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(Note de lecture) Pascal Commère, "Territoire du Coyote", par Murielle Compère-Demarcy

Par Florence Trocmé

Pascal Commère  Territoire du coyoteL'entrée chez Tarabuste par le préambule du site signé Gilbert Lascault, intitulé "Les compagnons de Tarabuste", indique la balistique singulière du lieu. Indépendant. Libre et mû par le gai promenoir de la poésie (refus de la tristesse, des poings & mains liés). Tonique démarche, objectif tonifiant, Tarabuste mène son chemin dans un tohu-bohu de noble cheminement, un Tintamarre d'élégance, « en transe entre deux tranchées », rassemblant compagnons « truculents » qui « tracent des trapèzes sur le sable que bleuit le crépuscule. Trapus, ils traquent les troupeaux de taureaux sauvages et les autruches dorées », entre autres. Le pitch, kaléidoscopique, roboratif comme le perpétuel mouvement d'un mobile en circulation créative, et le modus operandi vaudront plus d'un détour.
"Leurs rites sont hommages aux vents et aux tempêtes. Ils sacrifient des singes au simoun, des cygnes au sirocco, des ânes à la tramontane. En l'honneur du mistral, ils fracassent des miroirs. Ils sifflent pour appeler et apprivoiser les cyclones. Ils offrent aux ouragans des ourses noires. Ils dressent des autels dans les déserts et dans les clairières des forêts obscures".
"Les Compagnons de Tarabuste sont barons du Tirliberly, ducs du Tohu-Bohu, comtes du Travestissement, princes de la Traverse. Tantôt ils désirent le silence ; plus souvent ils jouissent du Tintamarre."
Pour l'heure, intéressons-nous à une publication de Tarabuste : Territoire du Coyote du poète Pascal Commère, dans la collection DOUTE b.a.t. De belle facture le livre, déjà, nous arrête par sa jaquette avec rabats, la noblesse du grain d'impression, de sa couleur ivoire, par sa première de couverture. Joseph Beuys cité en exergue fait surgir de la mémoire des matériaux organiques par lesquels le travail de l'artiste sur la matérialité lie fondamentalement la quête artistique au projet existentiel, sa recherche aux déterminantes forces d'énergie à l'œuvre dans son art protéiforme, engagé politiquement, et sa vie d'envergure cosmogonique, mus par les trois vecteurs de la pensée, de la volonté et de la sensibilité. « Le monde est plein d'énigmes », affirmait l'artiste, « mais c'est l'homme qui est la solution de ces énigmes », et dans le cas de Joseph Beuys la quête des solutions passe par le processus social créatif. La citation de Beuys ici en exergue renvoie à la performance homonyme de l'artiste, « I like America and America likes me », réalisée à la galerie René Block à New York en 1974. Marqué par les sciences de l'homme (anthropologie, ethnologie, sociologie) et influencé par sa propre mythologie personnelle, Beuys a radicalisé des concepts fondamentaux (en vue, entre autres, de sa théorie de la sculpture) qu'il a concrétisés via des actions et des performances extrêmes, dont le célèbre I like America and America likes me où l'artiste s'était enfermé avec un coyote dans une galerie new-yorkaise, en signe de protestation sociale (contre la guerre du Vietnam, contre l'oppression collective exercée sur l'Individu, contre le massacre de certaines ethnies par d'autres peuples comme les Amérindiens décimés lors de la conquête de l'Amérique, …). Le coyote, animal intelligent vénéré autrefois par les Indiens d'Amérique et qui fut persécuté, représente l'esprit de l'Indien exterminé par les Blancs. Beuys exprimait ainsi sa volonté de gommer le fossé entre la nature et les villes tentaculaires modernes, de réconcilier par une action chamanique l'esprit des Blancs et l'esprit des Indiens d'Amérique, voire d'espérer accéder au karma d'une réconciliation du continent nord-américain.
Territoire du Coyote, composé de treize épisodes, reprend quelques-uns des poèmes ou ensembles précédemment publiés en revues (Décharge, Secousse, Arpa), parfois sous un titre différent ; certains des textes ont fait antérieurement l'objet de livres à tirage limité (aux éditions Contre-allées, chez Monique Mathieu éditeur, Le Livre pauvre, Éditions S'Ayme à bruire, Sabar, chez Odile Fix).
Dans "Un froid qui serre" la terre est enfouie sous le givre, le gel, prise entre « les crochets de fer » du froid et des étoiles (la référence à André du Bouchet ne surprend pas, l'appel d'une poésie exigeante, réfractaire à tout embrigadement, exploratrice d'un territoire volcanique rustique dépourvu de lyrisme par un poète discret sur sa route voire hostile à toute biographie, raccorde l'univers des deux hommes) et si nous savons que le poète Pascal Commère a l'habitude vivante/revisitée/innovante d'aller au contact des formes diverses de la vie : bêtes, insectes, plantes, paysages, saisons, … nous le rencontrons ici aux prises avec l'hiver d'une terre de somme, de labeur, que l'homme-poète regarde, accueille par le souffle, les mots. Si Pascal Commère travaille la langue avec les mots/mottes de la terre souvent, André du Bouchet reprend les mots de la terre natale : froid, souffle, montagne, neige, air eau... Nous y sommes avec Pascal Commère, dans Un froid qui serre :
   « La terre parle il dit, la
   salamandre parle
      Et tout
      ce qui
      dans l'épais
   du langage
   parle
      La terre. La matière
      tue
 »
Le poète revêt le tempo et la température d'une vie rupestre ou sauvage par des mots simples, d'une couleur locale donnant son sens à une réalité observée/touchée/notée. Comme un homme à l'hiver de sa vie, le soir les matins vont à faible allure en cette saison de sève basse où peut agoniser une salamandre dans la main, où le poète regarde le monde autour de lui, « laisse aller le fil / du temps dans le courant » (extr. Aumailles, Pascal Commère, éd. Les Découvreurs ; 2016). La syntaxe du poème emboîte le pas à ce morcellement kaléidoscopique du réel, en secoue ici la glace des failles pour qu’étincelle le cours vif -arêtes vives- des mots. Implacable l’hiver impose sa mise sous silence, sa main veille sur des frétillements des élans des poissons de lumière des courants alternatifs. L’hiver a comme des nids des tanières noirs souterrains ou muchés dans les cavités, là où s’enterrent pour une saison les arbres le paysage les hommes les bêtes. L’hiver qui serre tient au fait de son sommeil entre ses doigts de givre « un matériel à l’écart : limons jetés au cœur des rouilles ». Le vers, elliptique, laisse dans le trou de la terre, dormir l’éclat, l’évidence des contours, pour que s’insinuent dans l’obscurité lumineuse de la dormance les êtres au repos, les choses en répit. L’hiver bouge, mais telle une « mordorée » (la bécasse) tapie sur un lit de feuilles
   « Et l’hiver en soi qui
      revient d’où sorti
      La terre. Les allées &
   venues, nos pas
      sans presque rien qui demeure
 »
L’absence de ponctuation rythme le long cours latent de l’hiver. Ce qui demeure habite dans la mémoire des terres, ressurgie par la parole poétique qui bêche, racle, retourne les traces (cf. Mémoire, ce qui demeure, Pascal Commère, éd. Tarabuste, coll. Reprises ; 2012) : « (…) Mémorable en cela / la mémoire se disperse. ».
Des troupeaux ou des âmes solitaires rameutent « l’étrange voix du monde », des camions le long d’un parking routier des bétaillères vides garées tête-bêche le camion frigo rassemblent au relais les hommes s’arrêtant dans l’hiver, « parce qu’on croûte ici plutôt bien, l’accueil / généreux, parfois (…) »
«   (…) -dans le temps on l’a dit
une rafale de jaune, on remet la tournée
et l’eau point trop n’en faut ; la fille
de salle – la mère en ce temps-là,
avec du rein déjà et dessous plus encore
jean moulant aujourd’hui, des talons ;
à l’aller au retour, rien de plus que passer
dans l’hiver, s’arrêter, ou si c’est les camions
leur place sur le parking. (…) »
L’élagage, la coupe (alerte dans le pas syntaxique de ce Territoire du Coyote comme un cadastre parcimonieusement parcellisé), « la pré-taille des sarments » dans ce paysage naturel de vignes que l’on devine de Bourgogne, la taille, dans le nuancier des mots redonnent ses palpitations au vivant dont se serrent les fibres durant la trêve hivernale. Le poète est celui qui accueille, observe, module ses pas adaptant leur rythme aux âmes qui y vivent. Car, pas d’âme qui n’y vive dans ce large sauvage, lentement apprivoisé voire domestiqué par l’homme de labeur dont « les mains pauvres » sont par analogie / mise en abyme celles-là même du poète qui façonne en le recevant l’environnement naturel auquel il accorde son rythme interne, biologique, exposé aux aléas élémentaires. Le temps, organique, se scande aussi par la "survivance des rituels" (titre d’un épisode) : enterrements et ce qui s’ensuit : arrivée des jeunes, non plus « de charrue » mais de la ville, séance testamentaire chez le notaire lors d’une vente des biens à la bougie, …, 11 novembre commémoratif, retours de guerre, situation des Pupilles de la Nation, travaux saisonniers, … Les stigmates du froid marquent des visages travaillés par la puissance des éléments naturels (« Ravagée la face », « -attardé le sourire / comme un dernier soleil monté / au front (…) »). Tandis que passent sur le territoire -Territoire du Coyote- les marques de l’état du monde « (…) dépeçage / de la planète, déforestation -saccages & / prédations, réchauffement climatique, / appauvrissement des sols… », « (…) propos venus d’ailleurs, météo, des infos. Et / la finance, en crise à l’heure du déjeuner »). « On cause » sur le territoire, à l’œuvre « sans réelle prise en compte de l’état du monde » ; d’ailleurs, sait-on et « comment savoir ? » quand, dans les champs de l’action chaque parcelle se travaille dans l’allant et la force des mains laborieuses, l’urgence vrillée à l’outil. Et puis, « - (…) de quel savoir tient-on pour acquis / le droit de quelques-uns d’avoir mainmise sur le Tout ? »
Le langage patoisant, les nombreux régionalismes, donnent à ces poèmes singuliers fortement ancrés dans le terroir une tournure remarquable, de ces fumets dont on ne souvient même si l’on ne les a pas soi-même goûtés.  L’humus du verbe ne quitte pas les lignées de la terre natale, le soc des mots découpe une tournoyante synesthésie saisie par le lecteur dans l’épaisse profondeur du pays.
Si bien que l’on ne résiste pas à l’envie d’en reporter encore la saveur sortie droit d’une besace nourricière ;
   « Soleil effarant conscrit, les gencives bouffées ah
   scorbut ou verjus, l’affaire n’est pas neuve – et mildiou
   une arsouille au ciel. À blanc tirent les gelées
   que labour destine à l’automne, trois sillons
   en ligne périclitent, paysage qui n’invente rien, combine
   ruches et clocher d’ardoise pour le reste mal loti, boiteux
   un rescapé loin penché tapotant, carreau aveugle. Surnage
   rayon proche maison et jardin indivis, la fougue
   placide du cassissier. Mariolle et si peu licite
   canif en poche, une lame pour saigner au bras
   la rose défaite des légions
. »
     
Chaque mot, chaque expression -courante ou dialectale- pèsent sur ce Territoire du Coyote où chaque pas foulé, sur terre ensemencée qu’elle soit de labours ou littéraire, retient le poids des mots, le poids des choses, un retour bousculé et charrié d’alluvions / de limons formé par la mesure incommensurable, presque cyclique, du temps. Avec au bout, sentinelle de garde veillant sur nos tremblements du vivre, un territoire d’où, sorti de l’hiver, il nous reviendra de combattre « la tête de marteau des loups », des prédateurs, des envahisseurs, le retour des peurs anciennes, pour habiter un territoire du coyote « où demeure la tâche à vivre ».
Murielle Compère-Demarcy    

Pascal Commère, Territoire du Coyote, Tarabuste Éditeur ; 2017, [156 p.] - 15€


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