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(Note de lecture) Bruno Krebs, "Dans les prairies d'asphodèles", par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

Bruno Krebs  dans les prairies« Jours », seconde partie de ce recueil, justement décrit par Antoine Emaz comme « un journal sans date, et pourtant chronologique », à la fois dérange comme une auto-lamentation du monde, et fascine comme une pure syntaxe de la luminosité. Texte assez ancien de notre auteur (né en 1953), paru en revue il y a une vingtaine d'années, peu lié au reste de l'œuvre (Krebs est plutôt connu comme le maître du récit onirique), il restitue – son titre le dit – l'apparente gloire des jours, des ponctuelles rations d'existence que nous distribue la pirouettante Planète. Voici comment :
Les choses ne parlent pas ; elles n'ont rien à dire les unes des autres, et leur renvoi mutuel n'est jamais un acte, seulement reflet, accident, écho ou choc. Mais le poète, qui sent qu'elles n'ont personne à cacher ou montrer, saisit que ce sont justement elles, et non lui, qu'il s'agit d'exprimer :
« Jours – nuits où rien ne parle.
Éclats, cloches et tintements, voix, conciliabules, mots couverts – mais rien ne parle.
Rires – verres vaisselle pulvérisés, rires et risées, bruits de pas, cliquetis, cristaux et monnaie -
cris et rires explosés, mais rien ne parle -
tout ce bruit en silence 
» (p. 57)  
Mais il faut fêter les choses comme elles sont, comme il en est exactement pour elles, là où elles sont ; par exemple, les si beaux et libres nuages sont réellement transis, grelottants en leur lieu de là-haut. Ils ne sont habitables qu'en nous :
« Je souris remontant la rue, joue battue givrée par le vent, œil plissé clair cherchant au ciel le mouvement des nuages qui à toute allure fuient paradant bien éclairés là-haut plein soleil, mais si froids sans doute, Icare mon souffle, mes ailes et mes rêves s'y glaceraient » (p. 62)
Car en nous, c'est la présence même du monde qui devient explorable. Les bruits pensés du monde deviennent nos instruments, le glas lui-même se fait créateur. L'appel à revivre suit directement l'écoute vivante :
« Écoute – si tu écoutes la cloche, la cloche de l'église sonner, égrener les heures – écoute jour après jour la cloche tinter, sonner les heures – non les heures ne signifient rien absolument plus rien pour toi mais la cloche – la cloche oui qui sonne tinte résonne quelque part dans ton corps quelque part où – ta tête ton cœur tu ne sais pas, ta mémoire peut-être oui ta mémoire c'est cela : elle sonne la cloche résonne dans ta mémoire, sonne le glas de quelque chose fait tinter quoi le souvenir ou l'oubli ou le souvenir de l'oubli, la cloche te rappelle quelque chose ou quelqu'un ou toi-même – oui toi-même la cloche te rappelle à toi-même te ramène te retire en toi-même citadelle – ta cloche citadelle écoute la cloche sonner le glas de ta citadelle fissurer ses murs, écoute comme ta mémoire au son de la cloche frémit bat faiblement au choc du marteau vibre, vibre un temps, deux temps, lentement secoue voiles et haillons, couches de feuilles et de cendres, sourdement s'éveille et revit » (p. 66-67)
La plus triviale perception est une épopée (l'usager du devenir est secoué partout), un risque régressif (l'univers est si ancien que le plus chevronné des regards s'y sent novice), une surexposition à l'inconnu (dans la considération d'un paysage, où toutes les heures et les places sont comptées, l'indomptable résidu de la lumière est comme un sauvage qui écrase tout) :
« Quelque part dans le ciel mon œil se lézarde.
Une fissure un frisson zèbre les feuillages me secoue – mon corps en chaque feuille dans l'azur s'éparpille doucement se pulvérise.
Journée calme pourtant – dimanche, ciel si sereins 
»  (p. 68)
Même sur un vélo, soleil couchant derrière soi, on s'instruit de la familière étrangeté, et de l'étrange invariance, de notre ombre glissant sur le bitume. On comprend soudain ce qu'est vieillir : on s'éveille, non plus au monde, mais par souvenirs décisifs de lui. Douce-amère impression d'être soi-même un trésor révolu. C'est comme une bourrade intérieure, la tape d'un complice oublié, qui revient dans notre ombre commune :
« Pédalant soleil dans mon dos – pas le soir encore mais plus si loin projette mon ombre sur la route droit devant moi – l'ombre de ma chemise battue déchiquetée par le vent la vitesse – et celle de ma chevelure.
Un frisson m'a saisi, en dépit de la chaleur.
Pédalant, fixant cette ombre, j'y ai reconnu la même exactement que vingt ans, trente ans plus tôt – en arrière.
Identique cette ombre, immuable cette découpe fouettée par le vent, la vitesse.
Grande frayeur.
Face à l'ombre de moi-même, lambeau flottant la mort en ombre légère m'apparut d'un coup très proche, comme si j'avais pédalé, effrangé, repoussé par le vent, ma vitesse – en arrière
 » (p. 70-71)
Et l'été, qui est l'aboutissement de la nature, déçoit pourtant toujours le spectateur du monde, car le monde affiche complet en toutes saisons, et peu importe à ce tout du vivable où il va :
«  L'été vient et rien avec.
L'été bientôt sa tiède chaleur ses bras nus, sombres ses feuilles et rien tu ne vois rien venir que le soleil jour après jour plus installé quand cet hiver rappelle-toi comme tu l'avais guetté le printemps et puis l'été.
Mais rien - ou si peu de chose – le vent peut-être oui, le vent qui sous les branchages s'infiltre doré ou la blancheur peut-être, la blancheur voilée du ciel là-haut -
n'avais-tu guetté rien d'autre qui vaille d'attendre, si longs jours gris si longues nuits si blêmes -
mais non peut-être rien ne devait venir rien d'autre que cet été-là qui juste commence -
s'anime houle matinale se lève mauve au soleil, se déploie, doucement ourle sa lèvre, et silencieuse étale son écume 
» (p. 77)
Saluée, on l'a dit, par Antoine Emaz, mais aussi par André Comte-Sponville* ou Jacques Réda, et défendue par un courageux éditeur (F.M.Deyrolle), l'œuvre de Bruno Krebs est, on l'a compris, d'une fraternelle noblesse ; et d'une hospitalière excellence. À destination d'imminents Martiens, tout manuel de vie terrestre s'honorerait d'en contenir quelque chose.
Marc Wetzel

* La Revue Littéraire consacre le dossier de son dernier numéro – n°72, mars-avril 2018 – à un passionnant Entretien avec Bruno Krebs d'André Comte-Sponville
Bruno Krebs, Dans les prairies d'asphodèles, lecture d'Antoine Emaz, dessins de Cristine Guinamand,  L'atelier contemporain 2017, 96 p., 20€


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