Olivier Domerg publie La Sainte-Victoire de trois-quarts au éditions La Lettre volée.
Extrait de la section II, Couleuvre, « Sciure et copeaux »
« On a dit souvent qu'IL
peignait ce qu'IL
savait et non ce qu'IL
voyait, car IL
connaissait cette montagne
depuis son enfance,
vallons et vallées qui y
mènent, plissements du
terrain, vagues successives
des collines jusqu'aux
premiers contreforts. »
/
On a dit, mais on s'est trompé. L'expérience appelle l'expérience. Le désir de peindre ou d'écrire ce qui est, appelle la peinture on l'écriture. Et le réel, devant vous, ne cesse de se renouveler. Vous marchez jusqu'à n'en plus pouvoir. Vous regardez jusqu'à n'en plus rien voir. Chaulée, bleutée, ou carrément transparente, la montagne, chevillée au pays, vous oppose son immanence. Et, quelquefois, sa rémanence. Même lorsqu'elle s'absente, qu'elle est sur le point de se dématérialiser, de basculer dans cet en deçà perceptible, elle reste ce phare, ce « sémaphore rustique », ce « signal géographique », éclairant le mouvement de la phrase engagée à sa suite.
Brute, sans arrêt changeante, ravalée, ravivée, recontextualisée, elle force l'expression, provoque la pensée, par la place qu'elle prend, la vague qu'elle suspend :
modelé de sa face, racé de sa trace, faste et multiplicité de ses métamorphoses.
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Modulant son attrait, ses tons, son aspect, selon l'angle, le ciel, la lumière, elle n'en obère ou n'en modère pas moins les poncifs qu'elle fait naître, quand elle ne les réduit pas radicalement en copeaux, capucinades, coquecigrues, sciure de Mouche ou de Croix.
N'y voyez là rien de personnel. Aucune espièglerie, afféterie ou posture ! Elle est, comme toute chose, indifférente. Et, en cela, n'en est que plus attirante, plus intéressante, plus parlante.
C'est pourquoi vous venez. N'avez de cesse d'y venir ou d'y revenir. C'est pourquoi vous cherchez à l'atteindre, à l'étreindre, tout en sachant cette démarche vouée à l'échec. Tout en sachant que « la vie est en elle-même sa propre visée ». Tout en sachant le réel sans fin.
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Partout la rumeur du monde vous précède et vous encercle. Vous êtes au chevet de la montagne. Vous êtes au pied de son lité frontal, fractal, devant ce monstrueux linteau de pierre long de vingt kilomètres, haut de plusieurs centaines de mètres.
Ou alors, vous
êtes au pied de son lit. Dans ses rognures rognaciennes, ses plumes, ses pluches, ses pelures. Devant ses veines étranges nuancées de rouges et d'oranges. Ou encore, au bord de l'étang, « pile dans l'axe », comme souvent ces derniers temps.
Et vous entendez,
constamment autour de vous, tout ce qui bruit : frémissement des feuilles, sifflet des rossignols, irruption des poissons à la surface, cris mornes des goélands, craquement des coquilles sous les chaussures, discussions enjouées des lycéens assis en rond près de la cabane de chantier.
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Des algues ont poussé dans le ruisseau. Verdâtres, elles s'étalent dans le courant : longues chevelures luisantes, emmêlées. Un colvert esseulé barbote près de la source, n'osant passer devant vous pour rejoindre l'étang. Vous vous levez, faites le tour de l'ancêtre, quittant l'orbe et l'ombre du platane pour fixer l'étendue.
La lumière est franche, inouïe. En face, la rive mutilée rutile. Les eaux de Bene brillent sans commune mesure. Midi, le paysage s'exaspère sous un soleil exact. Bientôt la brume de chaleur émiettera les flancs des collines, atténuant lignes, masses et profondeur ; opacifiant peu ou prou tout l'arrière-plan.
Mais pour l'heure, la Sainte fait front. Résiste même crânement, du fait de son unicité (altitude, charisme, entêtement). Résiste, certes, mais pour combien de temps ?
Olivier Domerg, La Sainte-Victoire de trois-quarts, éditions La Lettre Volée, 2017, 120 p., 18€, pp.77 à 81.
Dans Poezibao :
○ (note de lecture) Olivier Domerg, "Le Temps fait rage", par Laurent Albarracin,
○ (anthologie permanente) Olivier Domerg,
○ (Anthologie permanente) Olivier Domerg, "Rhônéo-Rodéo",
○ (Note de lecture) Olivier Domerg, "Rhônéo-rodéo. Poème-fleuve" par Michel Collot,