecture », un nouveau format de notes de Poezibao, pour permettre de couvrir plus largement encore l'actualité éditoriale de la poésie.
1. Franz Kafka,
2. Guillaume Apollinaire,
3. Eric Brogniet, Rio di Maria, David Giannoni
Franz Kafka, Derniers cahiers, traduit de l’allemand par Robert Kahn, éditions Nous, 302 p., 22 €
Cette traduction intégrale des Derniers cahiers restitue dans sa continuité l’écriture de Kafka à la fin de sa vie. Nous sommes au cœur de la rédaction des derniers grands écrits et nous pouvons suivre ses approches successives dans l’élaboration d’un récit, comme celui de l’animal de la synagogue, les cercles concentriques qui se développent autour de cette idée passent d’abord par un lieu, puis l’évocation d’un animal et enfin la description de la synagogue se fond dans le courant de l’histoire enfin amorcée. Le couple marié par sa double rédaction nous aide à mieux comprendre combien le tissu de l’écriture de Kafka est serré et l’oblige à réécrire le texte dans sa totalité pour découvrir à quel endroit il doit l’amputer de ce qui est inutile.
Certains fragments nous rappellent également que Kafka travaille au même moment sur Le château et de courtes phrases montrent ses terribles prémonitions : « Ceux qui étaient prêts à mourir, ils étaient couchés par terre… »
Vianney Lacombe
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Guillaume Apollinaire, La Petite auto, éditions Prairial 2017, 60 p.7€
Apollinaire et le dessinateur André Rouveyre réalisent un flipbook à Paris. Le sujet du poème extrait de Calligrammes est leur retour de Deauville en voiture un mois après la mobilisation générale, le 31 août 1914. Retour qui, dans les faits, a eu lieu le 31 juillet.
Le texte défile comme la route quand chaque page ajoute un nouveau vers tel un tour de roue.
« Les aigles quittaient leur aire », « les poissons voraces montaient des abîmes », « les morts tremblaient de peur »… autant de vers descriptifs à tonalité épique, voire fantastique, qui évoquent le bouleversement international et s'opposent aux « villages heureux de la Belgique », pays neutre, et à l'harmonieux poème dessinant chaque partie de l'auto.
La mission de la voiture, avec son mouvement que mime le poème, représente le passage dans « une époque / Nouvelle ». Celle-ci met fin au « monde ancien » dont parle Zone.
Les quatre dernières pages réitèrent cette arrivée et leur chute affirme la naissance des deux hommes et d'une nouvelle écriture poétique.
France Burghelle Rey
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Trois Belges de partout
Éric Brogniet, Tutti cadaveri (tr. ital. R. Di Maria – C. Panella), Amay, L’arbre à paroles, 2017 – 45 p. bilingue 10 €
Rio Di Maria, Rackets du temps (dessins de l’auteur), Amay, L’arbre à paroles, 2014 – 117 p. 12 €
David Giannoni, L’indien de Breizh (photos de l’auteur), Bruxelles, Maelstromreevolution, 2017 – 38 p. 3 € »
Ils sont nés à Ciney, Canicattì, Nice, et proposent des textes poétiques ancrés au monde des références : sur la catastrophe minière de Marcinelle (1956), le temps long d’une famille et ses amitiés, la découverte d’un pays à l’occasion d’une « résidence poésie ». Ils se servent aussi d’autres moyens d’expression introduits dans le poème, métabolisés par lui : échos médiatiques (quotidien La Nazione), citations, dessins dialoguant avec le texte, photos (de Quimperlé, Doëlan, Quimper) … Ils sont concis, laconiques parfois, refusent le soutien de la ponctuation mais n’oublient jamais les circonstances extérieures (le naufrage par négligence de l’Andrea Doria inaugure la funeste année 1956 pour Tutti cadaveri, dont l’engrenage fatal est donné à voir par & en tête de chaque alinéa, telle une esperluette de malheur). La liaison entre unités est souvent du type tête-queue (anadiplose), ou de consécution temporelle, deux modalités du destin.
Trois exemples, dans l’ordre :
« & les corps que l’on remonte sur des civières volent comme des papillons noirs portés par des mains noires dans le tremblement du feu et des fumées… » (p. 21) ;
« … quand tout dort dans ma tête // Je cultive ce désert destiné aux impasses du futur » (p. 59) ;
« Des poètes disaient leur espoir / que l’homme et le singe se réconcilient / enfin » (p. 27).
J.-Ch. Vegliante