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« Comment prendre le pouvoir dans des environnements toxiques »

Publié le 18 avril 2018 par Africultures @africultures

Début 2017, Marie Dasylva, trentenaire, crée, à Paris, Nkali Work. Cette agence accompagne les personnes victimes de discriminations au travail en tant que femmes et du fait de leurs origines supposées. Dans le magazine papier Afriscope, nous vous proposions le portrait de sa fondatrice : Marie Dasylva (lire ici). Retrouvez désormais l’intégralité de son interview. 

Marie-Dasylva, en quoi consiste votre travail chez Nkali ?

Marie Dasylva. Je suis coach stratégiste à l’emploi. J’ai voulu me professionnaliser dans ce domaine et pas dans le développement personnel parce que je suis dans l’élaboration de stratégies dans l’immédiat, et non dans un long terme. Les personnes qui font appel à moi vivent l’expérience d’être minoritaire dans un espace de travail, par exemple être la seule femme noire ou la seule femme racisée c’est une condition qui fait appel à certaines dynamiques de minorisation, d’infériorisation, parfois de harcèlement et on se retrouve souvent démunies. Je le sais parce que je l’étais aussi. Mon but est de conseiller des femmes qui me ressemblent, comme j’aurais aimé être conseillée à l’époque. Car j’ai vécu des sacrés trucs, en termes de harcèlement, de minorisation et de « micro » agressions ! Donc aujourd’hui mon but c’est d’aider des femmes comme moi à prendre le pouvoir dans des environnements toxiques. J’ai une page twitter, @nkaliworks, où j’ai une rubrique appellée #jeudisurviautaf, où tous les jeudis je raconte un cas que j’ai traité pendant mon travail.

Pouvez-vous décrire en quelques mots l’agence NKALI?

NKALI ça veut dire « pouvoir », en yourouba (il me semble), et c’est un mot utilisé par Chimamanda Ngozi Adichie. Il est en lien avec le fait de s’approprier de sa propre narration. Et je trouve que ça correspond bien à mon travail, parce que dans ces « espaces blancs », quand on est racisées ou minoritaires, le préjugé de l’autre devient notre vérité. Donc le but c’est vraiment de voir comment on reprend du pouvoir en se mettant au centre.

A quel moment vous avez décidé de vous engager ainsi ?

Pour arriver à ce projet j’ai fait un grand cheminement.  Je me suis fait licencier il y a trois ans, d’un job dans le milieu de la mode. Avec le temps, j’ai eu le courage de revenir sur mon expérience, je l’ai décryptée. En fait quand on est minoritaire et qu’on a un poste de pouvoir, c’est comme si les éléments de ton environnement s’organisaient pour que tu n’aies pas ce pouvoir.  Le déclic pour moi a été la lecture d’un article de Carmen Diop : « Les femmes noires diplômées face au poids des représentations et des discriminations » où on parle de la difficulté d’être une femme noire et d’avoir une bonne position au travail. Elle racontait qu’on était un peu assises  sur des trônes de papiers. Et qu’en tant que femmes noires quand on accédait à un poste à responsabilité on transgressait une sorte de hiérarchie, un ordre établi. Et que donc tous les éléments de notre environnement allaient s’organiser pour qu’on n’ait pas ce pouvoir et qu’on reste à notre supposée place. Ça, ça a vraiment fait écho, ça m’a permis de comprendre ce que j’avais vécu. J’ai aussi commencé à relever la tête. J’ai la chance d’avoir un écosystème formidable, une famille et des amis qui m’ont aidée, et j’ai donc décidé d’affronter mon expérience. Pour ce faire, je suis passée par l’écriture.

Ecrire pour témoigner de situations vécues ? 

J’ai commencé à écrire sur un carnet toutes les situations où j’avais perdu du pouvoir. Par exemple, avant je portais un afro et un collègue s’est permis de mettre sa main dans mes cheveux. Le truc insupportable ! Je n’avais pas su réagir, et ça m’avait marquée. Quand je suis rentrée chez moi j’ai mal dormi, je me demandais –mais comment il a osé faire ça – et pourquoi je n’ai pas réagi. Donc j’ai noté l’événement sur mon journal, et dans la page à coté, je me suis penchée sur comment j’aurais pu m’organiser pour qu’il n’ait même pas l’idée de le faire, et comment j’aurais pu, par la suite, le stopper. La situation sur une page, une stratégie alternative sur l’autre. J’ai fait ça pour chaque situation où je me sentais impuissante. J’ai donc commencé à proposer ces stratégies à mon entourage. A leur dire de me raconter un problème rencontré au travail, et moi derrière, je « stratégisais » la situation. J’ai vu que ça marchait vraiment bien. Du coup mes amis m’ont adressée à d’autres personnes et c’est comme ça que j’ai décidé de me professionnaliser et que NKALI est né ! Ce qui est intéressant c’est que j’ai pu transformer des situations où j’étais impuissante en un savoir de lutte. Je pars de mon vécu et j’en dégage des théories, des lois scientifiques. A chaque fois qu’une cliente fait appel à moi, je regarde dans ce fameux cahier si j’ai déjà vécu la situation qu’elle me décrit.

Dans quel mouvement vous vous inscrivez ? Êtes-vous partie en premier d’un constat raciste ou sexiste concernant notre société ? Ou les deux en même temps ?

Pendant longtemps je n’ai pas eu de conscience féministe. Ce que je vivais pour moi était plutôt raciste. Plus tard, j’ai fait mon éducation féministe sur twitter. Les personnes qui m’ont inspirés ont été surtout Mrs Roots, celle qui a écrit Comme un million de papillons noirs, femme résolument afroféministe. C’est avec elle et avec la collaboration aussi de Po B. K. Lomani qu’on a organisé ma première expérience de coaching, en 2016, « Femmes noires et travail ». En me retrouvant avec une vingtaine de femmes je me suis rendue compte que c’était une expérience vraiment pathogène, douloureuse. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose. Ce rendez-vous ça a été un vrai déclic.

Quelle est la fréquence de vos rencontres avec ces femmes ?

Si j’arrive à en faire une par mois c’est bien. Ça me demande vraiment beaucoup de boulot. En dehors de mes workshops, je fais aussi des coachings interpersonnels. Là je commence à développer une activité en entreprise et je propose des formations sur comment des réflexes racistes peuvent se développer en entreprise. Ce sont des employeurs, des employés qui m’appellent. Ils suivent mon parcours sur twitter et ils me sollicitent si besoin.

Où vous vous retrouvez ?

J’ai des amis formidables. Parfois ils me prêtent des salles. Mes amis c’est ma vie !

Vous êtes combien en moyenne lors des workshops ?

Entre 15 et 20. Mais je vais aller vers quelque chose de plus intimiste. Je souhaite que tout le monde prenne la parole, parce que le but c’est de se mettre au centre. Et le fait d’être ensemble crée une émulation. On pourrait se demander est-ce que mes workshops fonctionnent comme des groupes de parole. Je dirais oui et non. Bien sûr que tu vas prendre la parole et raconter ton histoire, et écouter celle des autres, mais tu vas aussi t’armer. Parce que mon but c’est de faire repartir toutes les femmes avec la réponse à cette fameuse question : qu’est-ce que je fais lundi au travail. Mes workshops sont extrêmement pragmatiques. Par exemple, concernant la micro agression tu vas partir avec un carnet de répertoires de punchlines, une sorte de boite à outils. Il faut que ce qui a été dit dans le workshop soit tout de suite applicable.

Comment pouvez-vous comprendre, dans certains cas de discrimination, si c’est parce que c’est une femme ou une femme racisée ?

J’arrive à comprendre ces cas, car ils font écho à d’autres situations. On pourra dire ce qu’on veut, mais les personnes racistes et sexistes, ne sont pas inventives. Il y a peu de situation inédites dans le sexisme ou dans le racisme, parce qu’elles font souvent appel aux mêmes mécanismes. Ce sont des personnes qui n’innovent pas. Il ne faut pas oublier qu’on connait mieux l’oppresseur que ce qu’il  se connait lui-même.

Qui sont les femmes que vous rencontrez ?

Il y a l’étudiante, la personne qui travaille au Mac Do, l’avocate, l’informaticienne : j’ai des profils extrêmement divers et variés. Mes clientes vont de 20 à 50 ans. Concernant les origines c’est le melting-pot. J’ai évidemment des clientes noires, asiatiques, arabes. Je suis trop fière de ça ! Je trouve par contre qu’il faut des rendez-vous spécifiques pour les femmes noires car la négrophobie c’est quelque chose de particulier, c’est-à-dire qu’elle est exercée par toutes les autres communautés. Donc c’est important que des femmes noires puissent se réunir entre elles.

Quels sont les conséquences de l’auto-censure et du silence auprès de ces femmes ?

Premièrement ce silence a des conséquences psychologiques. Quand un collègue dépasse les bornes, que tu ne réponds pas et que ça ne te fait pas dormir la nuit, c’est déjà grave. Et cet inconfort peut se manifester tous les jours. Donc tu perds confiance en toi au travail et tu te sens incapable de réaliser des choses. Puis il y a le coté physique. J’ai des clientes qui ont commencé à perdre leurs cheveux à cause du stress, qui ont des problèmes d’ulcère, de burn-out. Ce qu’il faut dire aussi c’est que se battre a des conséquences. Il s’agit de savoir avec quelles conséquences on est OK dans notre cœur, lesquelles on accepte. Parce que quand on se bat il faut s’attendre à ce que la personne en face riposte, et pour ça il faut être très au claire avec ce pour quoi l’on se bat. Nous sommes dans une putain de guerre ! Maintenant il faut savoir comment on lutte et comment on gagne, du moins, sa bataille personnelle.

Quel est le premier conseil que vous donnez à vos clientes?

Pour ce qui concerne les conseils que je donne, un des premiers est de ne pas s’isoler. En parler autour de soi. Dans les cas de harcèlement on assiste à un rétrécissement de notre monde. C’est-à-dire que quand on est harcelé on a l’impression que le monde ne se résume qu’à son lieu de travail et à son harceleur. Alors mon conseil c’est de chercher des portes de sortie, et une de ces portes de sortie peut être représentée par une amie, une mère, ou bien par une coach.  Il faut chercher des personnes qui ne sont pas dans le même cadre. Parce que contrairement à la personne qui vit la situation, elles auront la tête froide.

A quel niveau l’écoute permet à la parole de se libérer ?

Ce qui fait la différence entre moi et une coach blanche lambda c’est que je vais toujours croire et comprendre une personne qui me parle du racisme au travail. Car j’en ai fait l’expérience, je vais savoir exactement de quoi elle parle. Commencer une séance de coaching en disant à la cliente « moi je te crois » ça fait toute la différence.

Quels sont les exemples de chosifications et racialisation dont vous avez eu écho ?

J’ai une cliente asiatique, par exemple, qu’on appelait « la gheisha », mais il y a aussi d’autres cas d’orientalisation. Un phénomène récurrent que je rencontre c’est : un collègue blanc qui vient d’arriver dans la boite, qui gagne 500 euros de plus par mois par rapport à une ancienne employée racisée. J’ai un exemple plus concret, dont j’ai raconté l’histoire dans @jeudiautaf : une cliente qui travaille dans un contexte hyper masculin et qui fait l’objet de brimades. Je lui ai dit qu’à la première transgression qui était faite elle allait devoir hurler. On s’est donc entraînée à hurler au Jardin des Plantes, c’était marrant, les gens passaient et voyaient deux femmes noires en train de hurler. Je lui ai dit qu’il fallait qu’elle arrête d’être polie et gentille, car les gens  essaient toujours de repousser les limites de la colère en se disant : « elle ne va pas s’énerver plus que ça ». Alors que non, il faut crier sa colère et la crier fort ! Un jour au travail un de ces hommes s’est permis de lui donner un surnom comme « la panthère » ou un truc du genre, et elle s’est mise à lui hurler dessus « Tu ne m’appelles plus jamais comme ça ! Je ne m’appelle pas la panthère, j’ai un prénom, tu vas commencer par m’appeler par mon prénom, c’est fini ce manque de respect ! ». Crier a servi pour que le plus de monde possible l’entende et que ça ne recommence pas. Et ils ont arrêté de la faire chier. La loi de Murphy j’y crois beaucoup, et c’est celle qui dit que tout ce qui peut aller mal ira mal. Je travaille donc avec ce postulat et à chaque fois où j’imagine une stratégie pour une cliente, j’anticipe toutes les conséquences. Par exemple pour cette cliente en particulier, le collègue en face pouvait lui hurler lui aussi contre, lui dire qu’elle n’avait pas d’humour, la faire convoquer par les ressources humaines… Mais on avait tout prévu. Ce qui fait que quand ma cliente applique une stratégie, elle n’est pas désoeuvrée : pour chaque cas de figure qui se produit, elle a une solution !

Ça fait combien de temps que NKALI existe ?

Depuis février 2018. Je m’épanoui et je crois que j’ai trouvé mon métier pour les prochains 50 prochaines années. C’est une profession hyper cathartique. J’ai aussi beaucoup d’amour pour celles qui viennent me voir et que j’appelle mes « pépites ». Je suis quelqu’un de très sensible et empathique et j’ai toujours pensé que c’était un défaut, mais là j’ai trouvé le moyen d’en faire quelque chose. Quand elles ont des victoires ce sont comme mes victoires. Quand elles réussissent je suis toujours en pleurs, je crois que je ne m’habituerai jamais à ce sentiment de joie. Le seul inconvénient c’est le stress, le fait d’attendre les résultats du moment fatidique où la cliente a rendez vous avec elle-même. Je suis toujours en train d’attendre un appel. Et j’en ai en moyenne trois par jour. Quand je vous dis que c’est un inconvénient, c’est plutôt le sentiment d’impatience. Je suis dedans, avec elles, à fond !

Quelles sont les perspectives de NKALI ?

Un site internet se serait bien. Mais aussi un endroit où recevoir mes pépites pour les workshops. Quelque chose de cosy ou elles peuvent poser leurs affaires, discuter, où je leur offrirais du thé. Pour l’instant NKALI c’est une agence, mais il se peut que ça devienne une association. Je suis en constante mutation. La seule chose que je sais, c’est qu’évidement je continue.

Quel est le prix de vos workshops ?

Mes workshops sont payants car aucune subvention de l’Etat ne financerait quelque chose qui est en non-mixité. Mais j’ai la chance d’avoir des personnes fidèles. J’essaie d’avoir des prix attractifs et solidaires. Et celles qui peuvent payer le font. Avec les dons, je finance des places gratuites. Les femmes en grande précarité qui ont besoin de moi, peuvent directement me contacter. Une journée, par exemple, ne reviendra pas à plus de 50 euros.

Il y a quelque chose que vous aimeriez rajouter ?

Il est grand temps que nous les femmes racisées, prenons conscience de notre pouvoir de nuisance. Nous devons sortir de ce constat d’impuissance qui nous est imposé.  Et clairement, le silence qu’on s’impose ne nous protège pas.


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