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Un rituel des compagnons raboteurs de parquet découvert dans des archives publiques

Par Jean-Michel Mathonière

Les découvertes de documents nouveaux sur l'histoire des compagnonnages résultent très souvent d'une succession de hasards ou soi-disant tels : enquêtant sur une marque de passage de compagnon tailleur de pierre très récemment entrée dans les collections des Archives nationales (une de ces fameuses marques dites « au quatre de chiffre »), je me suis posé la question de sa parenté éventuelle avec un compagnonnage très peu connu, celui des raboteurs de parquet.

Il s'agit là d'une société compagnonnique tellement secrète que d'aucuns pensent qu'elle n'a jamais existé, tandis que la majorité se contentent d'espérer qu'elle n'existe plus, tant les abus qu'on lui attribue étaient réputés peu conformes à l'idéal d'humilité affiché par les compagnons. En vérité, jusqu'à cette découverte, je penchais moi-même pour une légende inventée par Agricol Perdiguier un jour où il aurait un peu perdu la tête. Mais ma quête à propos de cette curieuse marque de passage anonyme m'a amené à découvrir, via un célébrissime moteur de recherche, un gisement d'archives compagnonniques pour le moins étonnant, archives parmi lesquelles j'ai tout particulièrement relevé l'existence d'un rituel de réception et d'un catéchisme de ces mystérieux compagnons raboteurs de parquet.

Un rituel des compagnons raboteurs de parquet découvert dans des archives publiques

Deux aspirants et un compagnon raboteurs de parquet riflant rituellement lors de la réception.
Tableau de G. Caillebotte (1848-1894), Île-de-France le Décidé, compagnon charpentier de marine du Devoir.

...


On sait qu'il s'agissait là d'une profession souvent méprisée. Mais ce que l'on ignore — et que ce rituel nous apprend avec force détails —, c'est qu'en réalité ce Devoir provenait directement des compagnons passants charpentiers de marine du Père Soubise, une autre société compagnonnique peu connue. C'est ce qui explique la tenue des raboteurs de parquet représentée sur le remarquable tableau ci-dessus, réalisé par Île-de-France le Décidé, compagnon charpentier de marine du Devoir et premier archiviste de la Cayenne Suprême. Les deux aspirants et le compagnon portent en effet la tenue caractéristique des « Enfants du Père Soubise » lors de leurs réceptions rituelles, telles qu'elles étaient réalisées vers la fin du XIXe siècle : en largeot noir et torse nu. Le compagnon, à droite, près de la bouteille de vin rouge (rituelle elle aussi), explique aux deux aspirants la manière de correctement « rifler » les lettres sacrées de leur Devoir : V G T — pour symboliser le VéGéTal qu'est le bois. Ce sont ces lettres que l'on doit soigneusement raboter afin que les copeaux recouvrent totalement le parquet à la manière des feuilles qui, du printemps à l'automne, cachent les branches (je ne prendrai pas au sérieux l'interprétation selon laquelle il faut sans cesse chercher « à végéter », c'est-à-dire s'allier pour glander comme un chêne sur le dos des patrons).

Mais revenons à notre extraordinaire découverte documentaire ! Le rituel est signé du pseudonyme « Jean Sailong ». Malgré toutes mes recherches, je ne suis pas parvenu à identifier avec une absolue certitude son auteur. Il pourrait toutefois s'agir de Jean-Louis Bayard, Rennais le Retoucheur (autre nom des raboteurs de parquet), signataire du rôle et, d'après mes sources, membre de la mystérieuse Cayenne Générale qui dirige l'univers tout entier des compagnonnages. Comportant une vingtaine de feuillets manuscrits, notre précieux document comprend le rituel de réception proprement dit et le catéchisme d'entrée de chambre des compagnons. En voici quelques citations, pour montrer combien il est conforme aux traditions compagnonniques les plus anciennes, éminement catholiques et remontant pour le moins à la construction du temple de Salomon. Une publication du texte intégral est à l'étude, après autorisation de la Cayenne Générale et du Suprême Conseil de France pour le Rite Compagnonnique Ancien et Accepté.

Les préparatifs tout d'abord :
« Les compagnons raboteurs prendront les récipiendaires et les conduiront dans des endroits secrets désignés à cet effet où ils ne puissent converser avec qui que ce soit, ni voir ni connaître personne.[…] On leur demandera si réellement ils veulent se faire recevoir compagnons raboteurs de parquet du Devoir, puis on leur bandera les yeux, on leur posera quelques questions, on leur fera faire quelques tours de gauche à droite et on les conduira dans le cabinet de réflexion où on leur ôtera le bandeau. »

L'entrée dans la cayenne :
« Les raboteurs prévenus placent le bandeau sur les yeux des récipiendaires et viennent frapper à la porte du Temple n'importe comment. Le maître des cérémonies demande : quel est l’homme assez hardi pour venir ainsi troubler nos copeaux ?
Les compagnons raboteurs : Ce sont des aspirants qui demandent à être reçus compagnons raboteurs de parquet du Devoir.
Le maître des cérémonies : Les connaissez-vous. En répondez-vous ?
Les compagnons raboteurs : Oui ; ce sont de bons ouvriers, de bonne vie et mœurs, d’une conduite irréprochable ou peu s'en faut. Ils boivent uniquement du vin rouge et de la bière. »

Suivent diverses épreuves. Si tout est d'équerre, les récipiendaires sont enfin amenés devant le Grand Raboteur de Parquet qui leur fait répéter ce terrible serment :
« Sur l’air que je respire, sur l’eau qui me désaltère, sur la lumière qui m’éclaire et sur tout ce que j’ai de plus cher et sacré au monde ; je jure de garder à jamais et inviolables les secrets des compagnons raboteurs de parquet du Devoir, de me soumettre à leur Constitution et aux règlements généraux de l’Ordre des raboteurs de parquet, de ne jamais méconnaître un bon compagnon de quelque état qu’il soit, dans quelque condition qu’il puisse être, de l’aider de mes conseils et des services que je pourrais lui rendre, de ne jamais porter atteinte ni à sa fortune ni à son honneur, de n'avoir aucune dent contre lui. Si je deviens parjure, que je meure maudit et que ma mémoire soit en exécration. »
C'est seulement dans les deux dernières pages que l'objectif secret des compagnons raboteurs de parquet est dévoilé. Il est bien évidemment entièrement contraire aux belles paroles de leur serment : il s'agit en réalité de manœuvrer, sous le masque de la fraternité la plus large, afin de s'inflitrer partout et de s'imposer de manière à raboter le plancher jusqu'aux lambourdes et provoquer le chaos le plus général puisque c'est de là que, selon eux, surgira l'ordre. Parmi les pratiques d'infiltration et de manipulation qu'ils cultivent pour atteindre cet objectif, on soulignera l'importance accordée à la loi du silence afin de tenter d'isoler leurs ennemis ou encore de dire d'eux beaucoup de bien… avant de conclure, sur un ton extrêmement peiné, par la liste de tous les vices et défauts que l'on doit, hélas, leur reprocher !

On comprend mieux dès lors pourquoi cette société compagnonnique a toujours tenté de faire croire à sa non-existence, n'hésitant pas à infiltrer ses membres sous le couvert d'autres professions. On a ainsi vu, il y a encore peu, des compagnons raboteurs de parquet se faire passer pour des tailleurs de pierre ou des cuisiniers. Ou encore, comme en témoigne la photographie ci-dessous, pour des compagnons charpentiers de marine canadiens qui, rôleur en tête, défilent avec cannes, couleurs, chapeaux haut-de-forme et gants blancs (pour témoigner du fait qu'ils ne sont pour rien dans le meurtre de Maître Jacques). La couleur verte témoigne, une fois encore, de l'importance qu'ils accordent à végéter.

Un rituel des compagnons raboteurs de parquet découvert dans des archives publiques
Compagnons charpentiers de marine canadiens. © Howtoknow magazine 2018

En conclusion, on ne peut regretter qu'une chose : c'est que ce beau rituel écrit en langue de bois ne nous dise rien sur la stéréotomie et les compagnons tailleurs de pierre. Dommage !

Un rituel des compagnons raboteurs de parquet découvert dans des archives publiques

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)


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