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(Note de lecture) Fabienne Raphoz, "Parce que l'oiseau", par Aurélie Foglia

Par Florence Trocmé

La raison de l’oiseau

Fabienne Raphoz  parce que l'oiseau
Le ciel, en poésie, menaçait d’être saturé et comme obnubilé par l’oiseau, si gorgé de symboles qu’il n’existait plus, ou à peine. Inévitable invité du lyrisme, métaphore immanquable de la voix, pouvait-il encore échapper aux hommes, et à soi ? On pourrait lancer la recension de ces apparitions ailées et les associer à leurs auteurs comme autant d’ombres familières, voisines déjà des anges : rossignol romantique, hiboux ou albatros de Baudelaire, cygne de Mallarmé, rouge-gorge de Pichette, entre autres. Les animaux domestiques des poètes sont sauvages, comme les mots.
Parce que l’oiseau de Fabienne Raphoz y revient dans une démarche parallèle et différente qui n’exclut pas le chant, loin de là. Car « le chant précède l’oiseau », comme elle le souligne d’entrée. Qui est plus écouteur qu’un poète ? L’auteure se situe à ce point où le paysage devient territoire : comprenant le corps, faisant de lui l’une de ses composantes tapie, tout entier tendu et attentif dans son devenir-invisible. La posture ancestrale de l’affût tourne à la chasse aux sons, à une faim nourrissante de formes, de couleurs et de chants. La langue des oiseaux, Fabienne Raphoz la parle, traduisant fidèlement par exemple les cris de la pie-grièche dans des lignes de poésie sonore, lesquelles rappellent un peu Les Zozios de Jacques Demarcq. « Infinie romancière de ses verbes déclaratifs, la pie-grièche kschè-kschè ou tché-tché, tchu-èc tchuèc, quand elle ne grèè grèï, vétt-vétt, hak-chak-chak pas, voire, prend l’accent de sa Majesté quand elle krew (prononcer crou mouillé, la bouche un peu pincée) ou qu’elle chak-chee-charr ». Ou encore cette autre réveillant l’harmonie imitative : « L’Hypolaïs polyglotte grince dans les aigus ».   
Nommer, alors, c’est moins posséder le monde que « naître de concert » dans notre langage. Il s’agit de détresser les trilles et d’identifier les voix, à la recherche des noms, qui eux aussi chantent et donnent de l’être : noms d’espèces, selon la taxinomie de Linné, cités en français et en latin, avec leurs familles et leurs subdivisions, surnoms donnés à ceux qui hantent les lieux, Lady Hulotte, « Front-Blanc » le Rougequeue ou la fauvette dite « Tête-noire », et jusqu’au nom décrivant sa propre activité dans l’histoire. Non pas ornithologue ni bird-watcher, mais ornithophile, eurêka, en écho au nom de cette collection Corti tournée vers la nature, destinée à en capter les échos et la diversité fragile, Biophilia.
Le ciel est vide : tant mieux. L’espace peut revenir. Nettoyage accompli, on s’aperçoit. D’un coup d’aile réelle, l’oiseau s’évade des cages de ses allégories. Et on les revoit tous, pour de vrai. Même si on ne peut enregistrer souvent que la ligne filante de leur fuite, par quoi ils se signalent en « cataractant », fantômes légers, entre mirages et obsessions. Car ce réalisme-là est celui de l’observation patiente, appuyée sur une bibliothèque, que l’auteure dépeint avec humour trimbalée dans une brouette à travers un jardin, et en grande partie inutile. Ce livre de Fabienne Raphoz véhicule des savoirs : informations précises sur les espèces, leurs comportements, leurs migrations. Savoirs personnels qui relaient le dispositif du journal, restitués en première personne parce qu’ils émanent d’une expérience, de voyages, de lieux intimes (comme ce « pays mental », le Colombier vécu comme refuge et réserve). Savoirs encyclopédiques, puisant avec appétit dans toutes les sources disponibles, livresques et internet. La connaissance n’est-elle pas « l’autre nom de l’amour » ? La prose poétique y prend la netteté du silex dans son efficacité éclairante.
Parce que l’oiseau couvre les différentes régions du monde et dilate les temporalités, passant de l’échelle individuelle à collective, notamment par la fable. Outre un travail d’appropriation et de vulgarisation scientifiques, Fabienne Raphoz convoque au passage des traditions populaires vieilles de plusieurs siècles, des « contes », autres savoirs occultes, empreints de croyances et de violence. « Ici comme là-bas », les récits du monde traversent les espaces et les temps, de la Plage aux Ptérosaures à l’Égypte des Pharaons, de la Chevêche d’Athéna à l’Amérique actuelle, pour raconter à la fois l’hybridation de l’homme et l’oiseau, insistant sur l’importance cultuelle, métaphysique, de ce nouage dans certaines civilisations, et l’incroyable puissance de prédation de l’homme, son mode opératoire natif sur terre qui revient à la destruction (directe ou indirecte, par le massacre de masse à moins que l’importation sur telle ou telle île d’un chat, de rapaces ou de rats). Comment est-on passé de la surabondance à la raréfaction jusqu’à l’extinction ? Ce conte est triste, d’autant qu’il se décline sous d’innombrables versions.
L’oiseau est un éternel migrant auquel l’homme tend ses filets. Parce qu’il fait la bête. L’hécatombe se poursuit. Quelle est la politique visant l’accueil de nos frères les oiseaux, qui sont aussi nos ancêtres et nos enfants ? Vers quel tribunal international se tourner ? La poésie postule un geste éthique qui garde le monde ouvert, parce que l’oiseau se joue des frontières. Ce sont les oies qui, partant et revenant chaque année, « proclament l’unité des nations ». Il se trouve que le souci du vivant déborde largement la cause de l’homme, et le ravage qu’il perpètre en supérieur a son envers qu’il dissimule mal, celui d’un appauvrissement de la planète jusqu’à un suicide sans conscience, « par spécide involontaire – ou délibéré ». Ce que Michel Deguy, dans Écologiques, appelle le géocide. Parce que l’oiseau fait du volatile la raison du monde, son explication suffisante : une sorte de clef sans signification, suffisant à donner accès aux espaces et aux espèces menacés. Suivez le bestiaire, ou cortège d’Orphée. Dans la poursuite des ouvrages précédents, en particulier Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, le nouveau livre de Fabienne Raphoz, sans donner de leçons ni jouer les Cassandre, offre un manifeste pour la cause des oiseaux, par la passion que l’auteure leur voue, et par la place qu’elle leur libère : montrant qu’ils sont, eux et non pas les hommes, les authentiques sujets du poème, si petits soient-ils, et désarmés. Et dans ce cas, la raison du plus faible est toujours la meilleure.
Aurélie Foglia

Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, coll. Biophilia, Corti, 2018, 192 p. 15 €
Sur le site de l’éditeur, où on peut lire un extrait
On peut lire un autre extrait dans l’anthologie permanente de Poezibao


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