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14-18, Albert Londres : «Il y a en face le soldat français.»

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres : «Il y a en face le soldat français.» Il n’y a qu’à l’arrière que l’on parle de l’offensive
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français, 25 janvier. Certains disent : « Les Allemands continuent à drainer leurs régiments sur leurs lignes de rocade. Il y a ce qui vient de Russie, ce qui vient d’Italie, ce qui vient de l’intérieur. Il y a les bonnes troupes et les mauvaises, celles qui marcheront et celles que l’on poussera. Il y a celles que l’on a choyées depuis des mois, à qui l’on a donné des permissions, de l’argent et du vin, celles qu’ils traiteront tel le pur sang en qui réside l’espoir, et il y a les vieux bataillons fourbus et pelés qui s’en reviennent sur les genoux, de la maison de la retraite que constituait le front russe. Il y a la jeune classe à qui l’on ne demande pas d’être instruite, mais d’être là pour rouler dans le torrent ; il y a tous les malbâtis repêchés par les infatigables conseils de revision et qui, dans chaque masse de prisonniers que nous faisions cette année dernière, ressemblaient au milieu de leurs frères à autant de gnomes ahuris ; il y a, représentant la brute, les paysans de l’Est taillés, figure et corps, à coups de large hache ; il y a ceux qui rejoignent en geignant, les poches bourrées de lettres des leurs qui leur disent qu’ils ont chaque jour un peu plus faim ; il y a les Bavarois jaloux des Prussiens, au total plus ménagés qu’eux ; il y a les hommes des royaumes des duchés petits et grands qui, pour la première fois depuis trois ans et demi, se rencontrent tous en direction de l’Ouest ; il y a les officiers à monocle qui sont pour Ludendorff, et les autres qui s’en rapportent de préférence aux quarante-deux mois d’expérience impuissante ; il y a s’avançant sur les routes, les rails, les canaux, tout le matériel tonnant et claquant de l’empire ; il y a… il y a… » Il y a en face le soldat français. Celui qui ne se frappe pas Le soldat français se moque comme d’une guigne des bruits qui, à cette heure, font parler l’univers. Pour ne pas se frapper, il ne se frappe pas. Il n’y a que lui, dirait-on, que les projets allemands n’intéressent pas. Non seulement il n’en est pas ému, il ne s’en montre même pas curieux. Quand vous lui demandez ce qu’il en pense, il vous regarde, avec sympathie, certes, mais plus encore avec étonnement, il a l’air de vous dire : « Ça vous tourmente donc tant que ça, vous ? » Le civil discute et s’échauffe, lui, plante des piquets et attend. Toutes les combinaisons machiavéliques que l’arrière prête à l’ennemi ne le passionnent nullement. Tant de fumée avant le feu ne l’a pas pris à la gorge. Il est plus calme qu’une pièce de 400 qui, sans bouger, crache tant de mort. Il est assiégé par des préoccupations autrement pressantes. Ce litre de pinard, par exemple ? Oui, ce litre de pinard, où est-il ? Pas dans leur bidon assurément, écoutez plutôt, il gargouille trop fort quand on le secoue, alors où est-il ? Ils ont lu dans les journaux qu’on allait le leur donner. Il ne faut jamais mettre dans les journaux qu’on va faire quelque chose pour eux, il faut en publier la nouvelle seulement quand c’est fait, il ne faut pas dire « on va faire » mais « on a fait », car le temps qui s’écoule entre l’annonce de la mesure heureuse et sa réalisation est un temps cruel. Ce qui est promis est dû, qu’on paye. Est-ce qu’ils ne payent pas sur l’instant les coups du Boche ? Le litre de pinard, parlez-moi de ça, voilà au moins une conversation, mais la menace allemande… Guillaume ne vaut pas le clown Hier, traversant une division, j’entendis les éclats de rire d’une foule. Où était cette foule ? Dans une baraque Adrian. Je rentrai. On donnait le cinéma aux poilus. Ce n’était pas exceptionnel : une fois par semaine, ils ont droit à leur représentation. Ne croyez pas qu’on leur déroule des films de guerre : la guerre c’est eux qui la font, ce n’est pas eux qu’elle peut amuser. Ils désirent des histoires drôles, voire « boyautantes ». Un fantaisiste quelconque se pavanait sur l’écran, chacun de ses gestes laissait tomber de gros rires sur la salle. Debout, assis, chacun se faisait de la joie. Je regardais rire ces jeunes hommes en bleu, tous étaient attentifs à la scène comique. Rien d’autre que le spectacle ne sollicitait leur pensée. Mon intention, un instant, avait été d’en interroger quelques-uns. J’avais voulu leur demander : « Eh bien ! et vous, qui êtes tout de même les premiers intéressés, qu’est-ce que vous dites de tous ces bruits que l’on fait avec les intentions de l’Allemagne ? » La vue de la sérénité de leur âme m’avait suffi, ils m’avaient eux-mêmes, par leur seule attitude, donné leur réponse : les grimaces du clown les préoccupaient bigrement plus que celles de Guillaume. Que le « Tigre » ne s’en fasse pas Depuis huit jours, j’ai longé plus de cent kilomètres de front. Où que ce soit : dans les bois ou dans les tranchées, aux cantonnements, c’était le même son : le calme, le calme, sûr de soi, que l’on ne bluffe pas et qui, au surplus, s’en f… Tous les héros d’endurance qui sont là en ont entendu, vu, subi bien d’autres. On ne la leur fait plus, et pour n’importe quoi. Ce qui pourrait les impressionner est peut-être né, mais sûrement, aujourd’hui, est mort. Le chef du gouvernement a pu le voir. Dimanche dernier il était avec eux, en première ligne. Le lendemain nous passions à cet endroit. Descendant dans un abri, je demandai à quelques-uns : — C’est vous qui avez vu le Tigre ? — Oui. — Que lui avez-vous dit ? L’un d’eux rit et me répondit : — Qu’il ne s’en fasse pas.

Le Petit Journal

, 26 janvier 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
14-18, Albert Londres : «Il y a en face le soldat français.»
Dans la même collection
Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille

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