Magazine Culture

(Note de lecture) Thierry Metz, "L’homme qui penche", par Mathieu Jung

Par Florence Trocmé

Thierry Metz  l'homme qui pencheOn n’entre pas sans heurts dans le poème de Thierry Metz. Non qu’il s’agisse d’une écriture par trop exigeante, mais la parole de Metz est incontestablement éprouvante.
Par deux fois, Thierry Metz se constitue patient à l’hôpital psychiatrique de Cadillac, non loin de Bordeaux. Cela donne lieu à deux carnets, réunis dans L’Homme qui penche, ouvrage initialement paru en 1997 puis en 2008, et ici réédité avec une préface de Cédric Le Penven aux Éditions Unes. (On doit aussi à Le Penven un volume de la collection « Présence de la poésie » aux Vanneaux).
Ce n’est guère que par commodité que je qualifierais ce livre de journal lyrique. Peut-être Metz écrit-il un peu au-delà ou très en deçà de tout souci consciemment poétique. La parole de Metz ne s’encombre d’aucune cosmétique. Une sorte d’hygiène mentale à quelques éons du misérable miracle de l’art-thérapie est ici risquée, d’où rien ne saurait dépasser ni sortir vraiment. C’est une sorte d’étouffoir. À la vie à la mort, comment pourrait-il en être autrement ? Cela se joue au plus près de l’os, et c’est à Beckett que je pense. « Qu’on me demande l’impossible, je veux bien, que pourrait-on me demander d’autre ? » (L’Innommable). Ça ne triche pas, quand on est à bout de nerfs et de logique, cela s’appelle pencher.
Je dois tuer quelqu’un en moi, même si je ne sais pas trop comment m’y prendre. C’est le programme de Metz, le projet dépouillé de l’homme qui penche. Et il faut, ce faisant, rester attentif aux bruissements de l’être autant qu’au monde lointain du dehors.
Un homme marche dans les feuilles, non loin du pavillon. Il se déplace lentement, avec tant de précautions qu’il ne s’aperçoit pas qu’un arbre le suit.
Six heures du matin : des gens parlent au fond du couloir. J’ouvre les yeux sans trop savoir où je suis, je fixe un des carreaux blancs du plafond. Il est trop tôt pour se lever, trop tard pour se rendormir.
Est-ce qu’ici est encore loin ?
Metz définit le monde depuis l’intérieur. Michaux ou bien est-ce le premier Wittgenstein ? toque à la vitre, et c’est fatalement au silence de répondre. Le silence difficile de qui penche, cet « homme en pente » qui pousse un à un les mots dans son carnet, un à un jusqu’au dernier.
Maintenant dans la chambre aux murs jaunes, il n’y a plus que du bruit, du vacarme, du langage manqué. Je ne regarde plus, je n’écoute plus — je vais simplement me cacher au centre de ce qui se passe.
Il faut s’imaginer Sisyphe heureux, disait quelque philosophe à la mode. Sans doute n’est-ce là qu’un vœu pieu, dérisoire pour tout dire. Par deux fois Thierry Metz tente le coup, au pavillon Charcot. Par deux fois, cela échoue.
Le regard que Metz porte sur les autres témoigne de la bouleversante empathie que lui confère le désespoir. Il est, en dépit de tout, du cœur — et combien — au sein de l’impensable. Aurélie, René, Farid, Mady, Danis, Patricia, Sophie, Mickey et les autres valétudinaires du pavillon Charcot indiquent doucement le chemin vers l’Ouvert. Ce n’est pas grand-chose, une sorte d’entrebâillement sur un nouveau vide à vrai dire. Mais cela compte.
Je note chaque heure ou chaque jour des choses qui n’ont sûrement aucune importance. Hors pavillon.
Aujourd’hui Aurélie a dessiné un chat et un arbre.
Aujourd’hui, j’ai longuement parlé avec une jeune infirmière, une stagiaire qui s’intéresse à mon cas.
À midi, au self, Raymonde a rapporté son plateau.
Aujourd’hui, Denis n’allait pas bien, tellement énervé qu’on ne comprenait pas ce qu’il disait.
Voilà, aujourd’hui c’est le 24 octobre. Dans le parc, les jardiniers ont commencé à ratisser les feuilles.
La traversée de l’impossible n’empêche pas que l’on s’élève. C’est tout d’abord le Stehen propre à Paul Celan (voir le livre de Metz publié en 1999 chez Jacques Brémond : Sur un poème de Paul Celan), jamais bien loin d’un Sterben, mais aussi une tentative d’arrachement plus belle et plus folle :
Peu à peu : se redresser, partir avec l’oiseau, puis avec l’arbre, lui laisser nos gestes et le petit secret enterré à son pied. Voyage, ascension de chaque instant pour équilibrer ce qui ne peut s’élever.
Un orietur, si seulement. Le ciel est bouché, l’horizon muré, irrémédiablement « intact ». La main ni l’espoir n’y ont prise.
Le mur est intact. Le maçon n’est lié qu’à ce qu’il fait. Et qui tient.
Et qui tient.
Pencher, stehen, vaciller. Les mots, un à un, jusqu’au dernier.

L’homme qui penche se penche pour écrire, pour retenir, peut-être, ce qui était plus penché que lui. Il y a les bruits que fait quelqu’un dans mon oreille. Et quelque chose qu’on a laissé tomber. 
Écoutons mieux cette voix sans apprêt (sans après). Prenons la peine d’entendre l’humble rhétorique de L’Homme qui penche. Parole abrasée, murmure à ras de l’être, sanglot et hoquet de l’âme —
30 janvier. 16 heures. C’est fini. Je quitte l’hôpital. C’est terminé.

Mathieu Jung

Thierry Metz, L’homme qui penche. Préface de Cédric Le Penven, Éditions Unes, 95 p., 19 €.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines