Apprenant qu'une représentation exceptionnelle (qui sera je l'espère suivie par d'autres) est programmée au théâtre Antoine le lundi 26 mars à 20 heures, j'ai jugé utile de republier la chronique que j'avais écrite à l'époque.
On devrait savoir qu’il ne faut pas sortir une phrase de son contexte. Les hommes (et les femmes) politiques paient très cher de telles bévues. Le dossier de presse promettait Un texte magnifique de drôlerie et de poésie. On rit avec des larmes au bout des cils. Ne le manquez pas c’est tellement rare un si beau spectacle (Lise Facchin, Les Trois Coups), avec un renchérissement de Pariscope, invoquant un partage entre le rire et l’émotion. La tronche de l’acteur posant sur l’affiche avait confirmé l’impression que c’était un spectacle comique.
Erreur totale, mais non fatale. Parce que la pièce est une œuvre majeure, formidablement bien écrite et subtilement interprétée. Sans aucune fausse note, Bernard Crombey, le comédien, qui est aussi l’auteur de l'adaptation, nous propulse dans la France profonde qui, il y a plus de trente ans, n’accordait aucune foi à la parole d’un enfant. Il était alors impossible de dénoncer la maltraitance maternelle, et tout autant inimaginable d’entendre le témoignage d’un enfant à un procès. Résultat : une erreur judiciaire criante, au moins deux vies gâchées, et un suicide au final … même si la pièce s’arrête juste avant qu’on ne puisse le deviner.
Oublions cet épilogue atroce quelques instants et concentrons nous sur le principal protagoniste. Victor est un homme fruste mais intelligent. S’il est pauvre du point de vue de ses finances, il est riche du côté affectif. Il exprime avec une pudeur remarquable combien il est difficile d’exister quand on n’a rien. Ou presque. Sa mob tombe en panne d’essence, bêtement, parce que le réservoir n’a pas de témoin. Ce ridicule petit incident va causer de graves préjudices en série.
C’est aux pieds d’une « piote de 8 ans au cartable rouge » que l’engin refuse d’aller plus loin. A une heure où elle est censée être à l’école, bloquée par la perspective de devoir réciter la fable du Corbeau et du Renard à laquelle elle ne comprend rien. Victor mesure toute l’importance de l’école. Lui qui est un « quitte-à-quatorze » aurait bien aimé pouvoir y rester et faire plus tard le « métier des mots ». Il ne s’exprime pas dans un langage châtié mais il a le goût de l’orthographe. Il propose naturellement son aide à l’enfant qui, tel un Petit chaperon rouge moderne, « n’a pas la crainte » et préfère faire sa « buissonnière » et même cueillir des fleurs dans le parc de la propriété de la Reine Blanche.
Victor sait que l’enfant est battu par sa mère. Il n’a pas le pouvoir de l’en protéger, sauf à prendre le risque de la recueillir, juste le temps qu’elle se sèche de l’orage qui vient de s’abattre. La fillette s’incruste et la perspective de dire la vérité devient de plus en plus impossible. Aucun allié ne comprendrait. Victor est du mauvais côté et interprète à ses dépens le personnage principal des Animaux malades de la peste, du même La Fontaine. Monsieur Motobécane est-il coupable d’avoir voulu protéger une enfant de huit ans, confrontée à la maltraitance de sa famille ? Pour la justice des hommes la réponse est oui. La sentence est tombée comme dans la fable : Selon que vous serez puissant ou misérable,Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Le décor minimaliste avait jeté le premier doute dès l’entrée des spectateurs sur les gradins rouges vif. Côté jardin, la Motobécane pendait des cintres comme une pièce à conviction. Cet engin apparu en 1959 est resté mythique jusqu’à la fin du siècle. Grâce à sa robustesse et à sa ligne élégante (le bleu gitane était alors bien sûr de rigueur) ce fut le cyclomoteur le plus vendu dans le monde. Côté cour, un casier à bouteilles (de vin–vides) faiblement éclairé et un casque suggéraient quelque chose de l’ordre de l’accident.
A intervalles réguliers on entend le bruit du moteur de la mobylette, rappelant ainsi que la vie s’écoule, apparemment tranquillement. Victor continuait à récolter les bouteilles vides consignées qu’il revendait pour « payer le pain et deux biftecks hachés » en ayant soin de décoller auparavant les étiquettes dont il fait collection. Surtout celles des châteaux des grands crus. Leur évocation lui fait venir en bouche une pointe d’accent méditerranéen. Car l’homme est poète et il ne lui faut pas grand-chose pour voyager au-delà de sa Picardie natale et de « tout son quotidien à d’vie ». Aujourd’hui il est coincé dans une « chambre à barreaux » (prison). Il a demandé un cahier pour écrire « la vérité à l’exacte », devant se contenter d’un bic à couleur parce qu’un crayon mine, pointu, c’est interdit par le règlement. Décidément, la vie ne lui fait pas de cadeau.Personne ne lui avait jamais cueilli de fleurs. Personne ne l’avait trouvé généreux. Personne n’avait refermé sur lui « ses bras en anneau ». Jusqu'à Amandine…
Qu’il n’ait aucune mauvaise intention, le « docteur a spécial » (le psy) ne peut pas le croire. Et ce n’est pas son pochard de beau-père, sa furie de mère, ni son frère « qu’a réussi à sauver sa vie comme boulanger » qui viendront le défendre à la barre. L’enfant non plus ne sera pas écoutée.Des faits réels, qu’on appelle stupidement « fait divers », alors que c’est de toute une vie qu’il s’agit, Jacques Doillon en avait fait un film en 1979, la Drôlesse. Le héros se faisait serrer par la police pour une histoire de défaut de paiement d’assurance. Bernard Crombey a choisi le non paiement de la redevance télévisuelle, ce qui est encore plus symbolique : Victor ne regarde pas la télé et celle-ci est le théâtre des nouveaux jeux du cirque avec ses programmes de télé-réalité.
Difficile de juger si c’est l’auteur qui supplante l’acteur ou l’inverse. La performance est double. Même quand on a l’habitude de la scène on se demande si Bernard Crombey joue totalement un rôle de composition et si dans la vraie vie il s’exprime sans accent. Question que je ne suis pas la seule à me poser puisque aux saluts il prend la parole pour rassurer le public.
Le texte est bouleversant, porté par un immense acteur, qui nous sert une ode pure et poétique, où l'émotion parvient à céder le pas à l'humour. C'est un spectacle que l'on n'oublie pas.
Bernard Crombey a été formé au cours Simon où il a obtenu le premier prix en 1971. Il a rejoint le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris où il a remporté le prix de Comédie Moderne et Classique. Depuis il n’a jamais démérité. Ni au théâtre, ni au cinéma. (le père de Françoise Sagan, en 2008, c’était lui).Bravo et vive le théâtre contemporain !
Longue vie à Motobécane à qui on souhaite une belle tournée après son succès parisien !
Monsieur Motobécane
Écrit par Bernard Crombey
Mise en scène de Catherine Maignan et Bernard Crombey
D’après l’oeuvre de Paul Savatier, Le Ravisseur (Éditions Gallimard)
Le spectacle a été créé au Théâtre du Rond-Point, puis joué jusque fin juin 2009 au Lucernaire. Il sera donné en représentation exceptionnelle le 26 mars à 20 heures au Théâtre Antoine 14, Boulevard de Strasbourg, 75010 Paris - 01 42 08 77 71