Une de La Nación vendredi dernier
On voit le président accueillir un policier inculpé
et lui serrer la main en souriant
Le gros titre dit :
"Geste fort du Gouvernement pour soutenir les policiers
et débouter les juges garantistas"
(trop scrupuleux dans l'application de la loi)
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Les faits : Le 8 décembre dernier, un touriste nord-américain qui se promenait entre Caminito et le stade de La Bombonera à la Boca -ce qu'il ne faut jamais faire, surtout en touriste (1)- a été attaqué par deux jeunes malfrats d'une vingtaine d'années dont l'un lui a donné une dizaine de coups de couteau pour le dépouiller. Un sous-officier de la Bonaerense, la police provinciale de la Province de Buenos Aires, alors que la Boca appartient à la Ville Autonome de Buenos Aires et non pas à la Province homonyme et limitrophe, a tenté de poursuivre les malfrats alors qu'il était en civil et se trouvait hors de sa juridiction. Ce policier, Luis Chocobar (son nom est partout dans la presse) a sorti son arme de service, a fait -dit-il- les sommations d'usage (mais sans le port de l'uniforme qui rendait reconnaissable sa qualité de policier) et il a tiré, blessant mortellement l'un des deux dangereux délinquants, qui n'avait que dix-sept ans. L'autopsie comme la vidéo de rue montrent que le garçon a été touché dans le dos, alors qu'il fuyait et qu'il n'y avait donc pas proportionnalité de la réponse de la part du policier. Le sous-officier, âgé de trente ans, a été inculpé pour "excès dans l'exercice de la légitime défense" et le juge d'instruction (issu de la justice des mineurs, vu l'âge de la victime) lui a imposé la mise sous séquestre d'une grosse somme d'argent avant de le laisser en liberté (c'est la pratique légale qui remplace notre régime de liberté sous contrôle judiciaire). Et cependant, très vite après, vendredi dernier, sans donc laisser à la justice beaucoup de temps pour dérouler sa procédure, le gouvernement, président et ministre de la Sécurité en tête, a couvert d'éloge le policier à la gâchette facile (gatillo fácil, comme on dit en Argentine). Dans cet uniforme qu'il ne portait pas le jour des faits, l'homme a même été reçu en audience, avec son supérieur hiérarchique, par Mauricio Macri, dans son bureau, à la Casa Rosada, sous le regard des médias et en présence de la ministre Patricia Bullrich, laquelle lui a ensuite tressé des lauriers lors d'une prise de parole publique. Il a été dit officiellement que ce sous-officier avait fait preuve de courage. Bref, il a été traité en véritable héros dans le discours officiel, malgré la mort d'un gamin (qui n'était pas un enfant de chœur, tout le monde est d'accord là-dessus, mais qui n'avait que 17 ans et aurait donc pu retrouver le bon chemin avec une sanction et un accompagnement adaptés).
Il ne semble pas illégitime de se demander en quoi tirer avec une arme à feu sur un adolescent armé d'un couteau, qui vous tourne le dos et se trouve à sept mètres de distance est une preuve de courage (surtout pour un professionnel des forces de l'ordre) et comment, après cela, le gouvernement pourra continuer à prétendre qu'il respecte la séparation des pouvoirs et laisse faire les magistrats, en toute indépendance, sans exercer aucune pression sur leur travail !
Même photo à la une de Clarín ce même vendredi 2 février
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Par la suite, la mère de l'adolescent tué a pris tous les journalistes qui voulaient bien l'entendre à témoin de ce que le criminel n'était pas son fils mais le sous-officier de la Bonaerense. De là à en faire un innocent, il n'y avait qu'un pas. C'était un peu trop ! Ce genre de sortie médiatique a, là-bas comme ici, le don de révolter la partie de l'opinion publique qui croit à la vertu de la répression (la mano dura) tandis que l'autre partie, que la première a tôt fait de taxer avec mépris de "garantista" (militants des garanties de la procédure pénale), croit qu'un Etat de droit se reconnaît à son respect scrupuleux des droits de la défense et donc, en premier lieu, à celui du droit à la vie. D'autant que dans cette circonstance, le touriste nord-américain n'est pas mort, il est même bien vivant, il a quitté l'hôpital assez vite et il marche sur ses deux jambes, même s'il est plus que probable qu'il conserve et conservera longtemps des traces de cette agression, qu'elles soient physiques et/ou psychiques. Une rencontre a été organisée devant la presse entre lui et le sous-officier inculpé et les deux hommes sont tombés dans les bras l'un de l'autre, ce qui a donné du grain à moudre aux démagogues qui instrumentalisent l'insécurité au lieu de lutter contre elle intelligemment.
Une de Página/12 ce matin
L'info est traitée tout en haut, au-dessus du titre :
Un par un, [tous] les mensonges du gouvernement dans l'affaire Chocobar
Dès le lendemain de l'audience contestée (et contestable), la chaîne de télévision C5N, toujours dans l'opposition malgré la mutation de son capital, a diffusé des images de deux caméras de surveillance, lesquelles font clairement apparaître qu'il n'y avait pas de légitime défense. Tous les journaux ont repris l'info. A gauche, on dénonce l'appui du gouvernement au sous-officier. A droite, on s'interroge sur la précipitation dont le gouvernement dans son ensemble et surtout Mauricio Macri ont fait preuve en prenant position en faveur du policier, pour ne pas dire en faisant l'éloge de son comportement, qui, après examen de ces bandes, n'en semble vraiment pas digne dans une démocratie.
Pour aller plus loin : lire l'article de Página/12 lire l'article de La Prensa lire l'éditorial de La Prensa lire l'article de La Nación lire l'analyse des mesures prises par le magistrat instructeur dans La Nación lire l'article de Clarín lire l'analyse de l'argumentaire du juge, que Clarín rapproche des positions du juge Raúl Zaffaroni, la tête de turc garantista préférée de la droite dure lire l'article de Página/12 le 2 février dernier immédiatement après l'audience du policier à la Casa Rosada lire l'article d'aujourd'hui où un journaliste de Página/12 tâche de démonter l'opération médiatique montée par le gouvernement autour de ce fait divers qui sert une partie de ses intérêts politiques du moment lire l'article d'aujourd'hui de La Nación qui analyse les résultats de l'autopsie qui incriminent Luis Chocobar, avec un gros titre qui ne laisse pas de place au doute en faveur du policier lire l'article d'aujourd'hui de Clarín où Horacio Rodríguez Larreta, chef du Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires (Cambiemos), prend encore la défense du sous-officier de la Bonaerense
(1) L'Ambassade de France en Argentine (et elle n'est pas la seule) est très claire à ce sujet : il ne faut pas se rendre à pied à La Bombonera. Cette section de voie publique n'est pas sûre. La police n'y est pas présente et un touriste, et cette qualité se remarque au premier coup d'œil averti (appareils photos et/ou smartphone dernier cri, vêtements de l'hémisphère nord, façon de regarder le paysage urbain autour de soi, allure du pas qui n'est pas celle de l'habitant du coin, etc.), est une proie idéale pour les délinquants à l'affût, prêts à bondir, seul ou en bandes organisées, sur les imprudents qui s'échappent de la zone toute proche et ultra-sécurisée de Caminito, un must touristique hideux et définitivement vulgaire, à l'inverse de tout ce que voulait mettre en place dans les années 1960 son concepteur, le grand peintre Benito Quinquela Martín, dont le musée se trouve à cinquante mètres de là et est le plus fréquentable du monde (allez-y en taxi ou en bus). La ville de Buenos Aires ne semble pas s'intéresser le moins du monde à la sécurité dans cette partie du territoire municipal et c'est ainsi depuis de très nombreuses années. Je n'ai jamais connu une seule année où il n'était pas fermement recommandé de ne pas y mettre les pieds.