Magazine Culture

(Note de lecture) Georges Drano, "La poussière retombée", par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

DSC_1483Georges Drano (Breton né en 1936, Languedocien d'adoption), auteur humble et exigeant. Il prend au sérieux, non lui-même, mais bien son activité poétique : ce qu'il publie n'est jamais là pour rien. Quand il juge son propre questionnement oiseux, ou partiel, ou transitoire, il s'abstient de faire lire. On peut donc être sûr, que, par principe, la moindre strophe de lui tiendra la distance (elle avalera l'obstacle qu'elle se donne), soutiendra le silence (les mots rassemblés le resteront quand la voix s'éteindra) et retiendra le temps (l'événement de la séquence aura la compacité d'une chose). Ce que son poème ajoute à la vie, même mystérieusement, la respecte et la renforce. Tout fragment de son œuvre est ainsi un effort accompli, qu'on peut négliger, mais non nier ; on peut discuter la clarté de ses réponses, non la précision de ses questions. Tout ce qu'il montre n'est peut-être pas distinct, mais l'auteur s'est assurément mis debout pour le faire voir. Et quand il se lève pour comprendre ce qu'il observe, il a toute son expérience sur lui ; pour cet homme, nous aborder avec ce qui l'a rendu meilleur est un devoir. Première page :
La poussière retombée
sur le chemin à mesure
que nous avançons
comment ne pas penser
au temps qui se défait
de nos présences

Un des signes de cette expression résolument directe (on ne commence que là où le déclic a eu lieu ; on parcourt les seuls éléments de sa mise en forme ; on arrête la phrase dès que la formulation perdrait de sa netteté), c'est la quasi-absence, dans son discours, d'adjectifs (et a fortiori d'adverbes) : dans la strophe citée, on n'a ainsi que « retombée » (d'ailleurs plus participe passé qu'adjectif) ; Écrire : « la poussière retombée », c'est s'en tenir à l'indication indispensable, à la sorte de mise en garde incorporée à la présence même des choses. On est ainsi juste priés de noter que l'infime, l'usé, le voltigeant, le pointillé, l'insignifiant, le poudreux, l'impur (bref, la poussière) ont aussi leurs destin et pesanteur propres. Réellement, chez Georges Drano, les très rares adjectifs sont sobres et vifs comme des points d'exclamation. S'il précise : « intime poussière », c'est pour déclarer : « Le dedans aussi s'érode ! ». « Un récit discontinu », c'est pour dire : « Une escouade de clins d'œil  ne fait pas un regard ! ». « La fugitive clarté » : « La lumière est à prendre ou à laisser ». « L'étroite ruelle » : « La plus belle voix du monde emprunte encore le chemin muletier du larynx » etc.
Dans cette autre strophe du recueil, pas d'adjectif du tout, car à ce quasi-autoportrait de la poussière, il n'y a rien à ajouter :
Elle efface les traces
et vient se joindre à l'oubli
Venue de nulle part
montent en elle le refus
et le désir d'attendre
Ô poussière liée à nos destinées
Tout est en effet dit ici de la source (inlassable, mais indécidable) de la poussière : l'émiettement du sec, les bribes d'une complexité perdue, l'haleine fétide du devenir ; de son ambiguïté : elle se détache de ce qui apparut avant elle, s'attache à ce qui disparaît sous elle ; de sa destination : né d'un effritement, d'un boycott de l'unité, le grain de poussière agglutine à sa surface, comme dans les nuages interstellaires, l'espoir d'atomes errants ; de son ambivalence : la poussière est une étreinte stérilisante, mais le pollen est une poussière d'avenir.
D'ailleurs, le « thème » de la poussière n'a rien de complaisant ni gratuit. Drano explore régulièrement les hybrides états de réalité (un philosophe dirait : les incidents ontologiques), dont la poussière (étrange écume sèche, véritable débris-grumeau de toute morphogenèse) n'est qu'un exemple.
Ce poète a ainsi, dans ce qui est peut-être son plus beau recueil (« Premier soleil sur les buissons », Rougerie, 2009) chanté l'écharde (qui est, suggère-t-il, une épineuse récolte, mais aussi une infinitésimale greffe de monde dans la peau) ; le buisson (qui est intimité sans intériorité, abri vaguement menaçant, plante se dérobant au paysage même qu'elle ponctue), ou la vendange (qui referme saisonnièrement la vigne nue, dépérissant sans fermenter, sur son inaltérable sobriété !) :
Ô vigne
Le temps se relève
sous nos pieds
et rattrape le verre
que nous tenons en main
(p. 37)
Ce très bref poème (édité par La Porte à ses habituelles dimension, périodicité et distribution, - singulières et attachantes), illustre bien l'énigmatique ténacité de langage de ce poète, et sa sorte de bienveillante profondeur : par exemple l'inséparabilité d'espace et de temps est particulièrement soulignée lors de l'auto-dissémination de la poussière, ne retombant qu'à la fois plus loin et plus tard ; ou encore, les mots eux-mêmes sont comme les débris pulvérulents, les grains démantelés d'un grand Logos, et sont pourtant aussi comme des chatons de poussière : des nids de fibres, de spores et de phanères où vient se réfugier le sens fragile ; les jérémiades lugubres du « tu redeviendras poussière » sont ici dépassées par l'idée que même la poussière ultime retombe, puisque la mort n'est pas un acte, n'a rien d'expiable, est innocente, et ne soulève donc sur son propre passage rien qu'on doive craindre .
Intime poussière
Jusqu'au seuil de la demeure
Où ce que nous cherchons
est un visage qui coule
son innocence dans le bois de la porte
il prend la lumière de nos errances
et retient ce qui nous éloigne
de toute certitude 
»
Laissant les snobs chercher l'or du temps (et planquer sa poussière sous le tapis), Georges Drano a fait audacieusement l'inverse : trouvant, avec la poussière, l'authentique grisaille du devenir, il reconstitue le tapis véritable de nos cheminements. Son œuvre est décisive, fraternelle, utilement inépuisable.
Marc Wetzel
Georges Drano, La poussière retombée, Editions La Porte, 2018 (4 euros le livret. Abonnement : 6 livrets trimestriels 22 euros port compris pour la France. Règlement à : Yves Perrine, 215 rue Moïse Bodhuin, 02000 Laon)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines