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(Note de lecture) Haroldo de Campos, "De la raison anthropophage", par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

Campos_delaraisonanPoète et critique brésilien, engagé dans l’aventure de la poésie concrète, Haroldo de Campos [1929-2003] ne sépare pas son activité d’écrivain de ses nombreuses traductions qui visent à devenir recréations, donc un Art possible, faisant du texte nouvellement établi « l’original de la traduction », selon les termes de Walter Benjamin, présent dans ces cinq textes inédits dans une constellation comprenant Pound, Mallarmé et Joyce entre autres. D’emblée deux questions sont posées : « Qu’est-ce que la Modernité ? », et « Comment être un écrivain brésilien tout en autant dépositaire d’autres littératures au passé multiple et ancré dans le temps » ? Les deux questions trouvent réponse dans le titre même du recueil : De la raison anthropophage. Cette dévoration avouée ne se teinte pas de raisonnable ; elle éprouve plutôt sa raison d’être, l’affirmation de sa nature, d’être plus qu’une culture ou une érudition au service de la naissance d’une littérature brésilienne : une digestion originale de la littérature européenne, avec un appétit mêlé d’intelligence – et de lucidité. Ces écrits naviguent entre analyse des enjeux de cette digestion et affirmation de la poésie concrète, en regard de modernités musicales (Boulez et Stockhausen en tête) et littéraires (là, les modernités sont encore plus nombreuses : de Mallarmé à Queneau, en passant par les dadaïstes). L’histoire littéraire brésilienne ne saurait être le dépôt aimablement renouvelé par de fortes personnalités souligne Haroldo de Campos : elle est déjà là. Il faut donc la faire reparaître, la repenser, la poursuivre. Pour beaucoup de lecteurs, ces pages seront des aimantations vers des œuvres parfois inédites en France (rappelons Galaxies de Campos paru à La Main courante, par la même traductrice en 1998). Le poète Oswald de Andrade permet ainsi pour Campos de désigner cette raison anthropophage : « À mon avis "Le Coup de dents" d’Oswald de Andrade, sa dialectique "maxillaire", sa manière de se confronter au legs de la civilisation européenne, signalent un fait nouveau dans la relation Europe/Amérique Latine : les Européens doivent apprendre à coexister avec les nouveaux Barbares qui, depuis longtemps et dans un contexte alternatif, les dévorent et font chair de leur chair et os de leur os, qui depuis longtemps sont en train de les resynthétiser chimiquement à travers un métabolisme de la différence impétueux et irréversible (et pas seulement les Européens ; des ingrédients orientaux, hindous, chinois et japonais entrent dans l’alambic "sympoétique" de ces néoalchimistes, chez Tablada et Octovia Paz ; dans les "sentiers qui bifurquent" de Borges et dans les rites initiatiques de l’Elizondo de Farabeuf ; chez Lezama et Severo Sarduy ; chez Oswald et dans la poésie concrète brésilienne, par exemple). » Ce long passage permet de mesurer, outre l’esprit supérieur qui écrit ces lignes, des enjeux qui ne sont pas un aimable métissage et des recherches qui nous reviennent aujourd’hui, bousculant notre propre capacité d’assimilation. La puissance de réflexion de Campos est de naviguer avec clairvoyance dans les eaux mouvantes de la Modernité, d’être capable d’établir une histoire à la fois brésilienne, européenne et mondiale de la poésie qui prolonge Le Coup de dés mallarméen : « poème constellaire, dans la dissémination de la forme, [qui] rompt la clôture de la structure fixe et strophique, disperse la mesure traditionnelle du vers » hors du « modèle épico-aristotélicien » et « la linéarité de de la conception classico-ontologique de l’histoire ». Cette ouverture vers la Modernité représente en quelque sorte l’histoire passionnée de ces anthropophages qui ne sont pas de bons sauvages, plutôt des écrivains à même de mener une « transvalorisation », une vision critique de l’Histoire « autant capable d’appropriation que d’expropriation, de dé-hiérarchisation que de déconstruction ». On pourrait dire que De la raison anthropophage est tout sauf un livre mou et on n’aurait pas tort : cette pensée éprouvée par des interrogations et prouvée par les ouvrages des poètes concrets brésiliens n’a rien perdu de sa vérité par son regard critique envers la poésie, en résonance notamment avec la musique (de belles pages sont consacrées à la pensée de Boulez). Mieux : notre modernité, à l’aune d’un synthétisme ambiant, demande d’être agacée pour la naissance de formes nouvelles, inscrites autour des années cinquante comme désir et nécessité par Campos et ses compagnons, dont ce livre cristallise la haute aventure intellectuelle.
Marc Blanchet

Haroldo de Campos, De la raison anthropophage, Traduit du brésilien par Inês Oseki-Dépré, Éd. Nous, 2018, 140 p., 18 €


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