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« Regarder le monde comme il fait monde à partir de toutes les situations d’entre-deux »

Publié le 15 janvier 2018 par Africultures @africultures

Anthropologue, Michel Agier est chercheur à l’Institut de recherche pour le développement  et directeur d’études à l’EHESS ( Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Campement urbain. Du refuge naît le ghetto (2013), La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire (2013) et Les migrants et nous. Comprendre Babel (2016). Dans sa réflexion autour de la revue Objets d’inhumanité : frontières, traversées, migrations, Africultures l’a rencontré. 

En tant qu’anthropologue vous choisissez de  « prendre comme poste d’observation et point de départ de la réflexion, les frontières, au sens très générique et anthropologique des espaces de l’entre deux, des seuils et des limites, mais aussi des moments de l’incertitude et de l’indécision ». Qu’est-ce qu’être anthropologue des frontières aujourd’hui ?

Il y a un paradoxe. A savoir que la tradition anthropologique, ethnologique est liée à la conquête coloniale. Cette tradition a supposé que l’ethnologue était l’explorateur, le découvreur d’autres sociétés. A ces autres sociétés on a donné le nom d’ethnos, en présupposant qu’elles étaient moins sociétés que les nôtres, celles de l’Occident colonisateur. Ce terme d’ethnos est resté. Il est resté, à mon avis, comme une tare épistémologique sur l’Afrique, mais aussi sur les peuples dits « autochtones ».  Cette construction supposait que les autres – les ethnos – étaient des totalités que les explorateurs ethnologues allaient regarder et raconter aux autres. Il y avait ce rapport très extérieur et très culturaliste – comme on le dira après. Les peuples x sont comme ça, ils sont organisés comme tel, autour de tel lignage mineur et majeur. Et puis à chaque fois, cela s’arrêtait à la frontière, c’est-à-dire aux autres ou plus précisément à la relation avec les autres.

« Regarder le monde comme il fait monde à partir de toutes les situations d’entre-deux »
Donc le rôle de l’anthropologue s’est résumé à cette figure du dominateur, du colonisateur et d’autres formes qui se résume à : dites-nous ce que sont les autres. Un journaliste australien a récemment fait une critique de Borderlands (la version anglaise de La Condition cosmopolite) en se montrant agacé que je me positionne toujours dans la Relation, et disant finalement « ce n’est pas ce qu’on attend d’un anthropologue, on lui demande de nous parler des Afghans. De nous dire qui ils sont dans leur identité. C’est ça le rôle de l’anthropologue ». Certains gardent encore cette idée que l’anthropologue doit dire ce qu’est l’identité de l’Autre.  Une posture très contestée par nos collègues africains qui se sont, eux, plutôt identifiés comme historien, sociologue, philosophe, penseur. Qui ont toujours eu et ont encore une certaine résistance avec le terme anthropologue et encore plus avec celui d’ethnologue.

En France, dans quelle mesure la notion d’ethnie a-t-elle été remise en cause ?

Dans les années 50-60, moment des mouvements pour l’indépendance et de la décolonisation, existe en France une réflexion critique sur la notion d’ethnie. Et les anthropologues d’Europe du Nord, anglophones, réfléchissent aux questions de frontière. Il y a notamment ce fameux, et brillant ouvrage collectif sous la direction de Fredrik Barth, en 1969, Ethnic groups and boundaries. Il aborde la centralité et l’indétermination de la frontière. La frontière comme lieu. Dans l’anthropologie francophone, des figures comme Balandier s’éloignent de l’anthropologie structuraliste et surtout culturaliste.

Il y a cette idée de déconstruction de l’ethnie sans aller jusqu’à ce que j’ai pu dire récemment : l’ethnie est un concept caduc, il ne nous sert plus à rien. Ma trajectoire de recherche est liée à ce que certains appelaient les relations inter-ethniques et avant cela les cultures de contact. Toutes les études de cas que j’ai pu faire correspondent à des changements culturels et identitaires, des changements liés à des phénomènes de migration, de marginalité, ce qui est sur les bords.  D’où ensuite cette systématisation du regard sur le lieu de la frontière et donc sur le fait de regarder le monde comme il fait monde à partir de toutes les situations intermédiaires, d’entre-deux. Qui sont centrales pour penser le monde.  Cette problématique vient d’un parcours qui est dans l’anthropologie mais qui essaie aussi de dire quelque chose du monde dans sa globalité et de plus en plus à partir de cet ancrage dans la situation de frontières.

Pouvez-vous expliciter cette notion de « situation de frontières » ? Vous écriviez notamment qu’il s’agit d’un espace où « l’individu réfugié, détaché de ses contextes de socialisation et d’identification est stoppé dans un écart, en reste, selon une place assignée en dehors de tout espace de reconnaissance politique ».

La situation de frontière vient d’un apport de cette anthropologie attachée à des phénomènes moins structurels que ceux de la tradition ethnologique. Plus intéressée à des phénomènes de désordre, d’indétermination. Des phénomènes que l’on trouve un peu partout, toujours. Des phénomènes qui semble davantage visible aujourd’hui, soit parce que cela se généralise dans l’espace, soit parce qu’on est dans un moment où cette indétermination est plus intensive.

Dans l’épistémologie des sociologues, ce qui forme la société est toujours décrit dans le cadre national. Nina Glick Schiller parle de « nationalisme méthodologique ». Cela consiste à dire : pourquoi est-ce que l’on se plie à la forme nationale pour penser la société ? Que ce soit en termes de classes sociales, de cultures, de religions, etc. Nous les anthropologues sommes bien placés pour dire que le cadre national n’est pas naturel. Si l’anthropologue s’intéresse aux frontières il s’intéresse à tout ce qui est et fait frontières. Dans La Condition cosmopolite j’ai décortiqué ce qu’on pourrait appeler frontière ; la frontière de moi et des autres, de  mon espace et de l’espace de l’autre, la frontière sociale. Il y a toutes sortes de phénomènes où l’on a une production de localité, d’identité, et même de temporalité. Les trois dimensions, localité, identité, temporalité, marchent ensemble ; il y a toujours un dedans/un dehors, un autre/un soi, un avant/un après. Et si on marche avec ces dualités-là, on reconnait des lignes de partage. Et les études de genre ont aidé là-dessus, à dire que parfois on est dans des longs continuums au milieu desquels il y a des indéterminations plutôt que des lignes nettes de partage, de rupture. D’où cette notion de situation de frontières qui est un concept très proche de l’empirique : comment est-ce que j’observe telle ou telle chose quand je dis que c’est une frontière, n’importe quelle frontière ?

Comme espace qui fait frontière, vous étudiez particulièrement ce qu’on appelle des « camps », institués ou créés spontanément à différents endroits du globe.

Les camps et les campements sont effectivement à la frontière ou en rapport avec la frontière. Des camps qui font frontière. Mais l’image exacte de la frontière pour moi, elle se situe précisément entre le Libéria et la Guinée. J’y suis allé à plusieurs reprises. Comme dans beaucoup de frontières nationales il y a  un poste frontière du Libéria et un poste frontière de la Guinée. Et entre les deux il y a ce qu’on appelle un « no man’s land ». Espace où étaient installées deux grandes tentes avec des gens partis du Libéria mais pas encore entrés en Guinée. Nous sommes là précisément dans la frontière. Les personnes qui étaient à cet endroit,  certains dans des conditions physiques terribles, recevaient la visite des camions de MSF (Médecins sans frontières) une fois par semaine. Et de l’autre côté, en Guinée, des représentants du HCR (Haut-commissariat aux réfugiés) leur disaient : « si vous venez on vous met dans des camps ». Certains pensaient que ça pouvait être un cadre de sécurité, d’autres n’en avaient pas envie. Certains élaboraient des stratégies, et divisaient la famille ; les femmes et enfants dans les camps et les hommes vont chercher du travail. Cet espace de la frontière était le lieu où les gens imaginaient des stratégies. Ils ne sont pas dans cet espace pour y passer leurs vies. Pas du tout.  Mais dans d’autres espaces, si on extrapole les lieux des camps, du campement, de l’établissement humain – tout ce qui fait que des gens se regroupent quelque part – certains se posent véritablement pour un temps indéterminé.

Tout mon intérêt est parti de là pour interroger dans ces espaces, mais à l’autre bout du raisonnement, le « faire ville », ville au sens d’idéal de communauté qui fonctionne dans une certaine interdépendance sans être dans la communauté totalitaire, plutôt la communauté comme horizon de ce qui se passe.


« Regarder le monde comme il fait monde à partir de toutes les situations d’entre-deux »
Vous avez notamment lancé la collection Babels au Passager clandestin avec une quarantaine de chercheurs plongés dans l’espace des camps. Les deux premiers livres s’intitulent La mort aux frontières de l’Europe : Retrouver, identifier, commémorer et De Lesbos à Calais. Comment l’Europe fabrique des camps.

Comment se forme la société sur ces terrains qui sont des terrains indéterminés qui n’appartiennent ni à un espace ni à un autre. Ce sont des situations de frontière.
Le terme de situation se distingue de tout ce langage très marqué de l’anthropologie qui renvoie à l’ordre, la structure, le territoire. Je ne parle jamais de territoire. Je peux parler de ce qui se structure, se déstructure. Mais tout bouge tout le temps. La situation c’est ce que je peux observer et ce que je peux décrire. Il y a eu une réflexion dans l’anthropologie depuis plusieurs années sur comment est-ce que l’on décrit. Jean Bazin a beaucoup écrit sur cela. La situation de frontière ce n’est pas le territoire frontière. Je parle de dynamique, de situation, de ce que je peux observer et décrire. Ça peut se solidifier mais je pense qu’on est toujours dans la société liquide dont a parlé Zygmunt Bauman. Ce n’est pas un concept mou, c’est l’idée que rien n’est jamais solidifié complétement. Ce que je dis là se rapproche de cette idée générale du monde comme société liquide, et d’une instabilité aussi de ce qui est institutionnalisé.

Pourtant dans vos ouvrages, vous questionnez cette « institutionnalisation » de l’espace de la frontière et des intérêts, notamment capitalistes, qui s’y jouent. De ces « pays frontière » comme la Grèce et de ces « hommes frontières », comme nouvelle « citoyenneté ».

Dans les camps et les campements nous sommes toujours dans quelque chose qui n’est pas censé durer. Alors évidemment quand on est à Daddab au Kenya on est dans une espèce d’hyperstructure, considérée comme le plus grand camp de réfugiés au monde. Il n’empêche qu’à Dadaab comme ailleurs j’ai toujours entendu qu’on était dans des états d’urgence, d’exception, rien n’est supposé durer, les gens doivent repartir etc. Même si on sait bien qu’il n’en est rien.

Ce que est décrit justement comme un processus d’ « encampement » dans l’ouvrage De Lesbos à Calais : Comment l’Europe fabrique des camps à propos de la Grèce devenu un pays-frontière : «  Les fermetures successives des frontières et les dispositifs de renforcement de la sécurisation des frontières au sein et aux limites de l’espace Schengen ont transformé la Grèce en un vaste camp de réfugiés »

La question est de comprendre dans quel régime de pensée nous nous trouvons. Les organisations humanitaires, MSF ou d’autres, expriment toutes à quel point nous sommes toujours dans le langage de l’urgence. Même s’il y a une certaine pérennisation, elles restent dans un dispositif placé sous le régime de l’état d’urgence. Dans le fait d’inscrire, aujourd’hui, en France, ce qui relève de l’état d’urgence dans le quotidien, est une manière de pérenniser l’urgence. C’est une pérennisation de l’incertitude de l’existence et de l’exception pour ce qui est à part. Car dans ce cadre, l’exception reste, de fait, l’exception. Elle n’est pas à l’œuvre de la même façon pour tous et permet de gérer les populations de manière différente. Le centre et la marge demeurent. Il y en a pour qui l’ordre sera toujours citoyen, démocratique, normal, légal, officiel, et une frange de plus en plus importante de gens qui seront dans l’exception, dans l’illégal, dans l’informel, dans la citoyenneté partielle. Toutes ces formules peuvent être comprises comme le rapport entre la frontière et le centre, comme une dialectique, cette chose jamais fixe du rapport entre la frontière et le centre.

Dans quelle mesure peut-on dire que « le camp est l’hypertrophie de la frontière » ? Vous dites que ce sont des hors lieux et non des non-lieux, c’est-à-dire ? Qu’est ce qui les définit ?

La notion de « hors lieu » est pour moi un concept descriptif qui m’a été important à un moment donné. J’apprécie le travail de Marc Augé et l’idée de hors lieu ne s’opposait pas au non-lieu qu’il a développé. La notion de lieu, sur laquelle il s’appuie, se rapporte à l’idée de se reconnaitre dans une identité et un espace. Aujourd’hui on peut dire qu’il y a de moins en moins de monde qui peut se revendiquer d’un seul lieu. On est de plus en plus dans des localités multiples et éclatées. Quant aux lieux « camps » ou « aéroport » ou « mall », s’ils peuvent être référés à la notion de non-lieu, c’est parce que ceux qui s’y trouvent ne sont pas dans un lieu au sens anthropologique. Alors, qu’est-ce que le hors lieu ? Une notion qui tient du juridique et du philosophique. C’est la traduction de l’idée d’hétérotopie chez Foucault. Des espaces autres. Qui sont extraterritoriaux. Qui sont produits par mon territoire tout en étant hors de mon territoire. Il y a une relation organique entre mon territoire et l’autre territoire. Pour Bauman, l’extraterritorialité est centrale ; la production d’un espace à l’écart de… Mais ce qui manque dans le hors-lieu, c’est l’idée qu’on n’est jamais vraiment dehors. C’est aussi ce que je défends, qu’on est sur les bords, (mis) au ban. Et c’est cette limite de la notion de hors-lieux qui m’a emmené vers Foucault et La pensée du dehors. Le dehors est quelque chose dont on a besoin pour penser le propre, le soi, mais qui s’éloigne toujours quand on essaye de s’en approcher.

Hétérotopie, frontières, bords rejoignent ce que je voulais dire avec « hors-lieux » et l’erreur serait de penser qu’il existe vraiment des dehors. C’est l’erreur que fait une certaine anthropologie aujourd’hui qui définit l’altérité dans le cadre de grandes ontologies ; par exemple supposer qu’il y a une ontologie amérindienne n’est-ce pas supposer qu’il y a une ontologie européenne ? Et alors, que serait une ontologie occidentale ? Parfois certains anthropologues sont pris dans une pensée identitaire sans s’en apercevoir. On produit toujours intellectuellement du dehors parce qu’on a besoin de se penser soi-même. Cette production imaginaire n’est pas un problème en soi. Le problème est de la réifier comme quelque chose d’absolu, c’est d’être dans des raisonnements qui renvoient à la notion « d’alien » c’est-à-dire l’étranger absolu.

Ce que produit une certaine pensée politique mais aussi intellectuelle.

Quand on va trop loin, vers une certaine radicalisation de l’identité de l’Autre, on produit un imaginaire qui est la réification de l’absolue altérité. Ça n’existe jamais ; on est dans des représentations de soi et de l’autre, dans des relations entre ces représentations. On est toujours dans quelque chose qui est en relation.

Vous avez écrit un article intitulé « Le maléfice de la race et le corps de l’indésirable » (Communications, n°98, 2016) où vous déployez notamment que dans cette période, le rapport au migrant est un racisme sans races « dont la chasse au faciès du paria de la mondialisation (le migrant indésirable) est aujourd’hui la dernière mais peut-être pas l’ultime version ». Vous tracez une continuité avec Mbembe et La critique de la raison nègre pour dire que : «  La déconstruction critique de la race doit se prolonger, aujourd’hui, dans un mouvement contemporain vers une anthropologie de tous les déportés, déracinés, déplacés devenus, à plus ou moins grande échelle, des peuples en exil et des sans Etat de fait ».

Est-ce que nous sommes aujourd’hui dans un langage raciste ? Est-ce que c’est un langage où le corps du migrant est rejeté ? Mais lequel ? Tout ça ne dit rien de la réalité. On n’est pas dans la même production d’un autre absolu qu’au temps de l’esclavage notamment. La figure de l’indésirable nous revient des années 30. Elle désignait le juif, le tsigane, l’Espagnol. Aujourd’hui il y a quelque chose à l’échelle planétaire qui produit de l’indésirable, qui n’est pas forcément à la peau noire, mais qui est comme s’il était à la peau noire. Ça va jusqu’à la production d’une altérité absolue. Est-ce que cela va finir par faire un discours racial ? Je ne sais pas. Mais xénophobe oui. C’est un peu différent du langage racialiste ; on parle du xenos, ne pas aimer l’étranger c’est « je ne veux même pas savoir quelle est sa couleur de peau ou sa culture ». On retrouve les notions de surnuméraires, pour reprendre le terme de Bauman.

Où en est la violence du rejet à l’échelle planétaire ? Laisser mourir des Rohingyas en mer de Chine et les photographier dans des postures animales quand ils attendaient de la nourriture qui arrivait du ciel, les montrer presque inhumains. Montrer des photos de jeunes Africains qui passent à Ceuta ou Melilla des barrières en hurlant.

Quand on est en empathie avec ces trajectoires et qu’on voit ces images, on sait qu’il faut de la force pour passer ces étapes, que c’est extraordinaire, qu’ils ont de la force pour tenter tout ça. Mais, pour certains, ces photos montrent qu’ils ne sont pas vraiment des humains comme les autres, que ce ne sont presque pas des sujets humains, donc ils peuvent mourir. On est dans cette horreur aujourd’hui. Qui est différente de la forme de l’esclavage, qui tout en étant d’une grande violence était une forme d’intégration par rapport à un système qui est, aujourd’hui, un système d’élimination.

Même si dans ce contexte de rejet, de violence et du laisser mourir, il peut y avoir des survivants qu’on va utiliser comme main d’œuvre. En effet, aujourd’hui, on peut être socialement indésirable mais économiquement utile, comme le montre la figure du métèque. Selon un système qui existe au Moyen Orient, comme au Liban où j’ai fait du terrain, de plus en plus de gens sont mis dans l’illégalité ; soit ils entrent dans le système du kafala et ils donnent leur passeport à leur employeur, du coup ils sont coincés. Soit ils fuient, ils sont fugitifs, ils n’ont plus de papiers mais on va les embaucher pour de bon. Ils vont alors avoir un peu de salaire qui leur permet de s’installer dans des conditions souvent informelles (des squats etc.) et donc le dispositif lui-même juridique produit cette extériorité-là tout en produisant des gens économiquement très utile. On peut avoir un salaire relativement correct mais on n’est jamais citoyen, on n’a jamais aucun droit de cité. C’est la définition du métèque dans la Grèce antique.

Des mécaniques de traçage, décrite dans « Le maléfice de la race », montre bien qu’elles peuvent être racialisantes. « Plus que le visage lui-même (qui peut faire confondre dans une ville méditerranéenne, l’habitant, le touriste et le vagabond), c’est le corps de l’indésirable que doivent apprendre à reconnaitre les policiers de la frontière. Dans cette opération, qui rejoue à chaque instant l’association entre le biologique et le social, ils mobilisent tout le savoir occidental, postcolonial, sur l’altérité raciale 

Ce qui est recherché c’est celui qui par son faciès peut être un migrant. Quand on regarde comment fonctionne les inspections en France, ici à Paris, on voit qu’elles se font dans les espaces publics où la police circule en regardant les gens qui pourraient avoir l’air d’être migrant ; ce qui se joue c’est la couleur de peau mais pas seulement, c’est la fatigue sur le corps, la manière d’être habillé. Tout ce qui se voit dans le corps. C’est une forme de racisme sans race ; une forme de xénophobie mais qui ne touche pas tous les étrangers, juste les étrangers indésirables. Une chasse aux indésirables.

Revenons à vos travaux sur les camps. Souvent ces espaces d’entre-deux sont regardés d’un point de vue humanitaire ou comme des laboratoires du traitement répressif vis-à-vis des étrangers ; vous choisissez vous de regarder l’agir politique de ceux qui les habitent.

D’aller chercher dans des situations comme celles-là qui sont souvent abordées du point de vue de la compassion, de l’horreur, de la peur, ce qui est ordinaire et ce qui peut être prémonitoire pour tout le monde. Sous cet aspect-là il suffit des fois de décrire presque à minima ; prenez le camp « Jungle » de calais où pendant un an et demi près de 20 nationalités différentes avec une douzaine de langues différentes ont rencontré une bonne dizaine de nationalités européennes. Tout cela a fonctionné ensemble. Vous aviez des églises, des mosquées, des théâtres, des écoles, des restaurants, des boutiques etc. Cela fait scandale dans la pensée nationale française. Et moi, après des années passées au Brésil, en Colombie, en Afrique, je dis : c’est une favela. C’est comme cela que les gens se débrouillent ; ils refont leur existence de manière assez banale en fait. Ce qui est différent de ce qu’on peut voir dans les favelas au Brésil c’est qu’on est là dans une forme sociale cosmopolite. Je n’ai pas de jugement de valeur, je constate qu’il y a des découvertes, des hybridations culturelles, des mélanges en même temps que des conflits. Il y a des formes politiques émergentes comme la réunion des communautés, hebdomadaire, qui gérait un peu le quotidien à Calais. On pouvait très bien imaginer que ça devienne la forme de gouvernement du lieu. Ce groupe a d’ailleurs produit une note intéressante à l’égard des associations en leur disant : on va vous donner un code de comportement dans la Jungle, avec par exemple, « évitez de prendre des photos », « évitez d’aller trop à l’intérieur des maisons », pour nous laisser un peu notre intimité notre chez nous. C’est intéressant parce que ça ne remet pas en cause la reconnaissance du travail des associations. Mais ça suggère une certaine critique de l’hospitalité. Mon séminaire de à l’EHESS, en 2017, portait sur l’anthropologie de l’hospitalité ; l’hospitalité est une forme anthropologique et sociale très particulière. C’est dans un rapport d’échange et l’hospitalité n’est jamais inconditionnelle.

Cette critique de l’hospitalité rejoint votre critique du gouvernement humanitaire.

Dans l’hospitalité aussi il y a une forme de domination. Quand vous dites ça aux gens qui sont là le cœur sur la main, ils vous diront que ce n’est pas le cas, mais du point de vue du respect de la subjectivité de l’autre, on est toujours dans un rapport qui peut être de l’ordre du sentiment, de l’émotion et qui demande à l’autre de réagir d’une certaine manière en conformité avec ce sentiment. Alors lorsque, dans la jungle de Calais, la réunion des communautés définit un code qui pose des limites, c’est important, ça change l’équilibre dans le rapport d’hospitalité sans le nier. On se retrouve dans un contexte qui me ramène loin en arrière ; avec les étrangers haoussas qui se déplacent dans les villes en Afrique de l’ouest et qui crée leur quartier, le zongo, où ils inversent la relation entre l’étranger et l’établi.

En quoi le camp de Calais est-il cosmopolite ? Il est presque aussi cosmopolitique. On y voit des choses qu’on retrouve dans la philosophie du cosmopolitisme : comment se jouent la cohabitation et le conflit dans le monde aujourd’hui ? Quels sont les termes du conflit, la compétition, la collaboration ? La réunion hebdomadaire des dites communautés – qui ne sont pas vraiment des communautés mais qui fonctionnent comme telles dans l’espace du camp – est déjà dans des modes de reconnaissance linguistique, culturelle, qui joue cette fonction de régulation de conflits. Et vis-à-vis de l’extérieur on crée d’une certaine façon un autre rapport intérieur / extérieur. Un petit monde cosmopolite se crée et si on l’élargit il est en relation avec le monde qui l’entoure qui lui-même se transforme puisque la société Autre devient elle-même plus cosmopolite. Quand je parle de cosmopolitisme ordinaire, ce sont les migrants qui dans cette situation nous montrent quelque chose d’anticipateur, qui est en train d’embarquer tout le monde. La société hôte se transforme.

La perception de celui qui passe la frontière ne semble plus être celle de l’immigré de l’époque de Sayad qui parlait de « double absence »[1], d’un rapport entre deux lieux. Est-ce là la mutation vers une condition cosmopolite ?

Pour le dire à l’inverse de Sayad, je parlerai de double présence, l’ici et le là-bas existent bien,  même si avec la situation des chibanis par exemple on est peut-être dans le ressenti d’une double absence. Aujourd’hui nous sommes dans une autre histoire, notre monde est celui de l’après-guerre froide, de la globalisation économique. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte où les lieux familiers sont souvent absents de nos vies, et où au contraire il y a une permanence des situations de frontières. De ces situations de frontière qui durent dans le temps, émerge peut-être davantage une multi-localité, un multi-ancrage, sans la compétition malheureuse de « chez soi » que décrivait Sayad. Comment s’ancre-t-on dans des lieux de manière générale ? Ces parcours de migrants, de personnes en mouvement, en migration, montrent de manière un peu prémonitoire cette expérience de multiples ancrages, même si dans les vies individuelles il y a des souffrances à cause de la perte d’un lieu. Encore Nina Glick Schiller, disait que ce que montrent ces migrants transnationaux c’est qu’on vit « dans plus d’une société ». Tout comme Barbara Cassin explique qu’on a besoin « de plus d’une langue ». Regardons-nous exactement pour savoir comment nous vivons. D’une certaine façon, toutes les caractéristiques des migrations d’aujourd’hui, sont les termes d’un futur cosmopolite qui nous concerne tous.

Quel avenir à cette nouvelle humanité qui se déploie dans les situations de frontières face au rouleau compresseur de la répression, des contrôles, des stratégies d’élimination ?

Si l’on en parle surtout du point de vue de leur précarité, de leur dangerosité, des drames qui l’accompagnent, des difficultés qu’elles posent aux pays d’arrivée ou de transit, ces migrations d’aujourd’hui représentent à n’en pas douter une manière d’être au monde nouvelle qui associe la mobilité et la multilocalité. La question est de savoir combien de temps nous allons mettre dans le monde pour  imaginer les formes sociales, matérielles, politiques qui font de cette mobilité un atout pour tous et non pour une minorité de privilégiés seulement.

[1] La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Sayad.


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