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Wilfried N'Sondé : Un océan, deux mers, trois continents

Par Gangoueus @lareus

Wilfried N'Sondé : Un océan, deux mers, trois continents

Blaise Ndala, écrivain basé au Canada, auteur des deux romans passionnants depuis l'Ontario frais, croque sa lecture du roman du congolais Wilfried N'Sondé, Un océan, deux mers, trois continents. Pour ce chef d'oeuvre, l'auteur vient de recevoir à Genève le Prix Kourouma 2018. Avis d'un connaisseur que nous remercions pour cette première contribution sur le blog Chez Gangoueus.


C'est le poète d’origine haïtienne et fondateur de Mémoire d’encrier, Rodney Saint-Éloi, qui le premier m’en a parlé. « Un grand roman », gloussait-il, l'œil brillant. Il venait d'en acquérir les droits auprès d'Actes Sud, faisant ainsi traverser un océan de plus à ce récit offert à notre curiosité avec le souffle irrésistible des grandes tempêtes. Je parle ici de ces tempêtes d'émotions qui, portées par une histoire elle-même servie d’une plume poétique et ardente, font valser l'Histoire, et nous avec.

La petite histoire, celle dont s’empare l’auteur du Cœur des enfants léopards (Prix des Cinq continents de la Francophonie 2007), livre au lecteur le destin du premier ambassadeur africain au Vatican. Arrivé à Rome en 1608, Nsaku ne Vunda est ce diplomate au destin hors du commun que la marche du temps a envoyé dans les limbes, ne laissant à la postérité que le bien nommé « Nigrita », statue de marbre noir que l’on trouve à la Basilique Sainte-Marie-Majeure de Rome.

Du pays du fleuve et de l’innocence perdue 

L’ambassadeur qui reprend vie et retrouve la voix sous la plume de Wilfried N’Sondé, naît en 1583 à Boko, au cœur du Royaume Kongo, cette monarchie créée par neuf matriarches dans une région de marais que traverse le grand fleuve. Orphelin, il est recueilli par des parents adoptifs avant de fréquenter l’école des missionnaires portugais de Mbanza Kongo.
Ordonné prêtre catholique, Nsaku ne Vunda devient Dom Antonio Manuel. Pieux, dévoué, tout dédié à sa petite communauté, le jeune religieux doit interrompre la construction de l’église de son village pour rejoindre Luanda. Dans ce cœur du pouvoir temporel aux allures de nid d’intrigues, loin de Boko la paisible, le roi Alvaro II qui l’a convoqué lui signifie sa nomination surprise doublée d’une mission pour le moins cruciale : à titre d’ambassadeur auprès du Saint-Siège, il est investi du mandat secret de convaincre le pape Clément VIII d’interférer auprès des monarques d’Europe afin que soit aboli l’esclavage. Dire que ce fléau qui prospère en pays kongo depuis l’étrange virage pris par les relations kongo-portugaises en inquiète plus d’un, relèverait de l’euphémisme :
« Les revenus générés par le commerce des esclaves, voilà ce qui tuait le Royaume des Bakongos. Il était révolu le temps où la prospérité était le fruit du dur labeur, en conformité avec l’enseignement de celles qui avaient créé le Kongo. »
Embarqué sur Le Vent Paraclet du capitaine Louis de Mayenne qui se sert du profit comme d’autres d’une boussole, le prêtre est loin de se douter que ce navire censé le conduire jusqu’à Rome est en réalité un bateau négrier faisant cap sur les côtes brésiliennes.
N’Sondé nous livre alors l’odyssée hallucinante d’un personnage pétri d’humanité, s’abreuvant autant aux sources de l’Évangile qu’à la sagesse des Anciens. Si son statut lui épargne le pire à bord du navire dont les cales bourrées d’esclaves sont transformées en enfer - tandis que les membres de l’équipage tutoient l’indicible -, le chemin de croix du disciple du Christ est un long tunnel sans issue. À défaut de voler au secours des victimes de la folie du Vent Paraclet, son ardeur à aller jusqu’au bout de sa mission ne sera jamais mise en sourdine. Il y va de la fin du commerce triangulaire, se dit-il. 
Du bassin du Kongo à une Espagne livrée à la Sainte Inquisition catholique en passant par le Nouveau Monde, la seule lumière qui éclaire la route du prêtre porte le visage de Martin, un jeune mousse français rencontré sur le bateau, dont il dit qu’il est « mon phare dans la tourmente, mon seul ami ». Martin qui traîne un lourd secret dont l’Africain deviendra l’unique dépositaire, est aussi celui qui ragaillardit un Nsaku ne Vunda flageolant, lui qui cherche en vain la Main de Dieu là où le Mal s’est mué en religion. Lorsqu’enfin il est accueilli à Rome, c’est porté par le cri sourd de toutes les victimes des ignominies dont il a été témoin, que l’émissaire du roi Kongo va signer, non sans panache, l’acte final de son voyage au bout des ténèbres humaines.

Loin des lieux communs 

Rouvrir les pages de l’esclavage en 2017, après des textes de belle facture à l’image de La saison de l’ombre de Leonora Miano, ne va pas sans chausse-trappes. N’Sondé les aura surmontées avec brio, lui qui a voulu placer sa biographie romancée au registre de l’universel : là où l’on (re)découvre le fameux Homo homini lupus est de Plaute. Car ce que l’auteur nous suggère avec la voix d’outre-tombe de « Nigrita », c’est que les temps changent, sans changer l’humain.
Convoquer les pages sombres du passé comme un jeu de miroir aux combats du présent, loin du « sanglot de l’homme noir », tel est le pari réussi par N’Sondé pour ce récit maritime dont la justesse du ton le dispute à la puissance du verbe. Des mers du commerce triangulaire aux places boursières où les requins de la finance jouent les artificiers en col blanc, semble nous rappeler le romancier, se perpétue une guerre asymétrique vieille comme le monde. Les creuseurs des mines du Katanga vous le diront. Les filles de joie des bordels de Saint-Pétersbourg aussi.
Wilfried N'Sondé : Un océan, deux mers, trois continents
Sur un sujet où faits historiques et mythes n’en finissent pas de s’entrechoquer, renvoyer dos à dos la lâcheté du pouvoir politique, la cruauté de l’hydre économique et la félonie d’un (dés)ordre religieux empêtré dans le dogmatisme et la concupiscence, n’est pas le moindre des mérites de ce texte qui se lit le cœur serré, mais non sans délectation. Une œuvre intemporelle, ai-je fini par répondre à mon ami poète.Une critique de Blaise Ndala, écrivainpour le blog Chez Gangoueus
Wilfried N'Sondé : Un océan, deux mers, trois continentsEditions Actes Sud / Mémoire d'Encrier, première parution en 2018Prix Ahmadou Kourouma 2018

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