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La vie des morts

Publié le 06 juillet 2008 par I_love_vintage

J'ai dû me rendre à Bar le Duc pour mon travail, occasion pour moi de découvrir pour quelques heures une région française dont j'ignore à peu près tout, la Lorraine - en l'occurence ici le département de la Meuse. Désormais accessible par le biais du TGV Est, on souhaite à la petite cité barisienne, où sont encore bien sensibles les plaies de 1914-18, de profiter de cette desserte; mais elle ne retrouvera certainement jamais l'éclat dont l'échiquier géopolitique de la renaissance la fit resplendir...
Outre la triste mémoire du kilomètre zéro de la "voie sacrée" qui reliait la ville à Verdun, Bar le Duc s'enorgueillit d'une spécialité stupéfiante, pompeusement dénommée "caviar de Bar". Il s'agit d'une confiture de groseille dont la recette se transmet jalousement depuis le XVème siècle (au moins), et dont le lustre provient de l'épépinage manuel, à l'aide d'une plume d'oie biseautée, de chacun des grains qui la composent. Oui, vous avez bien lu, chacun des grains! La grande année de cette production absurde (1911 ou 1921? je ne me souviens plus), 400 épépineuses s'acharnèrent pour produire le record de 600 000 pots de cette confiture luxueuse. Malgré le taux de chômage relativement élevé de la région, les épépineuses de recrutent plus guère - il faut dire que la saison dure à peine 1 mois: elles sont aujourd'hui 4, et la seule maison encore en activité produit 6 000 pots. Bel exemple, en tous cas, d'une tradition ancestrale dont on ne regrette pas l'évanouissement - le progrès a du bon, finalement.

Ayant passé trop de temps autour des pots de caviar barisiens, nous n'avons pas pu monter dans la "ville haute" qui semble abriter un bel ensemble architectural renaissant. J'ai été relativement frustrée de ne pas pouvoir découvrir (en chair et en os s'entend, ah ah ah), l'autre curiosité unique au monde de la bourgade, le transi de René de Chalon, cénotaphe du prince d'Orange abrité dans l'église St Etienne.

Epitaphe du cœur de René de Chalon, Prince d’Oranges
Le cœur d’un Prince ha repos en ce lieu
O viateur, qui d’amour souvereine,
En son vivant, ayma le Signeur Dieu :
Charles Cesar, et Anne de Lorreine,
A Dieu rendit l’ame pure et sereine,
Qui de sa main le fit et composa.
Le cœur surpris de mortelle avanture,
En ce lieu propre ou Anne il espousa,
Pour son confort est mis en sepulture.
(Louis des Mazures, 1557)
René de Châlons est né en 1519 au sein de la maison de Nassau - il est le cousin de Guillaume d'Orange, dit "le Taciturne". En 1540, il épouse Anne de Lorraine dans la bonne ville de Bar le Duc, alors plus prospère qu'aujourd'hui. Leur union, elle, ne le sera guère, puisque ne naîtra qu'une petite fille bien vite emportée par la mort. En 1544, René de Châlons est capitaine de l'armée impériale de Charles Quint qui envahit la Champagne lors de la neuvième guerre d'Italie, contre François 1er. Le siège de Saint-Dizier fut fatal à René de Châlons (on a du mal de nos jours à imaginer que saint Dizier puisse être fatal à quiconque! Tempus fugit...). Il y meurt, l'empereur à son chevet, le 15 juillet 1544. Guillaume d'Orange hérite alors de toutes ses possessions et fonde la maison d'Orange Nassau.
Selon les photos de l'époque, René de Châlons ressemblait plutôt à ça:


Mais à Bar le Duc, vous le verrez sous les traits d'un squelette ordinaire - elle passe, la figure de ce monde. Ce serait sa veuve, Anne de Lorraine, qui aurait commandé au sculpteur lorrain lui-aussi Ligier Richier (1500-1567) une oeuvre destinée à décorer le lieu de préservation du coeur et des viscères de son jeune époux. Peut-être avait-elle besoin de faire son deuil et de se confronter à la réalité trop réelle de la mort de son mari...
Cette étonnante représentation est en tout cas un canon de l'époque, dont j'ignorais tout et qui me passionne : on l'appelle "transi". "Transi" car "transi de vie", trépassé: la représentation des gisants sous une forme très réaliste, desséchés, décharnés, pourrissants, apparaît au XIVème siècle, suite à la Guerre de Cent ans. Guerre, famine et peste ont alors bien fait le ménage et la population vit avec la mort pour quotidien. Parmi ces cadavres peu ragoûtants, notre René se fait remarquer, pour son optimisme: il est le seul transi en position debout que l'on connaisse au monde, et il brandit fièrement son coeur exposé à tous les regards.

Chose amusante, cette oeuvre a été reproduite par l'inoffensif sculpteur animalier bourguignon François Pompon, pour le monument funéraire du poète Henry Bataille qui lui consacra un poème. La représentation, qui trahit la science anatomique de son auteur, évoque avec puissance certains chapitres de l'Ancien Testament, tel celui de Job
« Mes chairs se sont consumées, ma peau s’est collée sur mes os… mais je crois que mon Rédempteur est vivant et qu’au dernier jour je ressusciterai de la terre » Job 19, 25 et sq.
ou encore les pages d'Ezechiel déjà citées sur ce site:
"La main du Seigneur se posa sur moi, son esprit m'emporta, et je me trouvai au milieu d'une vallée qui était pleine d'ossements. Il m'en fit faire le tour ; le sol de la vallée en était couvert, et ils étaient tout à fait desséchés. Alors le Seigneur me dit : « Fils d'homme, ces ossements peuvent-ils revivre ? » Je lui répondis : « Seigneur Dieu, c'est toi qui le sais ! »Il me dit alors : « Prononce un oracle sur ces ossements. Tu vas leur dire : Ossements desséchés, écoutez la parole du Seigneur :Je vais faire entrer en vous l'esprit, et vous vivrez. Je vais mettre sur vous des nerfs, vous couvrir de chair, et vous revêtir de peau ; je vous donnerai l'esprit, et vous vivrez. Alors vous saurez que je suis le Seigneur. »"
Ezéchiel, 37 1 et sq.

La puissance de la foi en la résurrection rayonne de cette oeuvre, et le transi fièrement dressé semble crier depuis les tréfonds de la mort:

"Mort, où est ta victoire?"


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