
Pour transmettre un message, il faut un émetteur et un destinataire - problème double et même triple, puisque les ondes sont brouillées, tout comme les œufs braillant dans leur poêle.
Qui est l’émetteur et que veut-il dire ? A-t-il vraiment quelque chose à dire ? Veut-il simplement dire qu’il n’a rien à dire ? De quelle façon compte-t-il le dire, sur quel ton, académique, trivial, ludique, bon à rien ? Et à quel degré va-t-il chauffer son message - étant donné la prolifération mondialisée des récepteurs ne captant aucune forme de mise en abyme dans le langage, comment être certain de ne pas être compris ?
Pour faire consensuel et toucher le maximum d’antennes, il devrait faire ses énoncés strictement au premier degré, en essayant de mettre les points sur les i et les accents sur les os, en essayant de ne pas courber la Chine devant l’autocensure qui sommeille en chaque individu, quelle que soit la couleur de sa peau.
L'émetteur
Quelle fréquence utiliser, étant donné qu’il n’y en reste plus beaucoup de disponibles ;
quelle variation de temps employer pour éviter une pluie de postillons ;
quel navire affréter pour traverser la mer, finalement pas si large mais très profonde, qui sépare les uns des autres ;
cette mer aux flots affutés,
mère de tous les maux,
remuant le couteau dans la plaie,
mère de tous les hommes.
L'émetteur
Sait-il au moins à qui il s’adresse ? Peut-il s’imaginer les visages et les âges de ceux à qui il destine sa missive ? Il fut un temps, il les imaginait pareils à lui-même, c’est-à-dire jeunes, normaux, sensibles sur les bords, capables d’amour et d’humour, capables de rire d’eux-mêmes.
Reste-t-il aujourd’hui sur cette terre des gens capables de rire d’eux-mêmes ? Reste-t-il des gens qui ne campent pas sur leurs positions comme des mastodontes de la pensée rigide ? Reste-t-il des gens qui sont prêts à faire des compromis, des gens qui comprennent que le monde ne peut pas être à l’image de leur borgne volonté, à l’image de leur image unique et exclusive ?
Reste-t-il des gens pour accepter une idée du vivre ensemble dans laquelle tout le monde n’est pas pareil à tout le monde ?
Ou bien sommes-nous tombés, sans retour possible, sous le joug de la foule hurlante, la foule hystérique et bienpensante qui d’une seule et même voix robotique et nasillarde crie à mort à mort ! Le dictateur finalement ne fait qu’écouter les clameurs de ce public outré et lui donner ce qu’il veut : des corps et du sang, des coupables et des victimes, des bons et des gentils.
Le monde est ainsi fait, si vous êtes du bon côté du trottoir, vous vous dites tant pis pour ceux qui sont dans l’ombre, rejetés et honnis, c’est bien de leur faute, ils l’ont mérité.
Le soleil brille pour ceux qui ont le balcon orienté sud.
La couleur qui m’identifie c’est celle de la nuit.
L’émetteur vous regarde droit dans les yeux, mais il n’arrive plus à y puiser son encre habituelle - alors il lève l’encre et s’en va sur les flots tel un navigateur solitaire.
Il prend comme miroir et cahier la surface infinie de l’océan, les vagues déferlantes, le vent rugissant dans toute sa puissante invisibilité,
et le temps, apaisé, finalement retrouvé, doux et lent.