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Lire comme un roman un texte qui n’en est pas un ?

Publié le 16 mars 2018 par Africultures @africultures

Sami Tchak vient de publier, aux éditions Jean-Claude Lattès, un de ces textes que j’appelle promenade, parce que c’est à mes yeux un genre à part entière et parce qu’Ainsi parlait mon père fait partie de ces livres que l’on lit chemin faisant ou qui accompagnent la route du marcheur. Un livre qui pourrait être un pique-nique, parce qu’on y picore, mais qui est plutôt agapes débordantes, parce qu’il résume la philosophie et la pensée de son auteur en six cents pensées.

À l’orée de ces pensées, on s’arrête, on s’attarde longuement même, sur la préface. Une préface comme un rituel de purification, qui dit le creux d’une vie, l’intimité d’un homme pris entre son amour incommensurable du père et son rejet de la mère, tenu à la naissance entre deux infirmités, un homme boiteux et une femme à la plaie suintante. Avec tendresse, Sami Tchak s’applique à redresser ces deux êtres qui l’ont fait naître avant qu’il ne les accouche, donnant finalement sa place à chacun, un peu plus à son père, à qui il prête à la fois voix et chair, sagesse et silhouette, dans une première section qui fait entendre la parole de tous les sages qui l’ont nourri. Philosophes, sociologues, penseurs à travers les époques et les continents, tous pêle-mêle et s’enjambant les uns les autres, Socrate, Confucius, Nietzsche, Oscar Lewis, Malinowski, Cheikh Anta Diop, Homère, Schopenhauer, Jankélévitch, Montaigne, Marc-Aurèle, la liste ne saurait être exhaustive et beaucoup de références sont gommées de la surface du texte.

C’est que tous ces grands dialoguent avec un plus grand qu’eux : Kandjawou Tcha-Koura, le père de Sami Tchak, et de cet immense colloque surgit le romancier à venir, celui qui se montre là dans une nudité complète, ramené à la glaise dont il est fait, fils, élève, lecteur, écrivain, dans l’étalement d’une vie, homme qui en accompagne un autre, le père, jusqu’à la mort et l’extinction de la voix. Il s’enhardit alors assez pour parler lui-même, avec volubilité (moins d’un tiers des pensées au père, les deux tiers au fils), les flots du vaste monde, comme il intitule la seconde partie, ayant surtout des allures d’ailes déployées. Et c’est pourquoi je parle d’agapes. Je ne choisis pas le terme au hasard. On en fait aujourd’hui un festin, oubliant que dans la tradition, les agapes ont toujours un caractère religieux, repas sacré donc, et qui, si l’on prête attention à son étymologie, a pour fonction d’entretenir l’amour.

Ainsi parlait mon père répond à tout ceci à la fois : un partage autour d’une table garnie d’abondance, (celle de l’infatigable lecteur qu’est Sami Tchak, jamais las de se nourrir, de digérer et de féconder de sucs nouveaux sa pensée et son écriture), l’amour du père et au-delà, l’amour de tous les hommes, de toutes les femmes, surtout des petits, et enfin le caractère sacré, tremblement universel devant la mort, parce que tout le texte en est imprégné, on pourrait dire imbibé, pénétré, tout juste comme la plage entièrement lisse se couvre d’écume humide dans laquelle il est impossible de marcher sans laisser de traces. La mort est partout et guette, toute l’humanité partage le même « destin de silence », elle se manifeste dans les petits gestes, les mouvements de colère comme les mouvements de joie et appelle sans cesse à plus d’humilité et de sagesse. On lit dans ce texte toutes les obsessions habituelles du romancier Sami Tchak : la nécessité d’être modeste face à l’existence, la radicalité de la destinée, irrémédiablement tendue vers la mort, la radicalité du point de vue, qui fait se côtoyer persécuteurs et persécutés, bourreaux et victimes, dans leur commune humanité, la lucidité crue qui ne laisse rien de ce qui fait mal dans l’ombre (« 465 – Un croissant de lune ne se mange pas. Qui a faim ne peut être dans la contemplation. »), mais on y entend aussi son rire, au-dessus duquel résonne toujours celui du père (« 173 – « L’homme aux gros étrons s’illusionne d’avoir une idée de la douleur de l’accouchement » : ainsi parla mon père en riant »), son ironie (« 230 – Le bossu monte à l’arbre, avec au dos la besace de son drame. Il offre au monde une image ridicule qui pourrait nous faire rire si nous n’étions assez philosophes pour chercher notre humaine condition dans sa bosse. ») et, de loin en loin, ses espoirs.

Alors je reviens à ma question : lire comme un roman Ainsi parlait mon père ? Oui, parce qu’il y a de la fiction derrière ce dévoilement. Il y a une histoire, il y a une vie. Toute littérature est une construction et Ainsi parlait mon père est sans conteste de la littérature, de la grande, celle qui féconde et transforme et qui donne tout son sens au symbole du Sankofa, reproduit en couverture et expliqué ainsi dans les premières lignes : « un oiseau qui, en plein vol, tourne sa tête vers l’arrière et tient dans son bec un œuf. L’œuf contient, dans sa fragilité, le futur, c’est-à-dire aussi la continuité, la transmission. Le Sankofa des Akan, peuple dont le territoire se trouve aujourd’hui au Ghana et en Côte d’Ivoire, nous rappelle que pour aller de l’avant, nous devons regarder aussi derrière nous. » Pris entre le passé des livres lus et le futur de ceux à venir, nous attendons certainement déjà le prochain…

Il n’y a pas si longtemps, à peine plus d’un an, un hommage était rendu à Sami Tchak dans son village de Kamonda-Bowounda. Pour ceux qui le vécurent, ce moment fut une source de très forte émotion. Il y avait comme flottant dans l’air l’idée que c’était là justice. Or le père, toujours lui, avait exprimé avant tout le monde le sentiment de chacun ce jour-là : « 72 – « Un jour, mon fils, ce petit village pourrait devenir grand par ton nom » : ainsi parla mon père qui semblait fier de moi. » Qu’on le lise donc comme on voudra, il y a quelque chose qui rend fier à lire Ainsi parlait mon père.


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