Le dernier Kafka et sa « langue d’arrivée ».
Robert Kahn, déjà traducteur de A Milena chez Nous, s’est récemment consacré aux Derniers cahiers de Kafka, ceux de 1922 à 1924, lorsque celui-ci vivait à Berlin avec Dora Diamant, juste avant sa mort. Egalement publié chez Nous, ce livre comprend tous les textes inachevés (sauf Le Château, beaucoup plus long), dans un ordre chronologique et non plus rattachés aux récits plus importants par affinités discutables.
Cette édition se base sur l’état actuel de la recherche, disposant des Cahiers, feuillets etc. et est établie d’après les manuscrits conservés à la Bodleian Library d’Oxford et publiés en Allemagne chez Fischer.
La remarquable traduction de Robert Kahn est placée sous la figure tutélaire de Walter Benjamin dont Nous a publié, entre autres, le passionnant Sur Kafka, regroupant tout ce qu’a pu écrit Benjamin, y compris dans des lettres, sur l’écrivain tchèque de langue allemande. L’idée est de revenir à la langue d’origine, le plus près possible d’elle (dans le rêve messianique benjaminien de remonter au « targoum », de l’hébreu à l’araméen, un traduire qui serait lui-même une sorte de commentaire). C’est-à-dire aussi « retraduire », non qu’il faille moderniser quoi que ce soit de la traduction, mais au contraire se rapprocher de l’origine, paradoxalement peut-être, laisser le chant d’origine chanter dans « la langue d’arrivée », comme dit Robert Kahn, qui nécessairement la transforme. La langue est en quelque sorte atteinte, avec cette belle idée d’un abandon auquel elle se laisse porter mais il faut conserver les traces de cette atteinte. Voire, comme l’a fait Robert Kahn, laisser un mot ou deux, de la langue originale.
Comment traduite en effet « Wanderer » qui est à la fois le promeneur, le rêveur, mais aussi un Lied de Schubert, ou « Angst », qui est l’angoisse du névrosé comme celle du métaphysicien, la peur diffuse, qui évoque Freud comme « M le maudit » le film de Fritz Lang ?
C’est une culture entière, une « Stimmung » …
Quelle belle confiance est faite à la langue d’arrivée ici... Quelle porte laissée ouverte au lecteur...
Retraduire Kafka n’est évidemment pas le faire découvrir, mais, en l’état actuel de la recherche qui le concerne, proposer une lecture qui rende sa langue, « sèche, précise et rythmée. » (RK)
Le lecteur est d’abord un peu dérouté par la présentation, sans titres, alors que le volume comprend les célébrissimes Artiste de la faim, Le terrier ou Josefine la cantatrice, dont le choc de la lecture, même quand on les a lus de nombreuses fois, reste toujours aussi fort. Dans le sommaire, toutefois, qui sert de guide, les titres sont donnés. Ce parti pris d’anonymat aide finalement à une lecture suivie, si l’on peut dire, d’autant que nombre de fragments sont très brefs et non titrés.
A la fois dans la période la plus pauvre de sa vie mais sans doute aussi, affectivement, la plus heureuse, enfin parti de Prague et loin de sa redoutable famille, libéré de ses obligations professionnelles, vivant avec Dora, hélas dévoré par la tuberculose, Kafka est plus que jamais dévoué à l’écriture.
En effet, ces Derniers cahiers certes racontent toujours des « histoires » mais donnent aussi de précieuses indications sur la conception qu’a Kafka de l’écriture, par exemple sur l’importance de la répétition. Robert Kahn l’a parfaitement compris, qui ne se sert pas de synonymes, mais utilise le même mot, parce que Kafka l’a déjà utilisé un peu auparavant. Une règle qui peut sembler appauvrir la langue mais qui en fait souligne la puissance du propos et correspond aussi au fameux son qui hante Kafka, le « crissement » dans le Terrier ou le chant discontinu de Josefine.
Cela pourrait être également à ce qu’entendait Kafka lui-même dans sa poitrine malade, si l’on pousse la hantise jusqu’au bout. Le temps presse, le souffle manque. Ce « en Suspens », minuscule fragment séparé de tout, si énigmatique, est en fait une vraie clef de lecture. Le souffle du dernier Kafka, malade, se fait entendre : « tu rentres ta respiration » ou cet aveu si kafkaïen : « la possibilité étouffe ». C’est aussi qu’au moment d’être heureux, il meurt.
De même certains textes sont à nouveau écrits (et non pas réécrits) et laissés en l’état, les différences sont minimes, le texte va encore plus loin dans sa sécheresse de description :
« Répétitions. La saisie. La découverte d’une méthode. » (je souligne) A tout le moins c’est une déclaration d’intention, un projet.
Autre indication décisive : « l’écriture se refuse à moi. D’où le projet d’investigations autobiographiques. Pas une biographie, mais investigation et mise à jour des plus petits éléments possibles ». Peu de je - sauf dans le Terrier - mais est-ce un homme qui y vit, rien n’est moins sûr -, Kafka écrit le Terrier et pas les Mémoires d’Outre-tombe (sublimes, dans leur genre, rappelons-le), c’est dire que ce n’est pas un lyrique, c’est une sorte de rapport qu’il écrit, on retrouve ici la langue administrative qu’il a pratiquée dans son métier, et qui n’empêche en rien le texte d’être déchirant. Passion de Kafka pour le petit, cet « Artiste de la faim » qu’on ne voit même plus au fond de sa paille tellement il a jeûné, l’insecte en quoi s’est transformé Gregor Samsa pour ne donner que ces exemples. Passion de Kafka pour les microgrammes et le « commis » (le « petit » méprisé par la société) de Robert Walser, passion de Benjamin, qui écrivait si petit, pour Kafka.
L’inachèvement de tous ces textes n’est pas un hasard, il est voulu par Kafka. Ce n’est pas une impossibilité d’écriture mais un choix, qui place le lecteur devant la possibilité même.
D’autre part quelle fin donnerait-on au Terrier ? Quelle importance cela aurait-il puisque c’est la progression de l’obsession qui compte et non ce qui arrive ou non à son habitant ?
De même, si unique et impossible à rapporter à quelque mouvement que ce soit, Kafka fait tout de même partie d’une époque en littérature, celle du Work in progress, de Joyce ou Proust. Kafka est LE précurseur de la littérature du XXème siècle : « À cet instant le moment était venu pour moi ou plutôt il n’était pas venu et ne viendrait d’ailleurs jamais… » pourrait être à s’y méprendre une phrase de Blanchot.
L’écriture de Kafka est placée, on le sait, sous les figures de la loi, avec cet aveu incroyable : « Avance ! Va de là sur le chemin ! Justifie-toi devant moi ! Demande-moi de me justifier. Juge ! Tue ! », c’est un coup de projecteur du Procès, et de la peur, parfois prophétique : « cette peur… est -elle souvenirs de temps révolus depuis longtemps ou pressentiment de temps à venir ? » (Les temps de nuit qui emporteront les sœurs de Kafka comme Milena dans les camps de la mort).
Et comme on ne lit jamais assez un livre jusqu’à la fin, il faut simplement se reporter à l’achevé d’imprimer : « Achevé d’imprimer/ le 26 septembre, / jour de la mort / de Walter Benjamin ». C’est comme un poème, qui relie Kafka à son admirateur, et jusqu’à nous, et à l’esprit, Noùs en grec, le nom de la maison d’édition qui aujourd’hui publie Kafka.
Isabelle Baladine Howald
Franz Kafka, Derniers cahiers, Traduit de l’allemand et présenté par Robert Kahn, Editions Nous, 2017, 304 pages, 22€.