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(Anthologie permanente) Aleš Šteger, "Le Livre des choses"

Par Florence Trocmé

Steger  le livre des chosesLes éditions Circé ont publié récemment Le Livre des choses du poète slovène Aleš Šteger, dans une traduction de Guillaume Métayer et Mathias Rambaud avec l’aide de l’auteur.
Trois poèmes extraits de ce livre :

Pierre

Personne n'entend ce que la pierre garde en elle-même.
Imperceptible, ce n'est qu'à elle, comme la douleur.
Prise entre le cuir de la chaussure et la plante du pied.
Quand tu t'en allèges, les feuilles virent dans les allées dénudées.
Ce qui était ne sera plus jamais ;
Et des tas d'autres signes en décomposition.
L'odeur des hôpitaux tout près. Tu poursuis ta marche muette.
Ce que tu gardes en toi-même, personne ne l'entend.
Tu es l'unique habitant de ta pierre.
Tu viens juste de la laisser tomber.
*
Manteau

Te souviens-tu de l'archiviste qui s'est suicidé
Pour une feuille mal rangée ?
Des trois bibliothécaires jamais revenues des magasins ?
De l'étudiant en histoire qui mordit le professeur au cou pendant un examen
Parce qu'il ne se rappelait pas le prix d'une soupe de pommes de terre en mai 1889 ?
Du perroquet qui cria sans arrêt Stalingrad, sexe libre, souveraineté ?
Mais il y a une autre mémoire, avec laquelle tu ne retiens rien.
Un manteau fait par personne, qui ne peut appartenir à personne.
Mais tu peux l'emprunter pour t'y réchauffer, y faire des rêves.
Pour être un invité dans ta propre maison. Locataire d'une deuxième personne du singulier.
Avec la première mémoire, tu essaies en vain de te souvenir de tout.
Mais à la seconde, qui te tire du néant, tu songes rarement.
*
Hippocampe
Êtres de lumière liquide, vagabonds des courants sous-marins,
Étudiants en danse du ventre, fiancées dévouées aux volontés de l'océan.
Des dieux phéniciens oubliés ont gonflé de leur dernier souffle
Des corpuscules de verre, pour qu'ils brillent comme des clepsydres vides.
Leurs queues espiègles s'entortillent dans les mailles des pêcheurs,
L'oscillation de leurs ailettes dessine des coussins d'éternité dans le rêve inquiet d'un noyé.
Princes de la confiance. Quand les femelles déposent leurs œufs dans le mâle,
Pour qu'il les porte et leur donne naissance, ils sont l'idéal social-démocrate de la reproduction.
Trop fragiles pour la culpabilité, mais assez visibles
Pour que l'œil jaloux de la moule songe à la beauté et à l'amour.
Parmi les ombres des hommes, les corpuscules des hippocampes s'assèchent,
Perdent leur transparence, deviennent grossiers et émoussés.
Entre tes deux doigts, tu les émiettes, beauté et amour,
En ce qui n'est pas beau, en ce qui — tu as oublié quand — a cessé d'aimer.
Aleš Šteger, Le Livre des choses, traduit du slovène par Guillaume Métayer et Mathias Rambaud avec l'aide de l'auteur, préfacé par Guillaume Métayer Circé, 2017, 96 p., 12€
Aleš Šteger (né à Ptuj en Slovénie, en 1973) est l'une des grandes voix de la littérature slovène contemporaine. Poète avant tout, mais aussi essayiste et romancier, il a été traduit en de nombreuses langues et distingué par de nombreux prix littéraires internationaux. Il est aussi éditeur et le créateur du grand festival international de poésie, les « Journées du vin et de la poésie ».
Le Livre des choses (publié originellement à Ljubljana en 2005) est son premier livre traduit en français. Ce recueil nous convie à rien moins qu'à une révolution par le verbe sous la forme d'un corps-à-corps de nos imaginaires avec le concret et le quotidien. Il nous incite à ne plus considérer les choses comme des entraves au rêve, et à y placer le levier d'Archimède d'un réenchantement lucide et d'une libération nouvelle.
Poezibao publiera prochainement un entretien avec Guillaume Métayer sur le travail de traduction de ce livre.


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