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(Anthologie permanente) Jean-Marie Gleize, "Trouver ici"

Par Florence Trocmé

Jean-Marie Gleize  Trouver iciJean-Marie Gleize publie Trouver ici, Reliques et lisières, aux éditions du Seuil.


IL FAUT CONSTRUIRE DES CABANES.
OUI, NOUS HABITONS VOS RUINES, MAIS.
OUI, CECI EST UN PROJECTILE.
J'UTILISE POUR ÉCRIRE LES ACCIDENTS DU SOL.
ALLER VERS UN ARBRE.
LA POÉSIE N'EST PAS UNE SOLUTION.
BOIRE UN OISEAU.
NOIR ÉCRAN.
MANGER UN POISSON DE SOURCE.

« À peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'elles-mêmes pour le laisser passer. »
   Alors j'ai cru que ta direction du vent avait changé,

que la direction du vent dans le monde avait changé, mais il n’y avait plus de vent
ou bien que le monde était désorienté, qu'il n'y avait plus de 
rampes entre les nuages et les sommets couverts d'arbres et de rochers,
maintenant je marche à l'intérieur du couloir, à l'intérieur du
sommeil, je marche et je suis comme ces nuages de poussière ou
de sable noir ou comme ces feuilles d'arbre

et c'est dans tous les sens que le vent ne souffle pas, il tourne sur lui-même
il fait tomber des branches c'est tout, il transporte le sable d'un bout à l'autre des terrains vagues
   - dans le bassin les bateaux de bois vont d'un bord à l'autre
   en quelques secondes sans se toucher

et je suis loin ici, dans la province de l'eau noire et grise, sur les chemins du lac
le lac de Wuhan, l'eau brune et grise du lac de Wuhan de plus en plus dans le fond, à l'est, invisible, mais tout dépend de l'endroit où l'on se trouve autour de ce bassin circulaire, le vent tourne en petites rafales sèches et les morceaux de bois creusés viennent se cogner et se cogner contre la courbe et quelques feuilles se poser à la surface de l'eau,
c’est ici   et le vent ne souffle pas, il tourne  et tu m’attends en regardant comment au bout de la jetée les yeux perdus dans la mer   mais c’est le bassin et l’eau qui tremble et le vent qui tourne en silence fait voler le sable jusque dans tes yeux.
(1. La politique des ronces)
1. Temps réel
Quand on apprend à parler on commence des phrases, on lance des mots. Parfois elles se cassent, parfois ils tombent. On ne fait rien ensuite pour tout recoller dans l'ordre.
L'enfant regarde sur le sol tous ces fragments cassés et il les replace à partir de quelques désirs. Maladie chronique et incurable. La grammaire nous fatigue, elle capte l'énergie, il faudrait plonger à la verticale dans le dictionnaire comme dans un puits. Un jeu d'enfant en territoire hostile (société, production, commerce, banques). Maintenir l'absence de réponse, ou les fausses réponses, ou les réponses à côté (poésie).
: « vous partirez un peu comme mourir », et je ne sais pas si je partirai un peu ou si ce sera un peu comme mourir. On part un peu, comme on meurt, lentement, invisiblement. Le ralenti n'existe pas, c'est le temps réel. Partir vraiment, comme mourir. Le temps n'existe pas, elle tourne (la terre) si insensiblement qu'on la dirait immobile. Le souffle dans les phrases, on ne le voit pas.
La grammaire fait partie de la nature. Le lexique est planté un peu partout en touffes et massifs. On ne voit pas non plus l'herbe pousser. Je connais cette rivière. Le climat change très souvent, il est silencieux mais il peut taper aussi contre les murs ou les rochers, faire un bruit sourd, lancer tout contre nous, notre peau fragile et nue.
S'il y a de la poésie c'est à cause de la fausse musique et des meubles en carton qu'ils ont mis un peu partout pour nous faire croire à des choses (ou à des idoles). Opposer quelques barricades (sonnets en prose, en acier, en métal rouillé, politiques), photographier le sol, les accidents du sol, dresser des listes, de simples listes. Tenir, ne pas se laisser impressionner par leurs mélodies stupides et inconsistantes.
Une autre façon de ne pas s'abandonner au stupéfiant lyrique, aux drogues douces ou dures de la poésie en sachets, c'est de faire des trous (creuser, trouer). Ou bien encore de « parler aux arbres ».
J'ai deux arbres, ils sont géographiquement éloignés l'un de l'autre mais chaque fois que je vois le premier l'autre est présent ; puisqu'ils sont deux nous (eux et moi) sommes trois, et lors de chaque rencontre un seul (à nous trois). Une simplification. Un rituel.
... à creuser des trous (à parler aux arbres, à tourner autour, à fermer les yeux en descendant à la rivière, à collectionner les mots). Cet enfant est un enfant, ce chien est un chien, ce jardin un jardin, et cet arbre un ou deux arbres ou bien moi, on creuse jusqu'à trouver de l'eau, du sel et de l'or et le passé, c'est à la fois un jeu et un travail, un exercice. Une histoire de vie et de mort (à la fin on est enterré). On commence et on continue sans programme, on improvise (slalom entre les obstacles), on apprend à creuser en creusant.
Il semble qu’il suffit d’y croire et d’y penser fortement, c’est-à-dire précisément, alors le brouillard se dissipe et c’est finalement ça qui arrive. A quoi ça sert ?
Pas pour se cacher, non. Au contraire.
   A Tarnac, le 7 mars 2016
Jean-Marie Gleize, Trouver ici, Reliques et lisières, Seuil, 2018, 224 p., 20€, pp13 à 21. sur le site de l’éditeur
Dans Poezibao :
Sorties (par A. Malaprade), un entretien avec Philippe di Meo.


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