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Le crime d’existence

Par Carmenrob

Étrange coïncidence que deux des prix littéraires de l’année, le Fémina et le Fémina étranger, soient le fruit d’une démarche comparable. Dans La serpe, Philippe Jaenada revisite un procès vieux d’un demi-siècle pour scruter la justesse du verdict rendu à la suite d’un meurtre crapuleux survenu au début de la Seconde Guerre mondiale, dans le Périgord. De son côté, John Edgar Wideman fouille les archives militaires américaines. Louis Till était-il vraiment coupable des viols et du meurtre qui l’ont mené à la potence à la fin du même conflit?

Le crime d’existence
Si l’inculpé du premier cas fut disculpé, Till n’eut pas cette chance et pour cause, il était un soldat noir de l’armée américaine. Wideman n’aura pas la consolation du mystère élucidé tant les versions des témoins sont contradictoires voire manipulées, l’instruction menée avec négligence, l’intention de trouver rapidement un coupable prépondérante sur celle de trouver la vérité.

Le crime de Till est un crime d’existence, j’arrive à cette conclusion après avoir passé des heures et des heures un après-midi à examiner le dossier, un après-midi parmi bien d’autres, à me demander comment et pourquoi la justice passa brusquement à la vitesse supérieure dans le traitement qu’elle appliqua aux soldats noirs durant la Seconde Guerre mondiale. Me demander pourquoi les recrues noires n’ont toujours pas droit à ce jour qu’à une justice sommaire voire pas de justice du tout, avec un pourcentage monstrueusement disproportionné de condamnations à perpétuité et de condamnations à mort. Que Louis Till enfreigne ou pas la loi, la justice considère son existence comme un problème. Louis Till est une mauvaise graine qui, tôt ou tard, éclatera et en sèmera d’autres. Till nécessite une action préventive. 

Alors que Philippe Jaenada faisait le procès d’une justice vénale, au service de la promotion de ses officiers, Wideman fait la démonstration désolante de l’absence de justice pour les Afro-américains, hier comme aujourd’hui.

Autre trait commun des deux œuvres, leurs auteurs font le pont entre l’enquête qu’ils mènent et diverses considérations relatives à leur vie présente ou passée. Le style de Wideman est cependant plus impressionniste. Il se laisse ballotter, et nous avec lui, au gré des réflexions, souvenirs, émotions que son projet soulève, sans que la logique en soit toujours évidente. Sa démarche est méditative, existentielle, poétique.

Écrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till est une œuvre extrêmement touchante d’un des grands auteurs américains contemporains.

John Edgar Wideman, Écrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till, Gallimard, 2017 (pour la traduction française), 224 pages


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