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(Note de lecture) Jean Rouaud, "La splendeur escamotée de frère Cheval ou Le secret des grottes ornées", par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

Jean Rouaud  la splendeur escamotée de Frère ChevalCet essai (sur la sorte de poésie vécue et vivante des plasticiens de la Préhistoire) est une étonnante réussite, d'une jubilatoire finesse, d'une très rare pertinence, d'une malicieuse virtuosité. La pensée y est neuve, constamment belle, et admirablement formulée. On aurait beau connaître Jean Rouaud, on est ici au-delà de son assuré talent ! Quelques remarques pour le montrer :
L'auteur pose, à propos des hommes du Paléolithique supérieur, la question la plus simple et périlleuse : pourquoi se sont-ils mis à représenter des choses, pourquoi ont-ils littéralement inventé de graver, dessiner et peindre ? Et sa réponse est simple et profonde :
« Pour décider de la vie d'un simple trait » (p. 56)
Et ces « mains d'or » de Chauvet, d'Altamira, de Rouffignac, de Lascaux, comme les appelle légitimement Rouaud (elles ont su d'un coup dompter la ressemblance, induire le relief, inaugurer l'animation et exposer la généralité !) ont su user de la créativité dont elles constataient être la source pour interroger celle dont elles pouvaient elles-mêmes être issues :
« Certains tours des mains d'or produisent des figures si ressemblantes aux originaux que c'est à s'y méprendre. À se demander si les originaux qui galopent dans la toundra ne seraient pas nés aussi d'un coup de fusain ; mais quelle main plus habile tiendrait le fusain ? Quelle super-main d'or pour de vrai ? Ça cogite dans les grottes et autour du foyer. Il n'y a pas d'images sans une pensée élaborée » (p. 124-5)
L'auteur ajoute qu'offrir ainsi d'inédites représentations concrètes, des images projetées sur support, à des forces invisibles (souveraines, donc susceptibles ...), relevait d'une précaution géniale et d'une ruse amoureuse analogue à l'incomparable gribouillis qu'un bambin offre pour la fête des mères, toujours préféré au bracelet maladroitement emprunté dans la boîte à bijoux ! :
« Pour s'assurer que les puissances ne se montreraient pas offusquées par un présent trop mesquin, il était prudent de leur offrir ce qu'on avait de mieux. Et non quelque chose qui aurait été prélevé dans le monde, comme un coquillage nacré, une pierre veinée d'or, le corps d'un animal. Puisque le monde est une totalité, c'est comme si on avait dérobé dans la poche des puissances l'argent pour leur faire un cadeau » (p. 113)  
Et le choix des grottes n'est pas seulement pour protéger ces offrandes idéales des intempéries, mais bien d'abord de descendre exactement là où la « beauté » se fait « efficace » : car esprit figuré, esprit repéré ! Et comme le suggère magnifiquement Rouaud, le plasticien paléolithique, loin de se raconter des histoires, obtient ainsi des forces sacrées qu'elles lui en racontent moins ! :
« Envoyer quelqu'un sous terre pour communiquer avec les esprits et leur envoyer un message confirmant qu'on a deviné leur existence, et qu'on la considère (autrement dit vous nous avez à l'œil , mais nous aussi, mine de rien, votre petit jeu aux manettes du monde ne nous a pas échappé » (p. 110)
La grotte est image de matrice pour devenir matrice d'images, et le monde souterrain est le naturel vestibule du sous-monde, comme le reposoir logique des forces du monde du jour :
« Où le tout range-t-il le jour quand il fait nuit ? Dans quel monde parallèle se repose le soleil en attente de la bonne heure matinale où il repointera son front rouge ? Est-ce à dire que le tout du monde a son domaine réservé, sa face cachée ? Un monde souterrain, invisible, sorte de silo de la nuit et des morts dont les grottes nous donneraient un aperçu et qui en constitueraient la porte d'entrée ? » (p. 57)
Et l'on choisit de représenter des animaux, parce que l'absence à l'époque de tout miroir fiable fait que la présence humaine valait toujours mieux présentée que représentée ; mais aussi fixer l'apparence de chevaux, rhinocéros, lions et aurochs permet l'examen, pour le percer à loisir, du secret de leur supériorité même sur leurs imagiers :
« L'autoportrait est un art impossible au Paléolithique supérieur » (p. 107)
« D'un semblable, on n'apprendra rien qu'on ne sache déjà » (p. 108)
Et choix d'animaux exclusivement, et jamais de paysages ni d'arbres, parce qu'en tout paysage (disait Maldiney) l'homme se sent perdu, et que l'homme d'alors ne pouvait se payer le luxe de se perdre ; et parce qu'en cette toundra rase et glacée, dit Rouaud, les rares colonnes rabougries des arbres n'évoquaient encore aucun temple à y dresser (ni aucun Messie à y pendre). Alors que les animaux ont une connaissance poétique du monde (par exemple, quel meilleur spécialiste de l'espace et du temps qu'un oiseau ou saumon migrateurs ?) sous l'apparence desquels il suffit de se glisser pour l'intercepter – les disséquant pour s'en nourrir, les écorchant pour s'en vêtir, et les profilant et configurant pour s'en instruire - … A tout instant, les animaux, pour y vivre, comparent quelque chose du tout à autre chose de lui-même, et, bien observée puis fixée sur parois, leur pensée analogique deviendra pour nous contagieuse :
« Ce qui implique, ces aller-retours des migrateurs, que le monde est fini » (p. 90)
« Bois des cervidés ou bois des arbres, c'est la même différence qu'entre les nomades et les sédentaires, hasarde l'un... » (p. 134)
Et d'abord et surtout, puisque le coursier à crinière qu'est le cheval est le plus proche parent de la course rayonnante du soleil :
« Le soleil, s'il bouge, c'est qu'il est animé, et par qui, hein, je vous le demande (…). Avez-vous remarqué comme il ne traîne pas en route ? Le matin il est là – le spécialiste indique le levant – et le soir là – le spécialiste pivote et indique le couchant. Nous-mêmes, quand nous essayons d'atteindre l'un ou l'autre de ces points pour découvrir où s'engouffre et de quel abîme surgit le soleil, nous n'y parvenons jamais. Et lui, crénom, il y est déjà. Le soleil n'est pas une pierre, il galope » (p. 138)
Bientôt, dit Rouaud, avançant dans les siècles, le cheval ne nous sera plus qu'un prête-nom pour apprivoiser directement le soleil. Et les anciennes puissances animales honorées sur les parois seront, dans les sacrifices religieux ultérieurs, expulsées de leur transcendance, éjectées du monde divinisé qu'elles illustraient et garantissaient jusqu'alors. La pensée rationnelle (qui ne sait dans le monde que faire saisir ce qui fait pareillement partout et nécessairement que …) supplantera la connaissance poétique (qui sait, elle, que dans le monde tout fait tout, et que « chacune de ses composantes vit sa vie à travers la vie de l'autre » p. 151) et, comme le dit le merveilleux titre du livre, elle escamotera définitivement la splendeur de frère Cheval, c'est à dire fera disparaître toute gloire de présence, subtilisera toute prégnance analogique, fera rentrer la comparaison dans sa maison, pour en récupérer l'éclat au profit de ses seules clarté et distinction analytiques.
« Le grand remplacement est en marche, remplacement du divin animal par l'homme divinisé » (p. 254)
« L'Humanité triomphante avance avec sa voiture-balai » (p. 232)
Tel est donc, selon l'auteur, le secret des grottes ornées, nous rappeler d'abord
« qu'au commencement l'animal était Dieu et que Dieu est un animal » (p. 273)
Nos braves transhumanistes, par exemple, soucieux de couper tous les ponts avec leur humiliante ascendance animale, et se retrouvant ridiculement prédateurs de la condition humaine elle-même, s'apaiseraient un peu l'âme avec quelques lignes de la page 267 :
« Il faudrait s'interroger sur cette part animale qu'on cherche à éliminer, laquelle renverrait non pas à un symptôme d'arriération, mais à cette part divine que l'animal de jadis portait en lui et qui est à l'homme supérieur comme un reproche vivant, le rappel de son usurpation »
Depuis l'essai (1955) de Bataille sur Lascaux, aucun écrivain n'avait, semble-t-il, retracé et formulé plus profondément qu'ici Jean Rouaud le cours (somptueux et dramatique) de l'élevage humain des représentations.
Marc Wetzel
Jean Rouaud, La splendeur escamotée de frère Cheval ou Le secret des grottes ornées, Grasset, décembre 2017, 286 p., 19€


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