Magazine
Sílvia Pérez Cruz à la Philharmonie Luxembourg : cris, chuchotements et exultation
Publié le 17 mars 2018 par Paulo LoboElle nous a prévenus : je ne sais pas vraiment jouer de la guitare, je chante des chansons dans plusieurs langues, excusez d’avance mon accent. Une entrée en la matière étonnante de l’artiste, qui avoue tout de go ses faiblesses. Sauf que : ce ne sont pas des faiblesses, plutôt des singularités.
(D'ailleurs, je trouve qu'elle en joue très bien, de la guitare).Sílvia Pérez Cruz ou la liberté qu'elle veut se donner d'être à son aise pour ce concert qu’elle entame à la Philharmonie de Luxembourg.
Les pieds nus, à son aise.
La voie est ouverte pour un échange cosy-intimiste entre la Catalane et les spectateurs qui remplissent à ras bord la salle musique de chambre.
Ce qui compte chez Sílvia Pérez Cruz, on s'en rend compte très vite, c’est la liberté de chanter en se faisant plaisir. Et aussi le droit inaliénable de se frotter à tous les genres d’expression et à toutes les cultures, peu importe les imprécisions éventuelles. Elle veut être le monde entier, à travers la ronde des chansons.
« Avant de monter sur scène, j’étais morte de peur, explique-t-elle après la deuxième chanson, un hommage à son père guitariste Càstor Pérez Diz, décédé en 2011. Mais je me suis dit : imbécile, tu es ici et maintenant, tu as une salle et un public devant toi, va et chante, c’est ce que tu aimes faire ! »Et elle ne se fait pas prier; dès les premiers titres, le public est sous le charme, extatique presque, je regarde autour de et derrière moi, les visages sont radieux, ils réfléchissent la brillance du sourire désarçonnant de la chanteuse à la robe fleurie (et aux pieds nus!). Sílvia chante, magnifiquement bien, sur un mode doux et hypnotique. Sílvia disserte et explique, entre chaque tour de chanson. Après avoir demandé « vous comprenez le castillan dans la salle ? », la voilà qui s’abandonne voluptueusement à la langue de Cervantes. Elle adopte un ton conversant, confident, avec l’auditoire, semblant s'adresser à chacun d’entre nous individuellement. Il est évident ce soir que tout le monde comprend le castillan.
On se laisse bercer, on ferme les yeux parfois, quand sa voix se fait caressante, implorante ou déchirante. Pendant près d’une heure et demie, Sílvia avance sans se presser sur le fil ténu de l’émotion et de la sincérité. Pas peur, même pas peur de chanter les chansons qu’elle porte dans son coeur, ses propres compositions ou des reprises dans les langues originales, en castillan, catalan, portugais, français ou anglais. Elle y va pour Amália Rodrigues, Edith Piaf ou Leonard Cohen (sublime « Pequeño vals vienés »). Elle y va pour les standards brésiliens comme pour le fado, le folk, la habanera ou encore le chant engagé (magnifique Gallo Rojo qui conclue le récital); jamais Sílvia n’essaye de reproduire ou de dépasser les originaux, elle se les approprie et les restitue à sa façon, sans filet de sauvetage. Les puristes ricanent ou crient au scandale, mais Sílvia n'en a cure, elle est là pour respirer et résonner, elle sussurre, presque se tait, ralentit, valse, tremble, remonte la pente, sa voix se fait plus pointue, plus forte, c'est un cri, un jaillissement, un murmure, presque se tait, presque le silence vertigineux, les yeux fermés, elle avance, sans violence, soudain le déchirement, abrupt, brutal, la course échevelée, qu'entend-t-on, son âme, vivante et sublime et vibrante, étincelante, le cri nous pénètre, la mort, la vie, le chant, aigüe, pointue, lacérée. Accalmie enfin.
Tout le public est saisi, tout le concert est ainsi, une déambulation entre les tristesses et les joies de l'existence. Sílvia avoue être de nature mélancolique, mais avoir appris avec les Brésiliens que la tristesse peut aussi se chanter sur des rythmes joyeux.
Je ne sais pas, il y a un mystère que cache ce sourire bienveillant, cette voix gracieuse et apaisée. Sous ses airs angéliques, Sylvia cache une soif insatiable de beauté et d'infini. Une souffrance à peine domptée, comme un volcan mal éteint. Elle prend ses chansons à bout portant, comme un boxeur se lance sur le ring, dans un corps-à-corps enflammé avec la poésie, les notes de musique et sa voix qu'elle manipule à sa guise, entre cris et chuchotements, souffles et râles, pleurs et éclats.
Vous l'avez compris : ce concert est quelque chose d'inouï et inoubliable. Le public applaudit à tout rompre, pendant de longues minutes. Vers la fin, juste avant un dernier rappel, longue ovation debout.
Sílvia revient sur scène, remercie, se demande quelle ultime chanson elle va bien pouvoir nous offrir.
Jaillit une voix masculine dans la salle pour demander comme une évidence : Gallo Rojo.
Gallo Rojo est donc le dernier éblouissement de cette soirée d'une intensité rare.
EnregistrerEnregistrer